Dans quelle mesure la représentation de la folie féminine dans la littérature contemporaine peut-elle remettre en question les préjugés à l’égard de la place de la femme ?
Nous allons nous pencher sur cette question en nous référant à trois œuvres contemporaines : "Le bal des folles" de Victoria Mas, "Le Ravissement de Lol V. Stein" de Marguerite Duras et "Suzy Storck" de Magali Mougel selon une chronologie qui suit le temps de l’histoire narrée. Celles-ci nous exposeront à trois formes de folies différentes, notamment l’hystérie, la dépersonnalisation et la dépression post-partum. L’objectif ciblé de cette analyse est de pouvoir trouver un fil conducteur commun entre ces œuvres, qui servira à justifier une représentation de la folie perçue comme un régulateur social.
Pour appréhender cette problématique, nous devrons établir des rapprochements entre littérature, sociologie et langage. Ainsi nous nous baserons surtout sur des conférences données par Michel Foucault, et des théories sociologiques d’Erving Goffman en rapport avec la stigmatisation, la folie et l’interaction sociale.
Même si les auteures de ces œuvres n’indiquent pas forcément adopter une vision féministe dans leurs travaux, il nous faudra admettre la présence de certaines idées qui semblent appeler à une volonté globale d’émancipation de la femme. De ce fait, je me référerai entre autres à une thèse écrite par Morag Fallows qui a pour sujet : "Women and Madness : an exploration of why women are commonly labelled as mad". L’étudiante graduée en Sociology and Social Policy y développe de façon ciblée la problématique de la surreprésentation de la femme dans le domaine de la folie.
Enfin, pour revenir à l’aspect littéraire de l’analyse, le choix d’un corpus primaire basé sur le genre de la fiction est volontaire afin de mettre en avant sa capacité de persuasion et d’évasion. Nous verrons, à travers les « mondes possibles » évoqués par Nelson Goodman et les caractéristiques de la fiction établies par Jean Marie-Schaeffer, que la fiction peut être un labyrinthe où l’on se perd ou dans lequel on se découvre. Il s’agira donc de considérer la fiction outre son aspect de divertissement comme un outil de compréhension capable d’ouvrir les portes de mondes inconnus au lecteur et de faire naître en lui un intérêt pour des débats qui restent encore actuels.
Inhaltsverzeichnis
1 La folie au fÉminin
2 Le bal des folles: un systÈme arbitraire dans l’œuvre de Victoria Mas
2.1 Le bal des illusions
2.2 L’asile, entre refuge et emprisonnement
2.3 Le patriarcat au XIXe siÈcle
2.4 La littÉrature en tant que remÈde
3 A la recherche du bonheur dans Le Ravissement de Lol V.Stein de Marguerite Duras
3.1 Femme fascinante ou objet d’Étude
3.2 DerriÈre l’apparence d’une femme ordinaire
3.3 Le bonheur rÉside dans la dÉraison
3.4 La folie d’Écrire
4 Suzy Storck, une maternitÉ par obligation dans l’œuvre de Magali Mougel
4.1 L’engrenage du quotidien
4.2 MÈre à tout prix
4.3 «MÉdÉe contemporaine»
4.4 L’exposition de la vie privÉe
5 CONCLUSION
6 BIBLIOGRAPHIE
La folie au féminin
D’après Michel Foucault, « Il n’y a pas de sociétés sans folie ; pas de culture qui ne fasse, dans ses marges, place à des gens qu’on appelle, en somme, des fous. »1. Cette citation nous introduit à deux notions clés associées au thème de la folie : la société et la marge. La folie serait une conception fondamentalement liée à la société, puisque c’est elle qui décide de l’entrée d’un individu dans ses marges sociales, c’est-à-dire d’étiqueter une personne comme étant déviante. Il s’agirait en poursuivant avec la pensée de Foucault d’un « […] principe de classement et d’organisation […] entre deux régions de l’existence : la raison et la déraison. »2. On notera que la « raison » est une notion toute aussi abstraite que la folie, puisqu’elle dépend aussi de la société dans laquelle nous nous trouvons ; par exemple si le cannibalisme est encouragé dans une culture, il peut être synonyme de folie, de déraison, dans une autre civilisation qui l’interdit.
La folie serait donc un outil social permettant d’organiser une communauté en écartant les individus qui ne correspondent pas aux normes établies de ceux qui le font. La polysémie de la notion découle donc du fait qu’elle est abordée différemment selon les communautés, les époques et les normes qui y sont établies. Ce qui nous intéresse cependant, c’est de comprendre pourquoi la femme a été plus souvent montrée du doigt comme étant « folle » que l’homme en Europe occidentale. Aujourd’hui encore, il suffit de taper « bitches are crazy » en anglais, qui insinue que « les femmes légères sont folles » dans la barre de recherches du réseau social « Twitter » pour se retrouver en face d’une déferlante de tweets expliquant pourquoi les femmes en général sont folles. Outre le fait qu’on associe la femme à une « fille facile », on fait circuler l’idée que chacune possède des troubles mentaux. Ne serait-ce donc pas par pur hasard que le mot « folie » soit un substantif « féminin » ? La vision que l’on a de celle-ci et qui la lie souvent à la femme découle de tout un acheminement historique ; nous nous contenterons d’évoquer brièvement à titre d’exemples : la chasse aux sorcières et la notion d’hystérie.
Si la chasse aux sorciers visait les deux genres, hommes et femmes, nous nous souvenons surtout des « vilaines sorcières » plutôt que des sorciers. Il s’agit d’une image qui reste ancrée dans l’imaginaire populaire ; lors des bals costumés, les petites filles peuvent se déguiser en sorcières, alors que l’équivalent masculin est plutôt le déguisement du magicien. Dès lors on note un déséquilibre, puisque la sorcière est souvent connotée péjorativement, décrite comme « vilaine », laide physiquement et moralement, alors que le magicien est admiré et élégant. Il est aussi intéressant de noter, comme le fait Christine Planté dans la préface de Sorcières et Sorcelleries3, qu’au sein de la littérature pour enfant, on retrouve cette inégalité entre nombre de sorciers et nombre de sorcières en se rendant compte de la quantité d’ouvrages écrits sur la version féminine. À titre d’exemple on peut aussi citer des œuvres récentes comme Cornebidouille, écrite par Pierre Bertrand et publiée en 2003 où l’on retrouve une sorcière qui était « laide, elle ne sentait pas bon, elle avait du poil au menton »4, ou le récit Ah! Les bonnes soupes de Claude Boujon publié en 1994 qui raconte le rêve de devenir belle d’une sorcière qui échoue. De nos jours, la série télévisée américaine développée par Roberto Aguirre-Sacasa sur Les Nouvelles Aventures de Sabrina, qui est diffusée internationalement sur le service «Netflix» est un exemple parmi d’autres pour montrer comment l’image de la sorcière au nez crochu et vilaine d’apparence a été remplacée par celle de « jolies » femmes, en l’occurrence une jeune fille blonde qui ne montre aucun stigmate visible. Quelques artistes ont beau modifier certains aspects stigmatisants de la représentation de la sorcière, il ne faut tout de même pas oublier qu’elle reste une création de l’homme puisqu’elle se base sur des faits historiques pouvant être comparés à un véritable «génocide» qui a touché surtout les femmes jugées majoritairement par le sexe opposé: juristes ou médecins, parfois sur de simples suppositions.
Remontons donc dans le temps et concentrons-nous à présent sur la chasse aux sorcières qui débute vers la fin du Moyen Âge pour perdurer jusqu’au XVIIe siècle. Une enquête a démontré que 80% des condamnés à mort lors de grands procès en Europe étaient des femmes5. Si l’on s’appuie sur les causes de ces condamnations, on remarque comme le fait Christine Planté, que souvent il s’agissait de crimes en lien avec la reproduction, la faculté de donner naissance ou d’ôter la vie ou la sexualité ; « naturellement » il s’agit selon la société de ce temps et encore aujourd’hui de pratiques qui font surtout partie du domaine de la femme. L’importance de la manière dont une société est organisée refait donc ici surface, puisqu’elle régit les appréhensions que l’on a sur les différents sexes. Aussi, on se fondait beaucoup sur les discours des démonologues qui revendiquaient un lien entre le Diable et la femme ou celui de médecins qui accusaient leur faiblesse physique et mentale. Il est important de clarifier que tous ces préjugés sont issus d’hommes qui ont su faire circuler leurs idées sans grands fondements, puisque la femme reste longtemps un sujet mystérieux qu’ils ont tenté de déchiffrer par différentes suppositions. Il ne s’agit pas de nier les progrès acquis grâce à ces médecins, mais de dénoncer le fait que leurs paroles aient été trop souvent glorifiées sans être remises en question, entraînant de véritables crimes contre l’humanité trop souvent passé sous silence.
En 1878, Ernest Charles Lasègue affirmait: « La définition de l’hystérie n’a jamais été donnée et ne le sera jamais. Les symptômes ne sont ni assez constants ni assez conformes, ni assez égaux en durée et en intensité pour qu’un type même descriptif puisse comprendre toutes les variétés »6. Cette citation est connue et beaucoup reprise lorsqu’il est question de définir cette maladie. Elle en dit long sur la difficulté qu’ont eu les médecins pour la classer dans une catégorie spécifique. Désormais, lorsqu’on entend le mot « hystérie », on pense à Freud ou à Charcot qui ont beaucoup travaillé sur le sujet et dont certaines patientes sont devenues célèbres telles que Dora pour le premier ou Augustine en ce qui concerne le second. Néanmoins, cette catégorie médicale est l’une des plus anciennes à avoir existé comme l’explique l’historienne Aude Fauvel dans une émission pour « France Culture ». On pensait, comme indiqué dans l’étymologie du mot, que la source de cette pathologie venait de l’utérus et était donc exclusivement une maladie de femmes liée au dysfonctionnement de cet organe. Ce n’est qu’après les avancées de Charcot dans le domaine, à partir des années 1880, que les points de vue vont changer et que l’on va s’apercevoir que des hommes peuvent aussi la contracter puisqu’il s’avère qu’elle se situerait au niveau du cerveau et des nerfs. On garde à cette époque cependant encore l’idée que la femme est plus susceptible de souffrir de cette pathologie car, comme le rapporte Aude Fauvel, on croyait toujours qu’« elles [étaient] censées être un petit peu inférieures, avoir un organe cérébrale moins efficace »7. Lorsque Charcot insinue que les hommes aussi en sont touchés, on fait allusion à des hommes efféminés ou faibles. C’est après s’être aperçu que des soldats de la première guerre mondiale présentaient des signes d’hystérie que l’on a cessé de poursuivre ces idées, puisqu’on ne pouvait pas étiqueter ces militaires comme étant « féminins ». Dès lors est intervenu l’idée de la cause d’un post-traumatisme comme facteur déclencheur. De nos jours on associe les symptômes de l’hystérie à des pathologies comme la mégalomanie ou comme des effets issus de traumas psychiques.
Bien que nous n’ayons que frôlé de manière restreinte ces deux sujets qui sont toujours source de débats à l’heure actuelle, on en retiendra que dans les deux cas, lors des procès contre les sorcières ou lors des premiers diagnostics de l’hystérie, l’idée qui prime et qui remonte à l’antiquité est celle selon laquelle la femme est biologiquement et mentalement inférieure à l’homme et donc plus sujette à des épisodes de « mélancolie »: terme qui désignait déjà les épisodes de névroses au Moyen Âge que l’on appellera hystérie plus tard. Cette altérité entre homme et femme a depuis toujours fasciné les artistes ; on peut citer des personnages légendaires comme l’Electre d’Euripide qui par ses plaintes et lamentations à répétition démontrait l’excès de passions qui découlait de la femme ou encore la Mélusine de Jean d’Arras en 1393 qui était un personnage féminin incarnant la représentation de la femme mystérieuse dont les secrets attisent la curiosité de l’homme et l’horripilent en même temps.
Dans quelle mesure la représentation de la folie féminine dans la littérature contemporaine peut-elle remettre en question les préjugés à l’égard de la place de la femme ?
Nous allons nous pencher sur cette question en nous référant à trois œuvres contemporaines : Le bal des folles de Victoria Mas, Le Ravissement de Lol V. Stein de Marguerite Duras et Suzy Storck de Magali Mougel selon une chronologie qui suit le temps de l’histoire narrée. Celles-ci nous exposeront à trois formes de folies différentes, notamment l’hystérie, la dépersonnalisation et la dépression post-partum. L’objectif ciblé de cette analyse est de pouvoir trouver un fil conducteur commun entre ces œuvres, qui servira à justifier une représentation de la folie perçue comme un régulateur social.
Pour appréhender cette problématique, nous devrons établir des rapprochements entre littérature, sociologie et langage. Ainsi nous nous baserons surtout sur des conférences données par Michel Foucault, et des théories sociologiques d’Erving Goffman en rapport avec la stigmatisation, la folie et l’interaction sociale.
Même si les auteures de ces œuvres n’indiquent pas forcément adopter une vision féministe dans leurs travaux, il nous faudra admettre la présence de certaines idées qui semblent appeler à une volonté globale d’émancipation de la femme. De ce fait, je me référerai entre autres à une thèse écrite par Morag Fallows qui a pour sujet: Women and Madness : an exploration of why women are commonly labelled as mad. L’étudiante graduée en Sociology and Social Policy y développe de façon ciblée la problématique de la sur-représentation de la femme dans le domaine de la folie.
Enfin, pour revenir à l’aspect littéraire de l’analyse, le choix d’un corpus primaire basé sur le genre de la fiction est volontaire afin de mettre en avant sa capacité de persuasion et d’évasion. Nous verrons, à travers les «mondes possibles» évoqués par Nelson Goodman et les caractéristiques de la fiction établies par Jean Marie-Schaeffer, que la fiction peut être un labyrinthe où l’on se perd ou dans lequel on se découvre.
Il s’agira donc de considérer la fiction outre son aspect de divertissement comme un outil de compréhension capable d’ouvrir les portes de mondes inconnus au lecteur et de faire naître en lui un intérêt pour des débats qui restent encore actuels.
1 Le bal des folles: un système arbitraire dans l’œuvre de Victoria Mas
C’est après avoir visité les locaux de la Salpêtrière que Victoria Mas commence à s’intéresser à son histoire et aux évènements qui s’y sont déroulés dans le passé. Elle est tout de suite interpellée par le phénomène du « le bal des folles ». Il s’agit d’un évènement annuel qui se tient au sein de l’hôpital au XIXème siècle ; on organise un bal dans la salle de l’hospice et « le tout-Paris venait voir ces femmes, donc une fois par an comme une sorte de zoo humain, de divertissement un peu incongru et un peu gênant »8 dit-elle. Charcot lui-même, qui est aussi illustré comme personnage de fiction dans le roman, avance que selon lui ces soirées relèvent de l’exhibition et préfère ne pas y participer.
Le bal marque l’apogée du récit, le lecteur se met à tourner les pages avec hâte pour pouvoir lui-même découvrir les secrets que cachent cet évènement dont l’appellation attise la curiosité. Ce roman de fiction se réfère donc à des évènements réels et l’écart temporel qu’il y a entre le temps des faits et celui de l’écriture est d’autant plus intéressantque l’auteure du XXIe siècle les rapporte avec une vision contemporaine. On y découvre le quotidien de femmes aliénées traitées pour hystérie qu’on appelle «les filles de Charcot» sous une nouvelle dimension.
Il s’agira dans cette partie de déceler la dénonciation faite d’une société et d’une psychanalyse patriarcales à travers les diagnostics, les jugements et les enfermements arbitraires. Enfin, l’auteure, à travers une mise en abyme de la littérature accentue la fonction libératrice de la lecture et de l’écriture et lance un appel à la tolérance.
1.1 Le bal des illusions
Nous sommes au XIXème siècle, « le siècle de la dansomanie »9 selon Jean-Claude Yon. Le bal est une fête à la mode à cette époque et fait partie des loisirs de la société. Il est cependant inutile de dire que « le bal des folles » se distingue de ces autres fêtes, non pas par les évènements qui s’y déroulent, car nous verrons que les appréhensions sont vite remises en question, mais par l’intention qui pousse les invités à s’y rendre. Il ne s’agit pas de préparer des alliances matrimoniales, mais d’observer des femmes que l’on n’a pas l’opportunité de rencontrer en ville : les «folles» de la Salpêtrière. Dès que les invités arrivent, un contraste se crée entre eux et le monde de l’hôpital : « les silhouettes des couples sont apprêtées »10 et ne s’accordent pas « à la décoration modeste »11. Ils cherchent du « champagne, sans en trouver »12 et doivent « se contenter, au mieux, de sirop d’orgeat »13. Le champagne, symbole d’une classe sociale aisée, s’oppose au sirop d’orgeat que l’on servait à cette époque surtout aux jeunes gens et aux femmes. On est face à un choc entre deux univers, la rencontre des internées avec la société qui les a exclues.
[…] ce bal vaut toutes les pièces de théâtre, toutes les soirées mondaines auxquelles ils assistent habituellement. Le temps d’un soir, la Salpêtrière fait se rejoindre deux mondes, deux classes, qui sans ce prétexte, n’auraient jamais de raison, ni d’envie, de s’approcher.14
Ce passage évoque le parallèle qui peut être perçu entre le bal et une pièce de théâtre. Cette ressemblance est d’ailleurs d’autant présente que les aliénées sont toutes déguisées alors que les invités sont comme nous l’avons mentionné: « apprêtés »15. La femme malade devient l’équivalent de la comédienne qui se met en scène devant un public; formé ici par les convives. Il y a toute une isotopie du regard qui prouve cet argument dans le récit. N’oublions pas que le mot « spectacle » est étymologiquement lié au latin spectaculum qui vient de spectare et veut dire « voir ». Lorsque les invités parlent entre eux avant le commencement du bal, par exemple, ils utilisent beaucoup de verbes de perception : « Croyez-vous que l’on puisse les regarder dans les yeux ? »16 ; « Je serais curieuse de voir à quoi ces fameuses crises d’hystérie ressemblent »17 ; « J’en ai vu des absolument repoussantes »18. Le décor de la scène est donc planté, et cette métaphore nous fait penser à la fonction du fou au XVIe siècle. Michel Foucault évoque le fait qu’en ce siècle, le fou « est celui qui se prend pour un autre »19, en expliquant que « ces épisodes de folie se combinent à des péripéties où il est question de déguisements […] Mais tout ce jeu extrêmement complexe n’aboutit qu’à un résultat : faire surgir la vérité plus profonde et plus cachée […] La folie fait voir l’invisible. »20 On suit donc ici une tradition carnavalesque, puisque cette fête était qualifiée au moyen âge de «fête des fous»21. L’invisible qui est révélé au fil des pages, est celui des vices des convives, représentant une société aisée, qui n’arrive pas à réfréner son excitation. Les aliénées cependant, bien qu’elles soient toutes déguisées et qu’on attend d’elles qu’elles jouent leur « rôle » de folles par n’importe quel geste déplacé, vont interpeller les invités par la normalité de leurs comportements. On peut citer: « […]les filles de Charcot partagent une aisance et une normalité qui étonnent. On imaginait aussi des costumes grotesques et des airs de bouffonnes, et l’on se surprend de cette prestance digne de comédiennes de théâtre.»22 Le topos de la fête costumée est donc détourné, on ne retrouve plus le «grotesque» attendu du personnage du fou comme inscrit dans l’imaginaire médiéval. Néanmoins, l’auteure compare dans cette phrase leur prestance à celle de «comédiennes de théâtre» et en continuant cette métaphore filée, on est amenés à se demander dans quel sens les protagonistes sont en train de se représenter. Une interprétation peut être faite à partir d’une théorie d’Erving Goffman sur la métaphore théâtrale dans les interactions quotidiennes. Les « acteurs stigmatisés »23, qui sont dès le départ discrédités lors des interactions avec des individus « normaux », vont tenter de donner « une contre-définition de leur identité (comme personne pleinement humaine) »24. Les impressions que l’on donne à autrui sont, selon le sociologue, plus importantes que la « réalité », puisqu’« en tant qu’acteurs, les individus cherchent (constamment) à entretenir l’impression selon laquelle ils vivent conformément aux nombreuses normes qui servent à les évaluer. »25. Le rôle d’«acteurs stigmatisés» peut être appliqué aux «filles de Charcot», puisqu’elles sont stigmatisées dès le départ comme étant malades mais aussi la propriété du médecin; d’où le complément du nom «de Charcot». On ne les définit pas en tant que personne à part entière, mais comme objet syntaxiquement et littéralement. Si l’on suit la théorie de Goffman, parfois ce groupe d’individus tente de donner une «contre-définition» de leur identité et c’est ce qui s’opère ici, puisqu’une partie des préjugés sur leurs comportements vont être désactivés. Ensuite vient cette conclusion du narrateur: Ces filles-là viennent de tous les secteurs confondus, elles sont hystériques, épileptiques et nerveuses, jeunes et moins jeunes, toutes charismatiques, comme si autre chose que la maladie et les murs de l’hôpital les distinguait- une manière d’être et de se placer dans le monde.26
L’expression: «une manière d’être et de se placer dans le monde» fait écho à «une manière de se situer dans le réel» utilisée dans la définition qu’Anouk Cape donne de la folie: «La folie est le lieu aussi d’une contestation, d’une remise en question, en tout cas d’une manière de se situer dans le réel qui n’est pas compatible avec un certain fonctionnement social, qui le remet en question d’office.»27
On valorise donc leur différence qui s’accompagne de «charisme» et de «grâce»28 en annulant l’image péjorative que l’on avait de la folie. Les invités adoptent les facettes négatives de la folie, puisqu’ils «se relâchent et gloussent, s’esclaffent et crient lorsqu’ils effleurent la manche d’une folle, et si l’on venait à entrer dans cette salle de bal sans connaître le contexte, on prendrait pour fous et excentriques tous ceux qui, ce soir, ne sont pas censés l’être.»29. Leur indécence montre qu’ils oublient leur moralité jusqu’à en perdre la raison.
La façon dont ils rient rejoint l’idée Erasme dans l’ Eloge de la folie: « c’est souvent le plus fou qui rit plus fort du moins fou»30.
Si ce bal est une façon pour certaines aliénées de goûter à nouveau aux goûts de la liberté et d’être en contact avec la «normalité», d’autres préfèrent ne pas faire cette expérience, d’où l’ambiguïté, qu’il nous faut aborder à présent, entre refuge et emprisonnement.
1.2 L’asile, entre refuge et emprisonnement
L’hôpital de la Salpêtrière est passé par différentes phases de métamorphoses au cours des années qui ont suivi sa construction. Ancien lieu d’enfermement créé en 1656, il devient un hôpital au XVIIIe siècle après la Révolution. On se souvient donc qu’il a été une prison pour femmes aliénées, mais aussi pour criminelles avant que soient construites les «Loges aux folles»31 entre 1786 et 1789 où l’on isole exclusivement les premières patientes pour les étudier. Le passé de ces murs hante donc toujours les lieux au XIXe siècle puisque ces changements sont alors encore récents. Le cadre du roman se base sur cette notion d’enfermement qui peut prendre plusieurs facettes. Sur une question posée lors d’un entretien en ce qui concerne la folie comme régulateur social, Anouck Cape répond que le fait d’enfermer les femmes servait en l’occurrence à pouvoir mieux les contrôler. Comment peut-on donc expliquer alors le fait que certaines aliénées se sentent mieux à l’intérieur de ces murs qu’à l’extérieur? Dans son roman, Victoria Mas joue à plusieurs reprises sur cette ambigüité; un des épisodes marquants est la tentative de suicide d’une aliénée prénommée Thérèse. Dès le départ ce personnage apparaît différent des autres internées, puisqu’elle est enfermée depuis vingt ans et est représentée comme étant la «mère de cœur pour les aliénées»32. Le fait qu’elle y ait passé autant de temps l’a rapprochée de l’infirmière, protagoniste, Geneviève.
Elle est la seule qui semble être satisfaite de sa place au sein de l’hôpital; elle passe son temps à tricoter, activité relaxante en contraste avec les lamentations et les crises d’hystérie qu’elle côtoie dans son quotidien. Lorsqu’on décide de la libérer, Thérèse s’entaille le poignet avec une paire de ciseaux. Cette ancienne prostituée préfère mourir que de retourner dans Paris. Les pensées qui défilent dans sa tête avant de passer à l’acte sont rapportés de manière indirecte:
La perspective de sortir et de retrouver Paris, ses rues, ses parfums, de traverser la Seine dans laquelle elle avait poussé son amant, de marcher à côté d’autres hommes dont elle ne connaît pas les intentions, de fouler ces trottoirs qu’elle connaissait trop l’envahit d’une épouvante incontrôlable.33
Cette image est représentative du phénomène de la prostitution qui prend une grande ampleur au XIXe siècle dans Paris. Lorsqu’une femme doit vivre de la prostitution pour subvenir à ses besoins, elle préfère être enfermée à la Pitié-Salpêtrière que de devoir faire les trottoirs.
[...]
1 Michel Foucault, Folie langage et littérature, France, éd. Henri-Paul Fruchaud, Daniele Lorenzini et Judith Revel, France, Librairie Philosophique J.VRIN, 2019, p.111.
2 Id.
3 Christine Planté, «Préface de Sorcières et sorcellerie», Lyon, Nouvelle édition, Presses universitaires de Lyon, 2002 (généré le 05 novembre 2019) en ligne: https://books.google.lu/books?id=pfa9DwAAQBAJ&pg=PA2&hl=fr&source=gbs_toc_r&cad=3#v=onepage&q&f=false (consulté le 6 mars 2020).
4 Pierre Bertrand, Cornebidouille, 2003 dans Quand t’es maicresse, p.2, en ligne : http://ekladata.com/Y1CSItJrS47T2w6HSeQmbk6sGOY/cornebidouille-texte.pdf (consulté le 6 mars 2020).
5 Robert Muchembled, Le Roi et la Sorcière, l’Europe des bûchers, XVe-XVIIIe siècle, éd. Desclée de Brouwer, p. 155, cité par Christine Planté, op.cit., p.2.
6 Thérèse Lempérière, « HYSTÉRIE », Encyclopædia Universalis, en ligne : http://www.universalis-edu.com/encyclopedie/hysterie/ (consulté le 6 mars 2020).
7 Aude Fauvel, « Le bal des folles de la Salpêtrière (1/2), Le corps exhibé », France Culture (2020), [podcast] Documentaire- une histoire particulière, un récit documentaire en deux parties (mis en ligne le 15 février 2020), en ligne : https://www.franceculture.fr/emissions/une-histoire-particuliere-un-recit-documentaire-en-deux-parties/le-bal-des-folles-de-la-salpetriere-le-corps-exhibe (consulté le 6 mars 2020).
8 Victoria Mas, « Écrire la folie » Première partie, France Culture (2020), [podcast] La grande table d’été (mis en ligne le 23 août 2019), en ligne : https://www.franceculture.fr/emissions/la-grande-table-dete/ecrire-a-la-folie (consulté le 6 mars 2020).
9 Jean-Claude Yon, « Le bal, une pratique sociale », Histoire par l'image, (mis en ligne en octobre 2014), en ligne : http://www.histoire-image.org/fr/etudes/bal-pratique-sociale (consulté le 07 mars 2020).
10 Victoria Mas, Le bal des folles, Paris, Editions Albin Michel, 2019, p.226, l.9-10, (Désormais abrégé LBF, suivi de folio).
11 Ibid., p.227.
12 Id.
13 Id.
14 Ibid., p.135.
15 v. Ci-supra.
16 Ibid., p.227.
17 Id.
18 Ibid., p.228.
19 Michel Foucault, op.cit., p.114.
20 Id.
21 Annie Sidro, « CARNAVAL », Encyclopædia Universalis, en ligne: http://www.universalis-edu.com/encyclopedie/carnaval/ (consulté le 10 mars 2020).
22 LBF, 229.
23 Erving Goffman, La Présentation de soi [ PS, 1954, 1973 pour la traduction] cité par Jean Nizet et Natalie Rigaux dans La sociologie de Erving Goffman, Paris, Nouvelle Edition, 2014, p.27.
24 Ibid., p.29.
25 Ibid., p.25.
26 LBF, 229.
27 Anouk Cape, «Écrire la folie», pod.cit.
28 LBF, p.229.
29 LBF, p.230.
30 Erasme, Eloge de la folie, Paris, trad. Pierre Nolhac, éd. Maurice Rat, GF Flammarion, 2016 (1511), p.47 .
31 Alina Cantau, «La Pitié-Salpêtrière-quatre siècles d’histoire», Le Blog Gallica, BNF (mis en ligne le 8 janvier 2013) en ligne: https://gallica.bnf.fr/blog/08012013/la-pitie-salpetriere-quatre-siecles-dhistoire?mode=desktop (consulté le 10 mars 2020).
32 LBF, p.50.
33 LBF, p.221.
- Citation du texte
- Mélanie Fernandes (Auteur), 2020, Les représentations de la folie féminine dans la littérature française du XXème et du XXIème siècle. Travail de Mémoire 2020, Munich, GRIN Verlag, https://www.grin.com/document/992284
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