Le texte est une étude scientifique et un dialogue qui se propose à étudier en profondeur l'ésthétique du montage du fameux film de Vertov pour arriver à des conclusions nouvelles et surprenantes.
Extrait du texte:
Devant la cinémathèque française. À l’affiche : L’homme à la caméra (Chelovek s kinoapparatom, 1929) de Dziga Vertov. La séance est terminée, les spectateurs sortent du cinéma.
Le cinéaste : Dites-moi, que pensez-vous de ce film ?
L’historien : Il s’agit certainement d’un chef d’œuvre du cinéma soviétique, unique dans sa conception.
Le cinéaste : Pourtant j’ai beaucoup de difficultés à le placer. S’agit-il d’un documentaire, d’un film de propagande ou d’un film d’avant-garde ?
L’historien : Le film comprend toutes ces caractéristiques en soi. Il date de 1929. En ce temps, le cinéma soviétique avait passé son apothéose. Le début de l’époque stalinienne marque la fin de la « nouvelle économie politique » qui anima la production cinématographique entre 1921 et 1928 . L’homme à la caméra est une charnière chronologique entre l’art révolutionnaire des années vingt et le réalisme soviétique, imposée par Staline et le Parti Communiste en 1932. L’essence du film me semble néanmoins avoir de profondes racines dans l’idéologie léniniste et l’esthétique révolutionnaire issue du constructivisme et du futurisme. Le film comporte des caractéristiques provenant de l’avant-garde, mais il se présente surtout sous forme documentaire. Vertov, le réalisateur, lui-même en a parlé de « documentaire poétique » .
Le cinéaste : Le film est très complexe. Non seulement il est monté à partir de plus de 1700 plans, ce qui correspond à plus du double d’un film américain moyen de ce temps, mais leur signification dans le film est souvent difficile à comprendre. Voyons comment aborder la comprehension de ce film stupéfiant...
Inhalt
I) Introduction
II) Refus de tradition cinématographique et hypothèse
III) Vers une esthétique du kinoglaz
IV) Montage comme forme critique
V) Propagande, éducation et « autométaréflexion »
VI) L’objectivité du collaborateur
VII) La cinéphrase
VIII) Réveil et révolution
IX) L’homme nouveau plus parfait qu’Adam et le spectateur
X) Conclusion
Annexe A – Extraits du film
Annexe B – Bibliographie
I) Introduction
Devant la cinémathèque française. À l’affiche : L’homme à la caméra (Chelovek s kinoapparatom, 1929) de Dziga Vertov. La séance est terminée, les spectateurs sortent du cinéma.
Le cinéaste : Dites-moi, que pensez-vous de ce film ?
L’historien : Il s’agit certainement d’un chef d’œuvre du cinéma soviétique, unique dans sa conception.
Le cinéaste : Pourtant j’ai beaucoup de difficultés à le placer. S’agit-il d’un documentaire, d’un film de propagande ou d’un film d’avant-garde ?
L’historien : Le film comprend toutes ces caractéristiques en soi. Il date de 1929. En ce temps, le cinéma soviétique avait passé son apothéose. Le début de l’époque stalinienne marque la fin de la « nouvelle économie politique » qui anima la production cinématographique entre 1921 et 1928[1]. L’homme à la caméra est une charnière chronologique entre l’art révolutionnaire des années vingt et le réalisme soviétique, imposée par Staline et le Parti Communiste en 1932. L’essence du film me semble néanmoins avoir de profondes racines dans l’idéologie léniniste et l’esthétique révolutionnaire issue du constructivisme et du futurisme. Le film comporte des caractéristiques provenant de l’avant-garde, mais il se présente surtout sous forme documentaire. Vertov, le réalisateur, lui-même en a parlé de « documentaire poétique »[2].
Le cinéaste : Le film est très complexe. Non seulement il est monté à partir de plus de 1700 plans, ce qui correspond à plus du double d’un film américain moyen de ce temps,[3] mais leur signification dans le film est souvent difficile à comprendre. Néanmoins, le film me rappelle Berlin : Die Sinfonie der Großstadt de Walter Ruttmann de 1927 ou autres « symphonies urbaines » filmiques des années vingt[4]. Vertov utilise beaucoup de motifs ressemblant au film allemand. Par contre, l’imprécision de quelques scènes de L’homme à la caméra me frappe. Prenez comme exemple la scène du réveil d’une femme.[5] Il s’agit du récit d’un opérateur de caméra, qui, en filmant un train approchant, prend trop de risques et se fait presque écraser par la locomotive. Ce trouble provoque le réveil d’une femme dormant à mille lieues de l’incident. L’explication logique est celle d’un cauchemar qui provoque le réveil. Ceci n’a pas beaucoup de sens, sauf si on suppose un lien (romantique ou autre) entre l’opérateur de caméra et la femme, qui soit dramatisé par montage parallèle de conséquences improbables. Dans cette scène, Vertov décroche à la faveur d’un kitsch romantique, scène qui me semble être séparé par un abus de la sobriété émotionnelle du reste du film. La stratégie de montage de Vertov ne me semble point cohérente. J’ose même citer des contemporains de Vertov et ses collègues, critiquant : « Quelle horreur ! Ce sont des cordonniers et non des cinéastes . »[6]
II) Refus de tradition cinématographique et hypothèse
L’historien : Permettez-moi que je vous rendre raison. Laissez-moi d’abord répondre avec la réplique ironique faite par le constructiviste Alexei Gan à ces critiques que vous citiez : « Donnez-nous davantage de cordonniers de ce genre et tout ira bien. »[7] Je vous assure que Vertov n’était point simple « cordonnier », mais suivait une esthétique à la fois précise, propre à lui-même, mais propre aussi aux idées développées pendant son temps en Russie soviétique révolutionnaire. C’est une des raisons pour lesquelles il est considéré comme un personnage unique de l’histoire du cinéma. Ceci est également la raison pour laquelle L’homme à la caméra est difficilement comparable à Berlin : Die Sinfonie der Großstadt or quelques motifs se retrouvent dans les deux films. Il est tout à fait certain que le cinéma européen et américain inspirait fortement Vertov. Dans son journal intime, il fait référence à Paris, qui dort de René Clair[8] et à Charlie Chaplin[9]. Je considère la relation de L’homme à la caméra aux « symphonies urbaines » éphémère. Elle provient probablement de Mikhail Kaufman, caméraman du film, qui réalisa en 1927, deux ans avant L’homme à la caméra, le film Moskva, portrait d’une journée de la métropole. Tandis que Kaufman s’inspirait certainement des films européens, l’étude de la ressemblance de L’homme à la caméra à ses films ne me semble pas capable de nous élucider les scènes clés, comme celle du réveil de la femme et de nous donner d’avantages aperçus dans la nature de ce film et le travail de son réalisateur.
L’élément clé de cette scène et d’autres est moins déterminé par l’emploi de certains motifs, que par la manière dont ces motifs sont montés. Plus précisément encore, notre tâche serait l’étude de la combinaison du montage avec l’emploi de plans ayant des caractéristiques spécifiques (qui ne concernent pas forcément les objets représentés, les motifs). À la fin de cette recherche, nous pourrions peut-être réinterpréter le film d’une nouvelle façon et vous serez peut-être prêt à changer votre jugement.
Permettez-moi de vous éclaircir mon raisonnement. La question à laquelle nous devons répondre est celle de la nature du montage du travail de Vertov en général et celle de ce film en particulier, puisque c’est le montage qui en constitue la particularité. Une réponse à ce problème nous fournira non seulement une compréhension approfondie du film, mais jettera peut-être même une lumière nouvelle sur le patrimoine direct de l’esthétique vertovienne : l’idéologie communiste révolutionnaire.
Je suppose que le montage de Vertov est déterminé par une certaine weltanschauung, par une certaine politique. Pour élucider cette hypothèse, pour l’affirmer ou la réfuter, nous avons besoin d’ignorer nos connaissances quotidiennes d’un montage cinématographique structurant l’espace et le temps selon des traditions règlementées, paradigmatiques du cinéma hollywoodien qui était en ses principes déjà établit à l’époque de L’homme à la caméra :
« [Il s’agit de] constater que, venant après la première grande révolution du cinéma, celle de son institutionnalisation en tant que spectacle, Vertov en refuse certaines conséquences, et prône une cinématographie sans scénographie ni mise en scène, et d’ailleurs sans narrativité ni scénicité, autant que faire se peut. »[10]
Le cinéaste : Je vous suivrai volontiers dans ce discours, mais je me permets de demander de quel montage nous parlons. S’agit-il d’un montage de différents plans, d’images ou également du montage entre musique, son et image ?
L’historien : Le montage entre image et son ou le montage sonore proprement dit formant la voie sonore du film, peut être négligé. Il a une grande importance générale, Vertov lui même en a consacré beaucoup d’énergie et de temps, pourtant L’homme à la caméra est un film muet, l’étude du son semble avoir une importance réduite.
Il est vrai que l’artiste a transmis des indications très précises concernant la musique à jouer en accompagnant le film mais l’idée que j’ai l’intention de développer est une idée issue de la politique des auteurs [11], c’est-à-dire une idée qui dépend de choix conscients de l’artiste Dziga Vertov. Le montage sonore du film ne succombe pas à ce principe, puisqu’il n’est pas effectué par Vertov ou ses collègues du « Conseil des Trois »[12]. D’autre part, le montage sonore devient réellement important que dans les films sonores suivants L’homme à la caméra, comme par exemple Enthousiasme (1931) ou Trois chants pour Lénine (1934). Pour nous simplifier notre travail, je propose de réduire l’étude au montage des plans visuels du film.
Pour poursuivre Vertov dans son raisonnement, nous devions d’abord lui suivre aux origines de la figure du montage. Rappelons-nous que le montage, forme artistique, littéraire et dialectique, n’existe pas seulement dans le cinéma. Georges Sadoul indique le rôle général du montage de la façon suivante :
« Créer de l’art par le montage, l’assemblage, ou le collage d’éléments enregistrés ou préexistants dans lesquels l’artiste n’était pas personnellement intervenu, cette idée « était dans l’air » depuis le début du XXe siècle, dans tous les milieux d’avant-garde européens. Ainsi en témoignèrent durant les années 1910-1920 les « papiers collés » de Picasso et Braque, les « poèmes conversations » (montage de phrases entendus) de Guillaume Apollinaire (qui eût voulu pouvoir employer le phonographe comme un moyen d’expression), les sculptures assemblant des objet manufacturés (ou autres) de Duchamp, Max Ernst, etc., les poèmes dadaïstes puis surréalistes, composés des titres découpés dans les journaux, ou des phrases, ou des dépêches, ou des sténogrammes, etc. »[13]
C’est la référence à des « éléments enregistrés dans lequel l’artiste n’était pas personnellement intervenu » qui nous indique la direction vers une solution de notre problème.
III) Vers une esthétique du kinoglaz
Puisque vous proposiez une analyse de la séquence du réveil d’une femme et vous parliez d’un récit incompréhensible ou peu convaincant, permettez moi de citer Vertov qui ne s’exprime pas uniquement contre toute forme de récit, mais contre tout ce qui pouvait ressembler à un art cinématographique fraternisant avec littérature ou théâtre, forme de cinéma qu’il appelle le « ciné-drame » et qui, pour lui, est en ligne avec la religion, ennemi de tout communiste soviétique :
« Le ciné-drame et la religion sont des armes mortelles entre les mains des capitalistes. Par la démonstration de notre quotidien révolutionnaire, nous arracherons ses armes des mains de l’ennemi. »[14]
Vertov, dès le début de son travail à une esthétique de cinéma, affirme que l’avenir de l’art cinématographique devait être la négation de son présent[15]. Il baptise cet avenir kinoglas, « ciné-œil ». L’initiateur du kinoglas, le « Conseil des Trois » et, plus généralement, toute personne adoptant sa théorie, esthétique et technique, se considère kinok. Comment diffèrent les résultats de la recherche du kinoglaz d’une esthétique établie employant un récit plus ou moins narratif ?
[...]
[1] Pour des informations supplémentaires concernant la situation économique et ses influences sur le cinéma soviétique des années vingt, consulter : Eric Schmulevitch, Une décennie de cinéma soviétique en textes (1919-1930), Paris, Montréal, l’Harmattan, 1997 ; et surtout : Bernhard Eisenschitz (direction), Gels et dégels : une autre histoire du cinéma soviétique : 1926-1968, Paris, Centre Georges Pompidou, 2002, pp. 30.
[2] Dziga Vertov parle de ses films en utilisant ce terme in : Dziga Vertov, Aus den Tagebüchern, Vienne, österreichisches Filmmuseum, 1967. L’orthographie de cet ouvrage utilise pour le nom du cinéaste l’écriture suivante : « Dsiga Wertow ». Pour faciliter la lecture, nous avons changé cette orthographie par la suite pour toutes les référence à cet œuvre.
[3] David Bordwell et Kristin Thompson, Film Art – An Introduction, sixième édition, New York, McGraw Hill Higher Education, 2001, p. 380.
[4] Cette comparaison est également faite par Bordwell et Thompson, op. cit., p. 378.
[5] Voir Appendice A, images 1 à 40.
[6] Cité par Vertov lors d’un débat à l’association des Travailleurs du Cinéma révolutionnaire le 26 septembre 1923, dont le sténogramme abrégé à été publié sous le titre « L’importance du cinéma non-joué », in : cahiers du cinéma, n°229, mai 1971, pp. 17-18.
[7] Ibid, p. 18.
[8] Le même, Aus den Tagebüchern, op. cit., p. 12.
[9] Ibid, p. 21.
[10] Jacques Aumont, « Le film comme site théorique – L’homme à la caméra de Dziga Vertov (1929) » in : Jacques Aumont, A quoi pensent les films, Paris, Séguier, 1996, p. 50.
[11] Voir, par exemple, André Bazin, « De la politique des auteurs » in : cahiers du cinéma, n°70, avril 1957, pp. 2-11.
[12] Le groupe est fondé en 1922 par Vertov (Dziga Vertov étant un pseudonyme remplaçant son vrai nom, Denis Abramovich Arkadiévitch Kaufman), son épouse Elisabeth Svilova, montrice, et son frère Mikhail Kaufman, caméraman. Néanmoins les trois travaillèrent déjà ensemble en 1919 au plus tard et Vertov achèvera la majorité de ses films, dont L’homme à la caméra, avec le soutient de ses deux collaborateurs. Vertov peut être considéré chef artistique et théorique du « Conseil des Trois ».
[13] Georges Sadoul, « Actualité de Dziga Vertov » in : cahiers du cinéma, n°144, juin 1963, pp. 24-25.
[14] Dziga Vertov, « Instructions provisoires aux cercles „Ciné-oeil“ » [initialement publié en 1926] in : cahiers du cinéma, n°229, mai 1971, p. 14. Beaucoup de manifestes théoriques de Vertov, entre autres ceux cité dans ce travail, sont également publiés in : Dsiga Vertov, Aus den Tagebüchern, op. cit., et Franz-Josef Albersmeier (éd.), Texte zur Theorie des Films, Stuttgart, Reclam, 2001 [1998]. A cause de la traduction parfois énigmatique de certaines expressions de Vertov, l’étude des différentes traductions peut jeter de la nouvelle lumière sur ses intentions.
[15] Le même, « Nous » [initialement publié en 1919] in : cahiers du cinéma, n° spécial 220/221, mai/juin 1970, p. 7.
- Citation du texte
- Mag. Paul Reisinger (Auteur), 2005, La politique du montage de l'homme à la caméra Dziga Vertov, Munich, GRIN Verlag, https://www.grin.com/document/89871
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