La lutte pour l’émancipation des femmes est considérée par beaucoup comme vide de sens et exagérée. Ils sont nombreux, femmes et hommes, qui s’accordent pour dire que la femme a déjà sa juste place au sein du couple et de la société. Pourtant, même de nos jours, l’on rencontre des personnes ou groupes de personnes qui continuent de considérer la femme comme un être dépendant entièrement de l’homme. Ces personnes ou groupes de personnes définissent la femme au prisme de ses devoirs et ses obligations dans le mariage et dans la société ; en général, ils ne s’appesantissent pas beaucoup sur ses droits ou son épanouissement.
L’objectif de cette analyse est d’attirer l’attention des hommes et des femmes qui rechignent à accorder à la femme sa place de l’autre moitié du genre humain, sur le fait qu’elle mérite d’être considérée comme un être à part entière ; ceci basé sur le fait que la femme, intellectuelle ou non, a besoin au même titre que l’homme de s’épanouir. Dans son ensemble, le roman de Mariama Bâ raconte des situations de femmes qui subissent le mariage ; certes différemment. Cela poussera à se poser une question essentielle: Quelle est cette hypocrisie qui admet l’émancipation de la femme et la combat en même temps ? Cette problématique admet qu’il est reconnu à la femme le droit d’aspirer à l’épanouissement, cependant ce droit est voilé par une certaine hypocrisie générale et généralisée.
Afin de répondre à cette problématique, l’étude s’est principalement basée sur l’œuvre de l’écrivaine Sénégalaise Mariama Bâ intitulée Une si longue lettre écrite en 1979. Avec l’aide de ce roman et d’autres ouvrages, la lumière a été faite sur les motivations réelles des hommes dans le roman et de la société surtout, mais aussi de certaines femmes qui militent pour la rétrogradation des femmes, voire pour le rejet de la femme intellectuelle. Les conclusions trouvées font état de ce que l’hypocrisie décriée est la résultante du phallocentrisme de ces hommes qui se battent eux-aussi pour maintenir les femmes sous leur joug, pour ainsi garder leur position de noyau central.
Partant de ces conclusions, les femmes sont appelées à se battre davantage pour réclamer leur place au soleil. Elles devront surtout s’atteler à ne plus se laisser définir selon la conception des hommes. Il est d’ailleurs impératif de reconnaître que cet état de chose est un construit culturel et que c’est surtout les mentalités qu’il faudrait changer.
Remerciements
Ma première pensée se dirige vers Le Dieu Tout Puissant sans qui rien n’est possible. Ensuite vers mon mari qui m’a encouragée et soutenue dans l’entreprise de ce Master et l’a financé. Il m’a témoignée une attention indéfectible et s’est fait disponible quand j’étais dans le besoin. Il s’est montré disposé à prendre soin de nos enfants pour me permettre de mieux faire mes recherches et aussi, il ne s’est pas fatigué de me lire et relire. A Énora, Pierre-Arcade et Axel, mes trois enfants, j’apprécie la force spirituelle qu’ils m’ont insufflée malgré eux et qui m’a galvanisée.
Pour avoir toujours cru en moi, j’ai une pensée toute particulière pour ma mère qui n’a jamais ratée une occasion de m’encourager et de m’accompagner. A mes frères et sœurs qui m’ont aussi soutenue à leur manière, je leur dis merci. Aux amis qui m’ont souvent gratifiée de leur soutien, je les remercie également.
Je ne peux fermer cette page de remerciements sans penser à monsieur Pierre Manen, mon directeur de recherche, qui ne s’est pas ménagé pour me permettre de mener à bien cette étude. Il s’est montré patient devant mes lacunes et n’a pas hésité à me faire partager son savoir.
Merci à tous.
Merci pour tout.
Résumé
La lutte pour l’émancipation des femmes est considérée par beaucoup comme vide de sens et exagérée. Ils sont nombreux, femmes et hommes, qui s’accordent pour dire que la femme a déjà sa juste place au sein du couple et de la société. Pourtant, même de nos jours, l’on rencontre des personnes ou groupes de personnes qui continuent de considérer la femme comme un être dépendant entièrement de l’homme. Ces personnes ou groupes de personnes définissent la femme au prisme de ses devoirs et ses obligations dans le mariage et dans la société ; en général, ils ne s’appesantissent pas beaucoup sur ses droits ou son épanouissement.
L’objectif de cette analyse est d’attirer l’attention des hommes et des femmes qui rechignent à accorder à la femme sa place de l’autre moitié du genre humain, sur le fait qu’elle mérite d’être considérée comme un être à part entière ; ceci basé sur le fait que la femme, intellectuelle ou non, a besoin au même titre que l’homme de s’épanouir. Dans son ensemble, le roman de Mariama Bâ raconte des situations de femmes qui subissent le mariage ; certes différemment. Cela poussera à se poser une question essentielle: Quelle est cette hypocrisie qui admet l’émancipation de la femme et la combat en même temps ? Cette problématique admet qu’il est reconnu à la femme le droit d’aspirer à l’épanouissement, cependant ce droit est voilé par une certaine hypocrisie générale et généralisée.
Afin de répondre à cette problématique, l’étude s’est principalement basée sur l’œuvre de l’écrivaine Sénégalaise Mariama Bâ intitulée Une si longue lettre1 écrite en 1979. Avec l’aide de ce roman et d’autres ouvrages, la lumière a été faite sur les motivations réelles des hommes dans le roman et de la société surtout, mais aussi de certaines femmes qui militent pour la rétrogradation des femmes, voire pour le rejet de la femme intellectuelle. Les conclusions trouvées font état de ce que l’hypocrisie décriée est la résultante du phallocentrisme de ces hommes qui se battent eux-aussi pour maintenir les femmes sous leur joug, pour ainsi garder leur position de noyau central.
Partant de ces conclusions, les femmes sont appelées à se battre davantage pour réclamer leur place au soleil. Elles devront surtout s’atteler à ne plus se laisser définir selon la conception des hommes. Il est d’ailleurs impératif de reconnaitre que cet état de chose est un construit culturel et que c’est surtout les mentalités qu’il faudrait changer. Des recherches ultérieures devraient permettre de mettre l’accent sur la déconstruction de cette mentalité sur le plan culturel.
Abstract
The struggle for the emancipation of women is considered by many to be meaningless and exaggerated. There are many women and men who agree to say that women already have their rightful place within the couple and society. However, even today, we meet people or groups of people who continue to consider the woman as a being completely dependent on the man. These individuals or groups of people define women through their duties and obligations in marriage and society; in general, they do not dwell much on their rights or their fulfillment.
The purpose of this analysis is to draw the attention of men and women who are reluctant to give women their place in the other half of the human race, on the fact that it deserves to be considered as a Being in its own right ; this is based on the fact that the woman, whether intellectual or not, needs as well as the man to flourish. As a whole, Mariama Bâ's novel tells of situations of women who are subjected to marriage; certainly differently. This will raise to question: What is this schizophrenia that admits the emancipation of the woman and fight it at the same time? This problem admits that women are recognized as having the right to aspire to fulfillment, however, this right is veiled by a certain general and generalized hypocrisy.
To answer this problem, the study was mainly based on the work of the Senegalese writer Mariama Bâ entitled Une si longue lettre written in 1979. With the help of this novel, light has been shed on the real motivations of men in the novel and society especially, but also some women who advocate for the demotion of women, even for the rejection of the intellectual woman. The findings found that schizophrenia decried is the result of men's phallocentrism who are fighting to keep women under their yoke, to keep their central core position.
Starting from these conclusions, women are called to fight more to claim their place in the sun. Above all, they will have to work to no longer allow themselves to be defined according to the conception of men. It is also imperative to recognize that this state of affairs is a cultural construct and that it is especially the mentalities that should be changed. Future research should focus on the deconstruction of this mentality on the cultural level.
PREMIERE PARTIE : GENERALITES
« En ce qu’ils ont de commun, ils sont égaux ; en ce qu’ils ont de différents, ils ne sont pas comparables » Rousseau2
Section 1 : Introduction
1. Problème et objectifs
Selon Herzberger-Fofana (2000 :103), Une si longue lettre de Mariama Bâ est un roman qui témoigne de la condition féminine dans la société africaine islamique. Stringer (1996 : 4 & 15) va plus loin en le qualifiant du plus « féministe » des romans africains, car il est l’un des premiers à aborder la question de l’émancipation des femmes. Ce problème « représente un des aspects de la question féministe. Le féministe poursuit l’amélioration de la condition des femmes, dans toutes les directions, par les moyens d’initiative privée aussi bien que par l’intervention de la loi. L’émancipation tend plus spécialement à l’affranchissement légal de la femme, au sein de la famille et de la société3 ».
Les années 70 ont vu la montée en puissance des théories féministes dans la littérature dont les pionnières étaient Hélène Cixous4, Luce Irigaray5 et Judith Butler6. Cixous (Geisenhanslüke, 2006 : 114) par sa critique de la psychanalyse de Freud milite pour la déconstruction de l’image que l’on se fait de l’opposition homme/femme à travers son expression « écriture féminine7 ». Irigaray, elle, dans le Speculum de l’autre femme (1974), s’en prend elle aussi farouchement à Freud et à sa théorie de l’envie du pénis chez la femme (Geisenhanslüke, 2006 : 114). Dans son Introduction à la psychanalyse, il stipule que toutes les femmes fantasmeraient inconsciemment sur le pénis ; qu’elles développeraient le plaisir clitoridien comme un prolongement à ce « complexe du pénis », ce qui ferait du clitoris un proto-phallus. Irigaray réfute cette théorie, en même temps qu’elle critique le phallocentrisme de Freud. Pour elle, une sexualité féminine, propre à la femme, existe et doit être détachée de la logique représentative masculine. Pour Butler dans Trouble dans le genre, en revanche, en particulier lorsqu’elle se demande « être une femme, est-ce un fait naturel ou une performance culturelle ? », c’est toute l’histoire du sexe qu’il faut reconstruire, car clame-t-elle, la considération attribuée au terme ‘ genre, est une construction culturelle.
La question de la femme se pose : que ce soit le rôle qu’elle doit jouer à la maison, la place qu’elle doit occuper au sein de la société, l’éducation qu’elle doit recevoir dès l’enfance, ce sont autant de faits qui méritent de devenir des questions et qui, régies par les traditions et les coutumes, se sont amplifiées avec la Déclaration des droits de l’homme8. De la position de seconde zone qui leur a été attribuée par la société, la plupart des femmes n’ont cessé de se battre pour une meilleure considération de leurs personnes. Au fil des décennies il y a eu des avancées certes, mais leur émancipation est restée flouée, tronquée, car en pratique, les hommes ont gardé les devants de la scène et les premiers rôles pour eux. En Afrique, il reste qu’une femme qui n’est pas mariée, bien qu’ayant réussie professionnellement, est presque assimilée à une paria. Ainsi, d’une façon ou d’une autre, la femme reste sous le joug de l’homme et subit l’assaut des mœurs de la société. Quand bien même elles se réalisent, se marient et enfantent, il subsiste toujours ce ‘‘quelque chose’’ qui fait qu’elle est reléguée à l’arrière-plan : sa condition de femme. En témoigne ce passage du roman dans lequel Ramatoulaye apprend le second mariage de son mari Modou, célébré à son insu, après plus de vingt-cinq années de mariage avec elle ; et ceci avec la complicité de la famille et des autorités religieuses9.
Notre travail consiste à comprendre ce phénomène à partir de l’étude d’ Une si longue lettre de Mariama Bâ, en particulier l’étude des comportements et des agissements des personnages principaux. Il s’agit surtout de questionner le pourquoi de la chose et d’en tirer la réponse qui expliquera adéquatement ce qui, dans l’épanouissement des femmes, effraie les hommes et la société au point qu’elles sont toujours autant opprimées malgré les droits et les libertés qu’elles ont gagnées. Que ce soit à travers les rites de veuvage, les intimidations, la polygamie ou l’abandon, tout est mis en œuvre pour que la femme, dans cette œuvre, ne s’épanouisse pas.
L’œuvre pose plus concrètement la question de la situation de la femme mariée. Bien que la polygamie soit une pratique reconnue par la société dans laquelle vivent les deux amies, il existe cependant un problème par rapport à la contraction du second mariage. Que ce soit dans le cas de Ramatoulaye ou d’Aïssatou, leurs deux maris ont célébré leurs seconds mariages sans qu’elles n’en soient informées ; une situation qui témoigne du mépris et du dédain dont elles sont l’objet.
Le fait que cela se passe ainsi traduit le manque de considération du politique et de la société vis-à-vis de la femme, car le mode de contraction du second mariage devrait être légalement encadré. Aux yeux de Ramatoulaye, il est inconcevable que des personnes aillent à un mariage sans se soucier de savoir si la première femme est là ou pas ; surtout que culturellement en Afrique, il est admis que c’est à cette première femme d’entreprendre certaines démarches pour que cette union se fasse ou tout simplement de prendre part audit mariage. Ce que le roman nous présente surtout, c’est le mépris que doivent subir ces femmes de la part de leurs belles-familles respectives.
2. Problématique et hypothèses
La Déclaration universelle des droits de l’Homme en son article premier consacre la liberté et l’égalité en dignité et en droits de tous les êtres humains. La plupart des pays du monde ayant adopté cela, l’on pourrait s’étonner des disparités existantes entre les deux sexes et de tous les combats qui restent à mener. Ces combats ont conduit des femmes à de hauts postes de responsabilité à l’instar d’Angela Merkel à la tête de la chancellerie allemande, Ellen Johnson Sirleaf première femme chef d’Etat du Libéria. Le Rwanda et l’Ethiopie par exemple, sont les deux seuls pays en Afrique dont les gouvernements respectent la parité entre hommes et femmes. Cela pourrait pousser à croire qu’il n’existe plus aucun complexe vis-à-vis de la femme émancipée, ce qui n’est pas vrai.
Le roman décrit l’image de deux femmes intellectuelles trahies par leurs maris, l’une qui n’a jamais été acceptée par sa belle-mère et l’autre qui se croyait acceptée et aimée, jusqu’à ce dimanche de trahison. Et dans les deux cas, la nouvelle épouse est certes plus jeune, mais ce qui frappe, c’est leurs niveaux d’étude, plus bas que ceux des premières épouses ; comme si les deux hommes leur reprochaient cela et recherchaient des épouses plus faciles à manipuler. Comme si le fait d’avoir poussé loin les études avaient empêché leurs femmes d’être de bonnes épouses ou de bonnes mères pour leurs enfants. La réussite socio-professionnelle serait-elle un obstacle pour la femme ? Est-ce à dire que l’intellect ne rime pas avec mariage au féminin ? Ou tout simplement que la société et ses principes voient en une femme instruite une femme insoumise, dangereuse ? Ces questions existentialistes se discutent, surtout que l’hypocrisie populaire voudrait faire croire qu’il n’ait rien reproché aux femmes ayant un certain parcours académique. La réussite de la femme, bien qu’encouragée et financée, ferait-elle peur ?
De ces observations se dégage une seule question pertinente : quelle est cette hypocrisie qui pousse à admettre l’émancipation de la femme et l’empêcher en même temps ? En d’autres termes, pourquoi la société voit-elle d’un mauvais œil le bien-être de la femme et voudrait au moyen de ses us et coutumes, tout mettre en œuvre pour que cet épanouissement ne soit en réalité qu’une illusion ? Les cas de Ramatoulaye et d’Aïssatou serviront à illustrer cette situation.
Le déroulement et l’issue des deux cas sont différents. Dans le cas d’Aïssatou, elle n’avait pas fondamentalement de problèmes avec son mari, c’est sa belle-mère qui préférait une fille peu instruite et à coups de pression sur son fils, elle est parvenue à lui faire prendre une seconde épouse ; ce que Aïssatou n’a pas supporté et a préféré le divorce. Ainsi, elle restaurait sa dignité, mais surtout, faisait comprendre à tous qu’en tant que femme, sa voix comptait ! Le cas de Ramatoulaye est plus complexe, car son mari l’a délaissée pour une autre. Malgré les avis de ses proches et ses enfants qui la conseillaient de divorcer elle aussi, elle choisit de rester et de supporter. Ce n’est qu’à la mort de Modou et à la fin de tous les supplices qu’elle a subis avant et pendant les rites de veuvage, qu’elle décide de s’affranchir et se révolter. C’est à partir de ce décès qu’elle s’émancipe réellement ; comme si le fait pour Modou d’être vivant avait toujours été un obstacle. Elle s’est révoltée contre les coutumes qu’elle avait jadis respectées, a refusé de se soumettre aux lois fixées par la tradition, a refusé d’épouser Tamsir, son beau-frère, et Daouda Dieng alors député : elle a fini par s’affirmer !
3. Théories et approche
Pour commencer, il faudrait signaler qu’il n’existe pas de théorie générale du féminisme. Il existe plutôt divers courants théoriques qui cherchent à comprendre, pourquoi et comment les femmes occupent une position subordonnée dans la société. Parler de « pensée féministe » consiste à faire appel à tous ces courants hétérogènes qui veulent expliquer pourquoi les femmes se retrouvent ainsi subordonnées aux hommes. On entend par « féminisme » « une prise de conscience d’abord individuelle, puis ensuite collective, suivie d’une révolte contre l’arrangement des rapports de sexe et la position subordonnée que les femmes y occupent dans une société donnée, à un moment donné de son histoire. Il s’agit aussi d’une lutte pour changer ces rapports et cette situation10. »
Comme bases théoriques et approche pour cette analyse, nous allons nous appuyer sur les théories de l’émancipation, notamment les théories féministes et les théories libérales, et sur l’approche intersectionnelle.
Les théories féministes sont un aspect du féminisme qui vise la compréhension de la nature de l’inégalité entre les genres. Elles se basent sur les domaines tels que l’anthropologie, la sociologie et la psychanalyse. Elles apparaissent pour la première fois en 1794 avec la publication de Mary Wollstonecraft, A Vindication of the Rights of Woman. Il résulte de ces théories plusieurs variantes parmi lesquelles le féminisme marxiste et l’anarcha-féminisme.
a. Le féminisme marxiste
Le féminisme marxiste est un courant de la théorie féministe qui considère le socialisme comme la forme principale de libération des femmes, par opposition au capitalisme qui encourage les inégalités de classe, donc du même coup, l’infériorité des femmes par rapport aux hommes. Cette théorie stipule que, le complexe de supériorité dont souffrent les hommes est calqué sur le modèle capitaliste, où il y a un oppresseur et un oppressé. Elle coïncide avec l’apparition de la propriété privée et l’arrivée de la société divisée en classes.
Le féminisme marxiste prône une rupture radicale avec le patriarcat qui selon lui, est un produit du capitalisme favorisant la domination des hommes au sein de la société. Il décrit le fait que, tout dans la société et dans son fonctionnement soit mis en œuvre pour que l’homme domine la femme et revendique l’instauration d’un certain équilibre, ce qui pousse les femmes à revendiquer des droits aux garderies, à l’éducation, à l’égalité des chances dans l’emploi, au droit au travail social, aux salaires, à l’avortement libre et gratuit.
Pour abolir l’oppression que subissent les femmes, cette théorie préconise donc la chute du capitalisme qui ira de pair avec la chute du patriarcat. Le capitalisme est présent dans l’attitude de Modou lorsqu’il propose à Binetou l’allocation mensuelle de cinquante mille francs CFA pour qu’elle abandonne l’école et ne passe pas son baccalauréat11. Cette façon de faire est encouragée par « Dame Belle-Mère », la mère de Binetou, qui voit en cela une opportunité de se faire un peu d’argent, au point de faire signer à Modou une note d’engagement. Cela pousse à conclure que « Dame Belle-Mère » fait partir de ces femmes-là qui n’éprouvent aucune gêne à être soumises et dominées tant qu’elles sont bien entretenues. Cette théorie intervient encore lorsque Ramatoulaye s’énerve et s’embrase contre son beau-frère Tamsir qui veut la prendre comme quatrième épouse, c’est à cause de cette domination qu’elle a subie durant tout son mariage ; elle lui dit notamment : « Ma voix a connu trente années de silence, trente années de brimades12. » Ce qui en ressort, c’est son ras-le-bol, une rage contenue jusqu’ici qu’elle ne veut plus intérioriser. Ses propos s’insurgent contre la supériorité que s’accordent les hommes, surtout quand elle sous-entend que c’est la soumission de la femme rend qui l’homme puissant13.
b. L’anarcha-féminisme
S’inspirant des écrivaines de la fin du XIXᵉ siècle telles qu’Emma Goldman, Voltairine De Cleyre et Lucy Parsons, l’anarcha-féminisme encore appelé anarcha-féminisme ou féminisme libertaire, est une théorie qui fustige toute relation de domination dans la société, la relation homme-femme aussi. Elle prône la liberté et l’égalité pour tous. Tout comme le marxisme féministe, elle s’insurge contre le patriarcat et se révolte contre la déconsidération de la femme, réduite à des fonctions traditionnelles.
Peut-être faudrait-il noter qu’il existe aussi des femmes qui se plairaient dans cette situation et qui revendiqueraient cela. Dans le roman de Mariama Bâ, ce rôle revient à tante Nabou, la mère de Mawdo Bâ, qui exige de son fils qu’il épouse une femme sur qui il pourra asseoir une certaine autorité, une épouse qui serait à la fois soumise à lui, son mari et à elle, sa belle-mère ; au lieu de ça, Mawdo épouse Aïssatou, jeune fille ayant obtenu des diplômes. Tante Nabou ne bénit pas ce mariage et taxe implicitement sa belle-fille de diablesse, car dit-elle, « l’école transforme nos filles en diablesses, qui détournent les hommes du droit chemin14. » Elle sous-entend donc que, une femme ayant obtenue des diplômes ne peut pas être une bonne compagne, c’est d’ailleurs la raison qui laquelle elle va chercher une autre femme à son fils, pas du tout instruite, qui ne risquerait pas d’égarer son fils.
Par opposition à certains traditionnalistes comme Pierre-Joseph Proudhon (cité par D’Héricourt15 ) qui considérait la femme dans son rôle traditionnel et pensait que la femme ne pouvait être « que ménagère ou courtisane », l’anarcha-féminisme rejette cette conception traditionnelle de la famille et du rôle des sexes. Entre Emma Goldman qui parcourait les Etats-Unis pour des meetings consacrés au contrôle des naissances, l’amour libre et l’égalité entre les hommes et les femmes, et De Cleyre (1907) qui conçoit le mariage comme « une mauvaise action » et comme un frein pour l’évolution individuelle de la femme en affirmant d’ailleurs que « l’esprit du mariage lui-même fabrique l’esclavage », il y a eu d’autres partisans de l’anarcha-féminisme à l’instar de Michel Bakounine, Eugène Varlin, Nelly Roussel et Madeleine Pelletier. Colette Guillaumin dans Sexe, race et pratique du pouvoir 16 a cette même conception du mariage que De Cleyre ; elle critique l’exploitation de la femme par la société et de leur corps par l’homme et le mariage. C’est ce qui apparait dans ce souvenir de Ramatoulaye qu’elle a de la mère d’Aïssatou qui sortait des cuisines le visage ocre, constellé de grosses gouttelettes de sueur17 ou encore de l‘attitude de Modou et de Mawdo, qui dans le choix de leurs deuxièmes épouses, se sont tournés vers des jeunes filles alors que leurs premières épouses plus âgées, avaient déjà enfanté plusieurs fois.
L’anarcha-féminisme montre comment le sexisme participe aux relations hiérarchiques et autoritaires que la société entretient. Micheline de Sève propose de rompre avec l’ordre patriarcal et de « reconstruire la société sur la base de l’expérience des femmes pour la rendre compatible avec l’expression du savoir spécifique de l’autre moitié du genre humain18 ». A cela Somer Brodribb ajoute que « les travaux des femmes sont nécessaires pour reformuler et relancer des questions, dire notre différence, rejeter l’intégration dans une vision dichotomique du monde, réaliser l’inanité de chercher dans des paradigmes masculins un processus qui n’intègre pas notre contenu, ou un contenu qui ignore notre démarche, refuser le silence des femmes, comme la masculinisation du projet féministe19 ». Repenser le monde ainsi pourrait amener à revoir ces traditions et coutumes qui obligent les veuves à faire quarante jours de rites de veuvage, que Ramatoulaye et Binetou trouvent fatigant, énervant et agaçant comme en témoignent ces quelques passages : « Une belle-sœur ne touche pas la tête d’une épouse qui a été avare, infidèle ou inhospitalière20 » ou « Instruments des uns, appâts pour d’autres, respectées ou méprisées, souvent muselées, toutes les femmes ont presque le même destin que des religions ou des législations abusives ont cimenté21 ».
c. Le féminisme libéral égalitaire
Le féminisme libéral égalitaire encore appelé aussi « réformiste » ou « féminisme des droits égaux » est calqué sur la philosophie du libéralisme. Il part du principe que l’oppression des femmes est due aux lois injustes, aux mentalités ou valeurs individuelles rétrogrades. Il a comme revendications pour les femmes, l’égalité des droits avec les hommes : égalité dans le champ du travail, en matière d’occupations et de salaires ; égalité de l’accès à l’éducation ; égalité dans le champ des lois : des lois civiles (capacité juridique pleine et entière), des lois criminelles (rappel de toutes mesures discriminatoires) et égalité politique (comme par exemple le droit de vote). Il réclame une pensée universaliste, une liberté individuelle et une égalité totale entre les hommes et les femmes afin que les deux sexes puissent pleinement participer à l’évolution de la société.
L‘attitude de Ibrahima Sall, le jeune étudiant qui met la petite Aïssatou enceinte, l’une des filles de Ramatoulaye, est celle prônée par cette théorie. Il est à l’écoute de ses besoins et l’encourage à continuer l’école pour pouvoir aspirer à une autonomie plus tard. Face aux inquiétudes de Ramatoulaye par rapport au traitement qu’il réserverait à sa fille, il la rassure en lui disant qu’il considère les femmes comme des êtres à part entière. Dans ce roman de Mariama Bâ, cette théorie permettra d’analyser la pratique des rites de veuvage qui se révèlent dénigrant pour Ramatoulaye et Binetou qui sont obligées non seulement de subir quarante jours de cérémonie de deuil, mais en plus elles ne sont pas libres de se mouvoir à leurs aises.
Le mouvement de lutte tourne autour de l’éducation non sexiste et d’une socialisation autre des enfants et des femmes. Cela entrainera des changements de mentalités qui aboutiront à des changements au sein de la société. Les lois discriminatoires sont aussi décriées sous forme de mouvements liés à la sensibilisation de l’opinion publique et des lobbyings.
d. L’approche intersectionnelle
La situation de la femme mariée que décrie et condamne Mariama Bâ est au croisement de plusieurs questions. C’est la question de la femme mariée intellectuelle qui est d’abord relevée. Socialement cataloguée et envisagée sous le prisme de la vision masculine, l’Histoire a contribué à renfermer les femmes dans des rôles de second plan comme ceux de mère, d’épouse, de femme au foyer, de maitresse ou prisonnière du désir masculin. Les conséquences de cette considération sont telles que, quand une femme aspire à se débarrasser de ces rôles perçus comme inhérents à sa nature et qu’elle s’affirme sur le plan intellectuel, elle devient aux yeux de la société phallocratique une femme dangereuse, ce qui fait dire à Madeleine Pelletier que : « Le refus du génie aux femmes est le dernier retranchement de ceux qui ne veulent pas qu’elles se fassent une place dans la société. […] Enumérez […] les places où le génie est nécessaire ; on en bannira les femmes22 ».
Cette thématique pose aussi le problème du mariage. Autant sa valeur réelle que son bien-fondé sont de plus en plus remis en question. Perçu comme un outil de chantage et de pression, le mariage est aujourd’hui contesté par la plupart des féministes qui l’accusent d’être un instrument aux mains des hommes ; il serait plus bénéfique aux hommes qu’aux femmes. Les féministes aspirent à une société dans laquelle les deux genres seront d’égale considération et où les rôles ne seraient plus prédéfinis, car c’est la moitié du genre humain qui se retrouve asservit dans cette institution.
Bien que n’étant pas explicitement mentionné dans le roman, les dénonciations de Mariama Bâ interpellent essentiellement sur le jeu de rôles tels que prédéfinis par la société. En poussant plus loin la réflexion, c’est la question des LGBT23 qui est posée. Maintenir les femmes ou les hommes dans des configurations dites « naturelles » revient à nier et rejeter ces autres tendances et orientations sexuelles, qui existent pourtant et qui méritent toutes les études qu’elles inspirent. L’une des causes de ces nouvelles orientations est la remise en question des règles préétablies.
En poussant plus loin, d’un point de vue strictement culturel, ce roman met en rivalité deux grands axes culturels : l’hyperculture et l’hypoculture. Papa Samba Diop24 définit ces deux termes ainsi : « Par hypoculture s’entend le milieu originel, constitué par une langue locale, et des pratiques et croyances elles aussi typiques de l’espace culturel considéré. Cette hypoculture s’oppose à l’ hyperculture qui recouvre le domaine extérieur au premier, et en particulier celui de l’écriture. Le roman pose la question de l’impact de l’hyperculture sur l’hypoculture.
Ce roman pose le problème de la marginalisation et de la discrimination de la femme en général. Ce que vise ce roman, c’est l‘enjeu d’un nouveau statut de la femme dans la société africaine.
4. Méthodologie
La méthodologie adoptée dans le cadre de cette étude a consisté à lire de manière approfondie l’œuvre qui constitue notre corpus, à exploiter des ouvrages et publications ayant trait avec notre thème, à consulter des sites internet afin de mieux nous outiller.
a. Etude documentaire
L’étude documentaire nous a principalement conduits dans des bibliothèques, notamment dans les bibliothèques de l’Institut Goethe et de l’Institut Français de Yaoundé. Nous y avons consulté des ouvrages de littérature africaine ; par la même occasion, nous avons exploré des documents de sociologie et d’anthropologie qui nous ont permis de comprendre quelle était la situation des femmes en Afrique en général. Ce sont des ouvrages d’auteurs abordant le roman de Mariama Bâ qui nous ont le plus édifié. La contribution des nouvelles technologies a été très importante.
b. Le choix des théories
Ayant lu plusieurs publications de mémoires de master et de thèses de doctorat, nous nous sommes aussi basés sur les supports de cours de master pour pouvoir définir quelles théories nous utiliserons. C’est ainsi que nous avons opté pour les théories de l’émancipation, principalement les théories féministes et les théories libérales. Ce choix est motivé par le fait que ces théories défendent les droits des femmes et des minorités.
c. Le choix de l’œuvre
Le choix de Une si longue lettre de Mariama Bâ est motivé par la préoccupation de montrer que les problèmes qui concernent l’épanouissement et le bien-être des femmes en Afrique Noire ne datent pas d’aujourd’hui et qu’ils ne sont pas venus avec la mondialisation. Etant l’une des pionnières de la littérature africaine féminine, Bâ dépeint déjà en 1979 des problèmes et préoccupations qui sont toujours actuels.
De même, en nous appuyant sur ce roman, nous délimitons les cadres géographique, linguistique, mais surtout religieux qui est l’Islam. Comme cadre historique, nous choisissons un roman paru après les indépendances africaines, c’est-à-dire les années 1960, cependant, avant les années 80. Cette période d’avant 1980 est importante car les partisans de la polygamie et de la totale soumission de la femme laissent souvent croire qu’avant cette période, aucune femme ne s’était jamais révoltée.
5. Intérêt du sujet
Le choix du sujet d’un travail de mémoire ne repose pas seulement sur la seule exigence académique, il épouse aussi très souvent l’intention de son rédacteur qui, à travers cette épreuve, trouve l’occasion de défendre une question qui lui tient à cœur. C’est notre cas. Malgré les époques qui défilent et le monde qui change, il est encore triste de nos jours d’assister à l’éviction des femmes des espaces de décisions et des lieux de pouvoir sous prétexte qu’elles n’y ont pas leurs places. C’est écœurant encore aujourd’hui de se rendre compte que beaucoup méprisent toujours autant les femmes et ne les apprécient pas à leur juste valeur, c’est-à-dire simplement comme des êtres humains qui ont droit aux mêmes égards que les autres. Leurs chances sont en général réduites car elles sont plus faibles et moins aptes, disent d’aucuns. Mais est-ce la réalité ?
A travers ce travail, nous allons montrer qu’en réalité, ce n’est ni la faiblesse ni l’inaptitude de la femme – prétextes qui conviennent à la plupart des hommes et à la société – qui poussent à leur relégation au second plan et dans de seconds rôles ou des rôles dénigrants. Car, selon nous, la société toute entière a peur que la femme s’épanouisse car ainsi elle pourrait concurrencer l’homme sans complexe. Elle craint son rayonnement parce que, comme dans plusieurs pays de l’Afrique Subsaharienne par exemple, il se dit qu’une femme qui a réussi sa vie serait plus arrogante, plus orgueilleuse et, dès lors, pas du tout soumise. Alors, tout le monde se plait à penser que la femme est toujours derrière l’homme, à lui inféodée. Il est vulgaire d’entendre des hommes, pourtant lettrés et intellectuels, dire haut et fort que les études de la femme ne devraient pas dépasser le niveau du baccalauréat ; qu’une épouse ne devrait pas être plus intellectuelle que son époux. En d’autres termes, cela voudrait dire que tout parent devrait se renseigner sur le futur époux de sa fille – qu’il ne connait pas encore – avant de financer ses études.
6. Organisation et articulations du travail
La présente étude est analysée en deux parties, la deuxième étant la plus dense et se subdivisant en trois chapitres.
Dans la première partie, nous nous sommes consacrés aux généralités. Nous avons fait un tour d’horizon sur le problème posé, la problématique, les hypothèses, les théories, les approches, la méthodologie et sur l’intérêt du sujet choisi.
La deuxième partie intitulée ‟ analyse ˮ se compose de trois chapitres ainsi qu’il suit:
Le premier chapitre, ‟ portraits de femmes ˮ, s’attèle à analyser les comportements et attitudes des personnages féminins du roman tant celles qui sont émancipées que celles qui sont aliénées.
Le deuxième chapitre nommé ‟ désir(s) d’émancipation féminin(s) ˮ montre les mécanismes et les actes mis en œuvre par les personnages féminins émancipés dans l’optique de s’affirmer. Nous verrons qu’elles n’hésitent pas à choquer, à être extrémistes dans leurs décisions, voire même radicales pour certaines.
Pour ce qui est du troisième et dernier chapitre intitulé ‟ la société contre les femmes : pouvoir des hommes, aliénation des femmes ˮ, nous montrerons comment les hommes et la société mettent tout en œuvre pour garder les femmes sous leur joug.
Section 2 : Résumé et structure de l’œuvre
1. Résumé de l’œuvre
Ce roman épistolaire est l’histoire de deux amies racontée par l’une d’elle, Ramatoulaye. A la mort de son mari Modou, cette dernière, bouleversée et quelque peu déboussolée, rédige une longue lettre à l’intention de son amie d’enfance Aïssatou. Elle y évoque des souvenirs de jeunesse mais parle de sa situation au moment où elle écrit, de son rite de veuvage, des humiliations qu’elle a eu à subir, des prétendants qui se bousculent vers elle pour demander sa main et surtout de ce qu’elle a enduré lorsque Modou a pris pour seconde épouse la meilleure amie de leur fille Daba.
Les deux amies ayant vécues des situations similaires, leurs maris ayant pris chacun une seconde épouse à leur insu – elles ne le découvrent qu’après consommation du second mariage – Ramatoulaye a naturellement pensé à son amie, malgré leurs décisions différentes à la fin. Ramatoulaye, au vu de ses vingt-cinq années de mariage et de ses douze enfants, a choisi de supporter l’affront que lui faisait subir son mari tandis que Aïssatou de son côté a choisi de divorcer et de refaire sa vie loin de la trahison de Mawdo, son époux.
Institutrice, Ramatoulaye avait une situation sociale enviable. C’est d’ailleurs l’une des raisons pour lesquelles Tamsir, son beau-frère, veut la prendre comme quatrième épouse. Proposition qu’elle décline amèrement, ayant encore en travers de la gorge le souvenir de Tamsir faisant partie du trio qui lui avait fièrement annoncé les secondes noces de son mari ; elle fera comprendre à ce dernier qu’elle n’est pas un « objet ». Elle aspire désormais à devenir une femme épanouie, après trente ans de soumission, de silence, d’assujettissement et de renoncement dans le mariage.
2. Structure du roman
Sur la base d’une narration homodiégétique, Mariama Bâ écrit un roman épistolaire qu’elle justifie ainsi : « J’ai voulu donner à l’œuvre une forme originale au lieu de faire l’éternel roman qui commence par ‘je’ ou qui débute par ‘il y avait’. J’ai voulu une forme originelle et abordable et comme ce sont deux femmes, je crois que le procédé de la lettre se prête mieux à la voix de la confiance » (Herzberger-Fofana, 2000 : 56). Ce roman épistolaire, basé principalement sur une narration intercalée, fait intervenir des anachronies, notamment les analepses. Cette technique consiste en une narration rétrospective signifiant qu’elle ne se déroule pas au moment de l’énonciation, ce qui rompt la linéarité du récit. C’est ainsi que du sixième au seizième chapitre du roman, la narratrice relate les histoires de mariage de Ramatoulaye-Modou, d’Aïssatou-Mawdo, de Binetou-Modou, de Nabou-Mawdo et de leurs séparations à cause de la polygamie. Il y’a aussi la contribution des analepses complétives qui comblent certaines lacunes comme la narration de la dette de Modou au chapitre 4 et le rejet de Modou par la mère de Ramatoulaye.
Le roman commence in media res, ne livrant l’histoire et l’identité des personnages qu’au fil des chapitres. Les flash-back continus, qui jalonnent le roman, laissent entrevoir une autre modalité de la structure du texte : Etant le narrataire de cette longue lettre écrite par Ramatoulaye, Aïssatou est en même temps l’expéditrice d’une autre lettre dans l’œuvre qu’elle adresse à son mari (Bâ, 1979 : 64-65); on retrouve encore une autre lettre, celle-ci adressée à Daouda Dieng par Ramatoulaye (Bâ, 1979 : 127-128). Ces deux lettres sont reconnaissables de par leur écriture en italique et leur présence dans le roman dévoile une structure en abyme.
DEUXIEME PARTIE : ANALYSE
I. Portraits de femmes
Dans ce premier chapitre consacré à la matérialisation de la conception de la femme dans l’œuvre, il sera question de présenter les deux principales conceptions qui s’opposent. Pour une meilleure compréhension de ce chapitre, il convient de spécifier ce que nous entendons par « portraits de femmes ». C’est une sorte d'état des lieux ; ainsi, il sera plus aisé de comprendre dans quel paradigme se situent les personnages concernés ainsi que leurs différentes interventions.
A la vision traditionnaliste qui fait de la femme un être humain subalterne destinée à être soumise à l’homme et à satisfaire ses moindres désirs et attentes, vision qui soutient que la femme ne sert à rien d’autre que d’aspirer à accoucher des enfants, les éduquer, veiller au bon fonctionnement de la famille et être le point d’attache permettant à l’homme de se mouvoir et d’évoluer dans la société25 s’oppose une version moins rigide qui considère la femme comme un être qui doit se réaliser, avec une vie indépendante de celle de l’homme. Dans le roman de Mariama Bâ, Une si longue lettre, Ramatoulaye et tante Nabou se retrouvent dans cette vision essentialiste alors qu’Aïssatou, Daba et Binetou se regroupent dans l’autre. Dans la production littéraire africaine, les portraits de la femme africaine révèlent trois catégories de femmes : les femmes fortes, les femmes en lutte, les femmes victimes. (Denise Brahimi & Anne Trevarthen, 1998 : 10)
Il n’est pas tant question de cataloguer ces différents personnages dans des registres uniques et spécifiques, car il arrivera qu’à certains moments ils aient des réactions ou des interventions qui sortent de ce cadre ; le souci majeur qui prédomine est de pouvoir comprendre leurs logiques. Ceci aura comme principal avantage de montrer que l’émancipation de la femme n’est pas une question qui interpelle seulement les intellectuel.les dans l’œuvre, mais aussi des personnages qui s’y réfèrent pour interpréter la tradition et les coutumes. Nous aurons donc les personnages féminins qui par leurs attitudes sont contre l’émancipation d’un côté et ceux qui prônent l’émancipation de l’autre.
A. La conception traditionnelle de la femme
Entre Ramatoulaye et tante Nabou, la mère de Mawdo ((ex)belle-mère d’Aïssatou), il n’existe pas véritablement de points communs. Nombreux sont les aspects sur lesquels elles ne s’accordent pas, cependant elles se respectent mutuellement. Néanmoins, leur considération du rôle de la femme dans son foyer et au sein de la famille est la même. Toutes les deux attribuent à la femme un rôle traditionnel auquel elles associent certains caractères comme la résignation ou la soumission. Ahmadou Kourouma identifie un troisième élément appelé ‘silence’ (cité par Denise Coussy 2002 : 130). A ces caractères attribués à la bonne épouse, s’oppose la domination de l’homme (Joseph Ndinda, 2002 : 46).
1. Le cas de Ramatoulaye
Il aurait pu être surprenant de retrouver Ramatoulaye dans cette rubrique du classement ; intellectuelle ayant un poste d’enseignante dans un lycée, l’on se serait attendu à ce qu’elle conçoive le rôle de la femme dans un foyer de façon moins traditionnelle. Elle fait partir des personnages de ce roman qui ne sont pas constants et réguliers dans leurs attitudes et positions. Bien qu’évolutive, son attitude est premièrement celle d’une femme qui se plait dans l’ombre de son mari et qui est en proie à la résignation.
a. La femme dans l‘ombre de son mari
La première impression qui se dégage du personnage de Ramatoulaye, c’est la dévotion qu’elle a non seulement pour son mari, mais aussi pour le mariage et sa belle-famille. Elle s’inscrit dans la lignée des personnes qui ne définissent la femme qu’à la lumière de son statut matrimonial et de son comportement vis-à-vis de son mari et de sa belle-famille. Ramatoulaye conçoit le rôle de la femme dans un couple sous le même prisme que Jean-Jacques Rousseau dans Emile ou de l’éducation, dans lequel il expose l’idée que, la femme est essentiellement passive et doit se contenter de plaire à l’homme et lui être soumise. Ramatoulaye visualise ce plaisir que devrait éprouver toute femme vis-à-vis de son mari comme un renoncement, voire un effacement.
En effet, dans le contexte traditionnel africain, une bonne épouse s’efface, elle fait profil bas pour ne pas faire de l’ombre à son époux. Elle doit être capable de mettre de côté ses propres ambitions pour permettre à son mari d’évoluer au sein de la société. Dans cette lettre à Aïssatou, Ramatoulaye s’exprime clairement sur le sujet:
Ma vie sociale aurait pu être tumultueuse et porter ombrage à Modou dans son destin syndical. Un homme trompé et bafoué par sa famille peut-il en imposer à d’autres ? Un homme dont la femme fait mal son travail peut-il sans honte réclamer une juste rétribution du labeur ? L’agressivité et la condescendance d’une femme canalisent vers son époux le mépris et la haine que sa conduite engendre. Avenante, elle peut rassembler sans aucune idéologie des soutiens pour une action. Pour tout dire, la réussite de chaque homme est assise sur un support féminin26.
D’après Kembe Milolo, « L’obéissance au mari est une tradition qui répond à la nature. C’est un penchant naturel de la femme de se mettre consciemment ou inconsciemment à la volonté de son mari » (Kembe Milolo, 1985 : 178). Dans cet extrait, la présence du conditionnel passé « aurait pu être » pour caractériser la vie sociale de Ramatoulaye, marque l’irréel du passé. Ramatoulaye avoue explicitement qu’elle s’est sentie obligée de renoncer aux opportunités que lui offrait la vie pour pouvoir permettre à Modou de s’affirmer ; c’est la matérialisation de sa vie entravée, de ce qu’elle aurait pu être, malgré l’implicite de la protase dans cette phrase, qui implique un présupposé. Autre fait remarqué, Ramatoulaye s’ouvre totalement à Aïssatou, ne laissant place à aucun doute dans ses propos – autre caractéristique de l’irréel du passé. On note aussi la présence de vérités générales avec usage du présent omnitemporel "la réussite de chaque homme est assise sur un support féminin", qui est une vérité gnomique se vérifiant en tout temps ; cela revient à dire que, consciemment ou inconsciemment, la femme serait condamnée à soutenir l’homme. Ainsi que la présence de l’article défini générique « la femme est », qui dit l'immuabilité de cet ordre.
Une bonne épouse annihile tout besoin d’évolution pour se consacrer exclusivement à son mari. Quelle que soit la nature de son caractère, elle ne saurait aspirer à rien d’autre que de voir son mari s’élever dans la société ; au même titre que la soumission, l’obéissance et la docilité, c’est une qualité appréciée dans les sociétés traditionnelles conservatrices. Ce que cet extrait révèle d’autre c’est l’association faite entre la réussite de l’homme et le support féminin ; cette relation de cause à effet serait une condition sine qua non. Néanmoins, l’on pourrait se poser la question de savoir si Modou a été conscient de ce sacrifice fait par son épouse ? De l’abnégation dont elle a fait preuve en ne vivant que pour lui ? Car il faut bien noter qu’il s’agit encore ici d’un phallocentrisme prononcé, bien que cela vienne de Ramatoulaye qui choisit de faire de son époux la plaque tournante de sa vie. Son comportement est révélateur de sa conception des relations hommes-femmes dans le mariage : l’homme doit toujours rayonner plus que son épouse et si par hasard la femme se révélait plus intelligente ou plus charismatique, c’est à elle qu’il revient de tout mettre en œuvre pour s’effacer et ne pas faire de l’ombre à son époux.
L’effacement dont il est question ici peut être considéré comme une mascarade du point de vue de Lacan. Venant de l’italien maschera qui veut dire masque27, mascarade désigne une situation qui relève, selon Lacan, du paraitre. Ce qui revient à dire que Ramatoulaye soigne son paraitre, car elle veut être bien vue par son mari et par la société. Cette mise en scène trompeuse 28 traduit en réalité une volonté d’être désirée et aimée en même temps, ainsi que le dit Lacan, c’est « pour ce qu’elle n’est pas qu’elle entend être désirée en même temps qu’aimée29 ». Cela signifie que Ramatoulaye est prête à abandonner tous ses atouts, à se dissimuler derrière Modou, pourvu qu’elle se sente aimée par lui. Seulement, elle ne conçoit pas la chose du même angle que Lacan, car pour elle, ce n’est pas faire semblant, ce n’est pas jouer un rôle, tout au contraire, c’est la définition même de la bonne épouse ; elle l’avoue à Aïssatou au travers de cette phrase hypochoristique : « Tu peux témoigner que, mobilisée nuit et jour à son service, je devançais ses moindres désirs30 ».
b. La résignation comme attitude
L’effacement de la femme au profit du rayonnement de son homme se matérialise aussi sous forme de résignation. L’attitude de Ramatoulaye quand elle découvre les infidélités et les mensonges de son mari, traduit en réalité la réaction d’une femme qui a choisi de ne pas risquer un face-à-face avec son mari.
Ce type de femme peut être taxé de lâche. Cependant, les femmes ayant un tel comportement ne voient pas les choses ainsi, elles trouvent même plutôt qu’elles agissent avec honneur et dignité. Dans le cas de Ramatoulaye, elle ne s’imagine pas quitter son foyer après vingt-cinq ans de mariage et douze enfants ; ce serait pour elle irréfléchi et immature. Elle dit ceci : « Je suis de celles qui ne peuvent se réaliser et s’épanouir que dans le couple. Je n’ai jamais conçu le bonheur hors du couple, tout en te comprenant, tout en respectant le choix des femmes libres31 ». La présence de la négation restrictive « ne…que » symbolise la délimitation des espaces dans lesquels Ramatoulaye entrevoit son bonheur.
Il existe cette catégorie de femmes qui préfère rester mariée, même si cela signifie souffrir en silence, dans la solitude et dans la soumission. Nous sommes renvoyées ici au cliché des vertus de la bonne épouse qui ne se plaint pas, supporte tout et prend sur elle avec un sourire aux lèvres. C’est en ce sens que Milolo dit ceci :
La première femme est celle qui se résigne à subir l’infidélité et le partage de son mari avec une femme plus jeune, selon l’effacement traditionnellement enseigné aux femmes et selon la religion. Elle préfère surmonter sa douleur et feindre l’indifférence ; elle domine sa réprobation devant les amis ; son combat emprunte la voie du silence. Il n’est pas indiqué de se dérober devant ses devoirs d’épouse (Milolo, 1986 : 169-170).
La Bible elle-même le consacre d’une manière ou d’une autre. Au verset vingt-deux du chapitre cinq de la Lettre aux Ephésiens, il est écrit « Femmes, soyez soumises à vos maris ». Beaucoup de femmes voient en l’infidélité de leurs maris, l’opportunité d’honorer ce précepte biblique. Dans ce cas, la soumission est synonyme à la fois d’acceptation et de résignation.
Pour comprendre la profondeur de l’état de résignation dans lequel se trouvent certaines femmes qui ont cette conception du couple, il faut aussi s’attarder quelque peu sur la période de veuvage et le type de réflexions qui les animent en ce moment-là. Ramatoulaye : « Sous mes pagnes noirs, le battement monotone de mon cœur. Comme j’aime écouter ce rythme lent32 ». Il s’en dégage une certaine routine qu’elle dit apprécier. Etant dans sa zone de confort, elle ne souhaite pas découvrir autre chose ; elle adopte aveuglement les croyances, les coutumes et les traditions (Milolo, 1986 : 154-155). L’anaphore du verbe ‘ partir ’ (à la page 78) qui apparait d’abord dans une proposition interrogative puis dans une proposition exclamative traduit dans le premier cas le questionnement auquel elle est confrontée avant que le point d’exclamation ne vienne trancher net dans le second en laissant comprendre qu’il ne sert à rien de fuir. Rester et affronter tous « les revers pourris du mariage33 », c’est l’occasion pour Ramatoulaye de prouver qu’elle est une bonne femme de foyer et qu’elle tient le coup.
Observons un temps d’arrêt pour étudier l’impact de la polygamie sur la résignation de Ramatoulaye :
Et je m’interroge. Et je m’interroge. Pourquoi ? Pourquoi Modou s’est-il détaché ? Pourquoi a-t-il introduit Binetou ente nous ? […] Je m’interroge. Ma vérité est que, malgré tout, je reste fidèle à l’amour de ma jeunesse. Aïssatou, je pleure Modou et n’y peux rien34.
Cet extrait montre que certaines premières épouses ne comprennent pas ce qui motivent leurs maris à prendre une deuxième voire une troisième femme. Par contre, il nous révèle que ce n’est pas toujours dû à un problème que le couple rencontre ; il peut arriver que le couple vive de façon harmonieuse, de façon fusionnelle, et que malgré tout, l’homme décide de prendre une autre femme. C’est l’image de l’homme seigneur : il fait ce qu’il veut, quand et comme il veut, sans tenir compte d’un quelconque avis de sa femme, qui est tenue de s’y soumettre. C’est le constat fait par Lilyan Kesteloot : « Il était le maître et le seigneur. Il se déshabillait où il voulait, s’installait où il voulait, mangeait où il voulait, salissait ce qu’il voulait. Les dégâts étaient aussitôt réparés sans murmure. Dans ce foyer, on prévenait ses moindres désirs » (Lilyan Kesteloot, 2001 : 129).
Ramatoulaye, naturellement, vit très mal cette situation ; c’est ce qui explique ses interrogations. L’anaphore de « je m’interroge » et « pourquoi » (trois occurrences chacun) renforce cette impression là qu’elle ne sait pas à quel moment il y a eu ce déclic qui a conduit Modou à la polygamie. Cependant, au lieu de se révolter et de lutter pour conserver sa place d’épouse unique, elle préfère subir la situation en acceptant de partager son époux. C’est du moins l’impression externe qu’elle laisse transparaître, car intérieurement, selon ses confidences à sa meilleure amie Aïssatou, elle ne le prend pas bien. De façon générale, on retrouve les modes d’expression de la résignation tout au long de l’œuvre, comme dans l’extrait sur-cité avec l’adverbe « malgré tout ».
Les facteurs qui poussent les femmes à se résigner à la polygamie sont de diverses natures : ça peut être leur âge, l’éducation reçue ou leur milieu de vie. Toutefois, qu’elles y soient favorables ou non, elles doivent l’accepter, car l’homme est le seul à en décider (Lilyan Kesteloot, 2001 : 284). Avec un environnement acquis à la polygamie, il est inconcevable pour la société d’accepter le refus d’une femme de s’y soumettre. Or, dans le cas de Ramatoulaye, ses proches l’encouragent à ne pas s’y résoudre ; ce qu’elle refuse, certainement à cause de son âge. Ça la plonge parmi ces femmes qui se plaignent de la polygamie et l’alimentent en même temps. Elle clame son « immense amour35 » pour Modou, ce qui selon elle, suffit à justifier son caractère résigné. Elle dit d’ailleurs ceci:
Oui, je voyais bien où se trouvait la bonne solution, la digne solution. Et, au grand étonnement de ma famille, désapprouvée unanimement par mes enfants influencés par Daba, je choisis de rester. Modou et Mawdo surpris ne comprenaient pas… Toi, mon amie, prévenue, tu ne fis rien pour me dissuader, respectueuse de mon nouveau choix de vie36.
Certaines femmes se résignent parce qu’elles croient que leurs maris respecteront le précepte islamique qui demande à l’homme d’être juste et équitable envers toutes ses femmes : « […] Si vous craignez encore de n’être pas équitable, n’en prenez qu’une seule […] Ce sera plus juste pour pouvoir subvenir à leurs besoins. » (Sourate 4, Verset 3). Ce qui dans la pratique, n’est pas toujours respecté. Papa Samba Diop résume ainsi la personnalité de Ramatoulaye :
Ramatoulaye est plus conforme aux principes-clés de l’hypoculture wolof : le muñ (patience dans la souffrance), le yaru (politesse en toute circonstance), le teranga (la civilité), le satura (la faculté de ne pas froisser l’amour-propre d’un partenaire social) […] Il s’agit pour Ramatoulaye, tout en restant dans le ton du wax ju rafet (la parole belle), de produire un wax dëgg, une parole de vérité (Papa Samba Diop, 1995 : 285).
Ces principes-clés de l’hypoculture wolof sont une autre technique d’assujettissement des femmes. En effet, ils sont savamment distillés et véhiculés au fil du temps et des époques. Le risque pour les femmes qui intègrent ce genre de message, c’est qu’elles se battent à le respecter, ce qui les enfonce davantage dans la soumission et la déconsidération.
2. Le cas de tante Nabou, la mère de Mawdo
Tante Nabou fait partir de la vieille génération qu’il est normal de qualifier de traditionnaliste et de conservatrice. La description qui est faite d’elle est celle d’une belle-mère presque tyrannique qui est intransigeante sur la soumission et le statut social.
a. La soumission à la belle-mère
Dans la relation avec sa belle-famille, la belle-fille doit se soumettre, principalement à la belle-mère. Cette soumission est non seulement une marque de respect, mais aussi un devoir de la part de la bru. Il arrive très souvent que ce devoir envers la belle-mère soit source de tension et de conflit, surtout si la belle-fille, instruite, refuse d’être soumise. Elle affiche un caractère indépendant et distant vis-à-vis de sa belle-mère et rejette son autorité et sa présence ; la plupart du temps, la belle-mère ne le prend pas bien.
La volonté de la bru n’est pas toujours de défier sa belle-mère, elle cherche surtout à préserver l’indépendance de son foyer ; très souvent, elle ne pose aucun acte concret justifiant le courroux de sa belle-mère envers elle, qui, pour des raisons pas toujours évidentes, peut ne pas l’apprécier. Dans ce cas, la belle-mère ne cherche pas à savoir si sa bru est quelqu’un de bien et si elle s’occupe bien de son fils et de ses petits-enfants, elle ne retient que l’insoumission à laquelle elle fait face.
C’est ce qui arrive à Aïssatou ; tante Nabou la considère comme une insoumise qui n’a aucun respect pour sa belle-famille. Lassée de toujours essayer de se faire aimer et accepter, Aïssatou a fini par ne plus faire d’effort et à ignorer sa belle-mère, comme le souligne majestueusement Ramatoulaye : « toi, Aïssatou, tu laissais ta belle-famille barricadée dans sa dignité boudeuse37 ».
En Afrique, ignorer sa belle-famille entraine de graves conséquences : c’est l’objet de cancans, de médisance et de sabotage à l’encontre de la bru. Ça va même plus loin, car la belle-mère, consciente du pouvoir qu’elle exerce sur son fils, en use pour le contraindre à prendre position, qui très souvent, se fait en sa faveur. C’est ainsi que l’équilibre du foyer est perturbé à cause de la belle-mère qui veut s’accaparer de tout le pouvoir, elle n’hésite pas à partir de chez elle pour la maison de son fils dans le seul but de nuire à sa bru. Dans ce climat tendu, la belle-mère, en général, parvient à convaincre son fils que sa bru ne l’aime pas ; et pour réparer le tort qui lui est prétendument causé, elle pousse son fils dans la polygamie qu’elle considère comme un instrument de vengeance comme le cite la narratrice : « La mère de Mawdo, alors que nous vivions décontractés, considérant ton mariage comme un problème dépassé, elle réfléchissait le jour, elle réfléchissait la nuit, au moyen de se venger de toi, la Bijoutière » (Mariama Bâ, 1979 : 56). La répétition de "elle réfléchissait" symbolise le degré de rancœur de Seynabou envers Aïssatou, qui est capable de se mobiliser jours et nuits pour chercher le moyen de la détruire.
La polygamie apparait alors, non plus seulement comme la possibilité d’épouser une autre femme, mais comme l’opportunité de rendre sa mère fière. Se sentant réinvestie de ses pouvoirs, le choix de la belle-mère se porte sur une jeune fille, beaucoup plus jeune que la première, qu’elle pourra manipuler à sa guise. Nous comprenons alors le choix de tante Nabou sur la fille de son frère. Ce lien de parenté lui donne déjà une certaine autorité sur la petite Nabou, qui s’est révélée être une jeune femme soumise et obéissante, et qui fait exactement ce que lui dit sa tante. On peut lire ceci à propos d’elle : « La petite Nabou […] Mûrissant à l’ombre protectrice de sa tante, elle apprenait le secret des sauces délicieuses, à manier fer à repasser et pilon38 ». Tante Nabou « lui enseignait que la qualité première d’une femme est la docilité39 ». A travers ses enseignements, tante Nabou s’assure de faire de sa future belle-fille, une femme respectueuse de sa belle-mère et qui considère sa parole comme sacrée. On note un fort champ lexical de la ménagère dans ces deux extraits ; l’image associée à la ménagère en général, est celle d’une femme soumise et à la Mercie de ses patrons.
Toute l’éducation reçue par la petite Nabou la prédisposait à une soumission complète. Sa tante ne lui a pas appris à exprimer ses émotions ni ses « états d’âme40 » ; d’ailleurs, elle a veillé à ce qu’elle ne pousse pas loin les études. La démarche de la belle-mère dans un tel contexte est complètement égoïste, le bonheur direct de son fils l’importe moins que le pouvoir qu’elle veut exercer sur sa bru. Dans une société portée vers les traditions, l’opinion de la belle-mère compte énormément ; personne ne s’offusque des décisions et libertés qu’elle prend au nom de son fils, comme le fait Seynabou, la mère de Mawdo : « Et parce que sa mère avait pris date pour la nuit nuptiale, Mawdo eut enfin le courage de te dire ce que chaque femme chuchotait : tu avais une co-épouse. » (Mariama Bâ, 1979 : 62). La présence sous forme polyptote des verbes de parole "dire" et "chuchoter" vient renforcer l’idée de l’esprit de cachoterie qui anime Mawdo.
[...]
1 Mariama Bâ, Une si longue lettre, Dakar, Nouvelles Editions Africaines, 1979.
2 Jean-Jacques Rousseau, Emile ou de l’éducation, Paris, Duchesne, 1762, Livre V (« Sophie ou la femme »), p. 308.
3 https://www.persee.fr/doc/phlou_0776-5541_1902_num_9_33_1731.
4 Hélène Cixous, L’Exil de James Joyce ou l’art du remplacement, Paris, Grasset, 1968.
5 Luce Irigaray, Speculum de l’autre femme, Paris, Les éditions de minuit, « Critique », 1974.
6 Judith Butler, Trouble dans le genre, Londres, Routledge, 1990.
7 Expression utilisée pour la première fois en 1975 par Hélène Cixous dans son essai Le Rire de la Méduse, dans lequel elle affirme que « la femme doit écrire elle-même : elle doit écrire à propos des femmes et les conduire à écrire. Elles ont été dépossédées de la littérature aussi violement qu’elles l’ont été de leur corps ». Par la suite, le concept a été employé par Monique Wittig, Chantal Chawaf, Catherine Clément, Julia Kristeva et Luce Irigaray.
8 Adoptée par l’assemblée générale des Nations Unies le 10 décembre 1948.
9 Mariama Bâ, op. cit., p.72.
10 Louise Toupin, PhD en science politique, Institut de recherches et d'études féministes, "Les classiques des sciences sociales" Site web : http://www.uqac.uquebec.ca/zone30/Classiques_des_sciences_sociales/index.html.
11 M. Bâ , op. cit., p. 28.
12 Ibid., p. 109.
13 Ibid., p. 110, « Toi, tu te prélasses en seigneur vénéré, obéi au doigt et à l’œil (par ses trois épouses, dont il ne subvient ni aux besoins ni à ceux de ses dizaines d’enfants).
14 Ibid., p. 40.
15 https://wikisource.org/wiki/M._Proudhon_et_la_question_des_femmes.
16 Paru à Paris aux éditions Côté-femmes en 1992.
17 M. Bâ, op. cit., p. 12.
18 « Commission Femmes de la Fédération anarchiste, L’anarcha-féminisme », dans Réfractions, n° 24, printemps 2010, p.45, site web : http://www.erudit.org/fr/revues/haf/2011-v65-n2-3-haf0803/1018248ar/&grqid=xewA2Abm&s=1&hl=fr-CM.
19 « Commission Femmes de la Fédération anarchiste, L’anarcha-féminisme », dans Réfractions, n° 24, printemps 2010, p. 45, site web : http://refractions.plusloin.org/IMG/pdf/2405.pdf.
20 M. Bâ, op. cit., p. 17.
21 Ibid., p. 163-164.
22 Madeleine Pelletier, Les femmes peuvent-elles avoir du Génie ?, USA, Createspace Independent Publishing Platform, 2018.
23 LGBT signifie ‟ Lesbiennes, Gays, Bisexuels et Transgenres ˮ.
24 Papa Samba Diop, Archéologie littéraire du roman sénégalais. Ecriture romantique et cultures régionales au Sénégal des origines à 1932). De la lettre à l’allusion, Frankfurt-am-Main, 1995, p. 8.
25 Jean-Jacques Rousseau, Emile ou De l’éducation, Paris, Duchesne, 1762, Livre V (« Sophie ou la femme »), p. 286: il dit précisément « Toute l’éducation des femmes doit être relative aux hommes. Leur plaire, leur être utiles, se faire aimer et honorer d’eux, les élever jeunes, les soigner grands, les conseiller, les consoler, leur rendre la vie agréable et douce : voilà les devoirs des femmes dans tous les temps, et ce qu’on doit leur apprendre dès l’enfance. ».
26 Mariama Bâ, op. cit., p. 107.
27 Traduction tirée de https://www.larousse.fr/dictionnaires/italien-français/maschera/37044.
28 Cf. Le petit Robert, dir. J. Rey et A. Rey, Paris, Le Robert, 2012, p. 326.
29 Jacques Lacan, « La signification du phallus », Ecrits, Paris, Seuil, 1966, p. 694, in https://www.cairn.info/revue-la-cause-du-désir-2012-2-page-37.htm&hl=fr-CM.
30 Mariama Bâ, op. cit., p. 106.
31 Ibid., p. 107.
32 Ibid., p. 156.
33 Ibid., p. 78.
34 Ibid., p. 107.
35 Ibid., p. 106.
36 Ibid., p. 88.
37 Ibid., p. 46.
38 Ibid., p. 61.
39 Ibid., p. 61.
40 Ibid., p. 90.
- Citation du texte
- Chandra Feupeussi (Auteur), 2020, La question de l'épanouissement de la femme dans "Une si longue lettre" de Mariama Bâ, Munich, GRIN Verlag, https://www.grin.com/document/593920
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