Tenter de dessiner les lignes fondamentales qui ont déterminé le rapport entre Eric Weil et Alexandre Kojève expose à des risques, et avant tout à celui d’aboutir à un résultat abstrait, intellectualiste et, au fond, schématique, qui ne convient pas pour nos deux philosophes. Je ne ferai donc pas le tort aux deux philosophes de proposer une simple liste qui enregistrerait les affinités et les divergences. Je chercherai au contraire à esquisser ce rapport en dégageant quelques uns de ses présupposés essentiels – qui, d’un autre point de vue, se révéleraient aussi être en quelque sorte ses effets. Cette manière de procéder permettra de mieux comprendre les thèmes qui se trouvent au cœur de la réflexion des deux auteurs.
Hegel aujourd’hui
I. Le sujet est trop ample pour qu’il puisse etre developpe au cours d’une simple conversation. Tenter de dessiner les li- gnes fondamentales qui ont determine le rapport entre Eric Weil et Alexandre Kojeve expose a des risques, et avant tout a celui d’aboutir a un resultat abstrait, intellectualiste et, au fond, schematique, qui ne convient pas pour nos deux philosophes. De fait, un lien si complexe et si profond meriterait une etude approfondie et detaillee, bien plus ample que ce qui se peut faire ici. Je ne ferai donc pas le tort aux deux philosophes, ni non plus a vous, de proposer une simple liste qui enregistrerait les affinites et les divergences. Je chercherai au contraire a esquisser ce rapport en degageant quelques uns de ses presupposes essentiels - qui, d’un autre point de vue, se reveleraient aussi etre en quelque sorte ses effets. Cette maniere de proce- der permettra de mieux comprendre les themes, maintenant bien connus, qui se trouvent au creur de la reflexion des deux auteurs. Je les rappelle dans leurs traits essentiels.
Qu’on pense a Kant, a l’importance que leur pensee ac- corde a Kant et aux deux interpretations qu’il en ont donne. Qu’on pense a l’importance accordee a la philosophie politique : la categorie weilienne de XAction et l’idee de l’Etat mondial analysee dans la Philosophie politique, semblable et en meme temps profondement differente de l’Etat universel homogene kojevien - il suffit de rappeler le debat avec Leo Strauss sur tyrannie et sagesse, ou bien sur philosophie et politique : une discussion, comme l’a bien montre Francis Guibal, egalement investie par Weil[1].
Que l’on pense aussi, pour en rester a ce sujet, a l’idee de la fin de l’histoire tant debattue et discutee aujourd’hui. Ko- jeve l’a engagee, de maniere provocatrice, comme toujours, dans la fameuse note de la seconde edition de XIntroduction affirmant la coincidence, incarnee par Napoleon, de l’esprit absolu et de l’Etat universel homogene, affirmant la fin de l’histoire et saprorogatio du code napoleonien au stalinisme, au maoisme et finalement au japanese way of life, done la fin de la philosophie[2]. Weil etait tres loin de partager ces theses de Kojeve. Il eonsiderait que tout eela n’avait rien a voir avee Hegel, ni avee la Phenomenologie. « C’est vrai, Hegel a vu a Iena l’ame du monde sur un eheval, mais il s’est borne a l’eerire a un ami (a Niethammer, le 13 oetobre 1806) ; il lisait, e’est bien eonnu, les journaux du matin eomme une priere, et a par eonsequent eu vent du Napoleon de Moseou, d’Espagne et Sainte-Helene... Mais tout eela n’interessait evidemment pas Kojeve. En substanee, son Introduction etait l’image speeulaire athee d’une interpretation theologique : il n’entendait pas re- noneer a une theologie qu’il avait trouvee ehez les philosophes russes et au eours de ses etudes orientales, et il ne voulait pas l’admettre objeetivement »[3]. Ainsi Livio Siehirollo interpretait- il quelques boutades « souriantes, sans polemique » de Weil. Et ee n’est pas par hasard que eelui-ei se retint de donner sa pro- pre interpretation et liquida toute l’affaire dans un essai splen- dide justement intitule La fin de Ihistoire. Weil y souligne que la fin de l’histoire e’est la fin de la vie immorale : « Ce n’est rien d’autre que ce que vise la morale, ce que toute morale, reli- gieuse, traditionnelle, philosophique a vise depuis to uj ours. L’homme sera libre, il sera heureux en sa liberte, plus exacte- ment, il aura dans la liberte la possibility de decouvrir le sens de la vie et du monde - car il pourra refuser et la liberte et le bon- heur -, quand la morale aura realise son monde, dans la me- sure ou elle l’aura realise, et l’histoire sera finie, la mauvaise histoire sera arrivee a sa bonne fin, quand l’homme aura fait ce qu’il se sait etre tenu de faire par la morale de la liberte (...) »[4]. Il est vraiment regrettable que, dans le debat philosophique, nous ayons perdu la signification de cette discussion. L’idee de la fin de l’histoire est certes tres a la mode, mais prisonniere des nouvelles tendances dites post-modernes.
Que l’on pense a Fukuyama, eleve d’Allan Bloom, qui vient de Leo Strauss. Le meilleur de la pensee de Kojeve a franchi l’ocean, revenant a l’ancien monde sans honneur ni gloire. Telle est l’aventure americaine de Kojeve : une theolo- gie de la fin de l’histoire, glorifiee par le triomphe du marche mondial dans une presumee democratie liberale universelle. Et comme si cela ne suffisait pas, un fantomatique et a demi mys- terieux « dossier Strauss » circule depuis quelque temps, dossier selon lequel Kojeve - et son milieu, Weil et Raymond Aron y compris - serait le responsable de la guerre preventive americaine, ayant enseigne le concept de « violence regenera- trice » aux milieux neo-conservateurs se reclamant de Leo Strauss - d’ou est issue la nomenclatura qui aujourd’hui tire les ficelles de l’administration belliciste de Bush. L’unique consolation est de savoir que tant Kojeve que Weil cultivaient a de- gre eleve, en esprits universels qu’ils etaient, l’ironie et le sar- casme. Ils en auraient bien ri et tire quelques « blagues.
Reste la table de jeu, si je puis dire, sur laquelle Weil et Kojeve ont joue leurs cartes, a savoir Hegel. Beaucoup a deja ete ecrit a ce propos et ce n’est pas la peine de le repeter (il suf- fit, par exemple, de se reporter au livre de Jarczyk et Labar- riere[5]). Ainsi on peut compter comme assuree la connaissance de l’effet que les lemons hegeliennes de Kojeve ont eues sur la philosophie franchise d’apres-guerre. Ce qu’il vaut peut-etre la peine de se demander, c’est dans quelle mesure l’un a influence l’autre dans l’elaboration de leurs systemes philosophiques respectifs.
II. Il faut dire tout d’abord qu’on ne peut comprendre l’influence reciproque entre Weil et Kojeve si l’on ne tient pas compte de leurs rapports personnels. Tous deux emigres en France, ils firent connaissance a Paris dans les annees Trente par l’intermediaire d’Alexandre Koyre. L’amitie avec Koyre fut fondamentale pour les deux : c’etait une figure centrale de ce renouveau dans le champ philosophique qu’instaura l’importation de la philosophie allemande en France[6]. Kojeve et Weil participerent a cette diffusion des nouveaux courants philosophiques qui s’affirmait grace aux rencontres dans des cercles informels (les desormais mythiques banquets du Cafe d’Harcourt), ou dans les salles de l’Ecole Pratique des Hautes Etudes, ou mieux encore dans les pages des Recherches philosophiques. Effectivement, tous deux collaborerent activement aux Recherches philosophiques et formerent avec Koyre le fameux trio d’« esprits superieurs » dont parle Raymond Aron dans ses Memoires[7]. L’amitie de Weil avec Koyre et Kojeve remonte a ces annees - Eric Weil arrive a Paris fin avril 1933. Les deux russes, en revanche, se sont connus en 1926 a Berlin, dans une occasion inhabituelle et, selon un temoin, « extraordinaire:
C’est un peu comique, comment Kojeve a connu Koyre. Il a enleve la belle-sreur de Koyre (...). Et la famille de Koyre, le mari de cette dame en etaient tres emus, tres malheureux. Madame Koyre, qui etait une amie intime de sa belle-sreur, a envoye son mari voir qui etait ce jeune homme, qui etait d’ailleurs beaucoup plus jeune que la dame en question - elle avait une dizaine d’annees de plus que lui - et essayer de le sermonner. Koyre, qui etait un homme absolument delicieux, est revenu de cette entreprise aux anges ! Tout souriant ! Tres content ! Alors sa jeune femme lui a demande: “Tu l’as vu, c’est merveilleux, tu lui as explique...”. Et Koyre lui a repondu : “Ah, non, non, non. ecoute, il est beaucoup, beaucoup mieux que mon frere. Elle a tout a fait raison”. Et de la date l’amitie de Koyre et de Kojeve[8].
Quoiqu’il en soit, la figure de Koyre reste determinante pour les deux et sera l’un des plus importants points de reference de la culture philosophique parisienne entre les deux guerres - et en ce sens il faudrait l’etudier et lui donner toute sa valeur. Directeur d’etudes a l’EPHE depuis 1930, il se fit remplacer trois ans plus tard a la tete de son seminaire de la V™e section des sciences religieuses, lorsqu’il dut s’absenter pour une mission au Caire, par Kojeve. La suite est connue : les lemons hegeliennes de Kojeve constituent un topos legen- daire. On peut dire qu’a partir de ce moment, les routes de Kojeve et de Weil se rencontrerent et convergerent, liees par les memes interets. On le sait, Weil est l’un des auditeurs assidus du seminaire kojevien.
Ce qui ne se sait pas - et qu’on peut dire maintenant, je pense, ce n’est pas indiscret - c’est que l’Introduction est nee au domicile de Weil. Kojeve savait qu’il ne connaissait pas Hegel comme Koyre et Weil le connaissaient, et d’autre part il n’avait qu’un ete pour se preparer. Il avait donc pris soin de rencontrer les personnes qu’il fallait. Weil aussi savait trouver les interlocuteurs a sa hauteur pour la culture, l’intelligence, la capacite de lire un texte. Et ce furent des discussions, acharnees, interminables, des nuits entieres. Seule Catherine sait combien d’agneaux rotis elle a du preparer et combien de bouteilles furent videes par ces philosophes qui etaient aussi des renologues competents. Kojeve, l’homme et le penseur, etait fasci- nant. Weil l’appreciait, aimait discuter avec lui, mais ne partageait pas meme un mot de ses theses sur Hegel...[9].
Weil et Kojeve initierent done cette longue discussion qui caracterise les annees du seminaire hegelien - dont la proximite des domiciles des deux familles, dans la banlieue sud de Paris. En effet, Weil habitait a Clamart, a quelques centai- nes de metres du n° 15 du Boulevard de Stalingrad, au- jourd’hui Boulevard du Lycee, a Vanves, ou Kojeve habitait depuis 1931. Nina Ivanoff, compagne de Kojeve depuis 1932 - recemment disparue, a laquelle va mon souvenir affectueux pour m’avoir accueillie dans sa maison de Vanves ou elle a continue d’habiter jusqu’a sa mort l’an dernier, et pour avoir mis a ma disposition la totalite des archives de Kojeve - gar- dait memoire des rencontres frequentes avec Weil, et avant tout avec quelque ennui, des discussions interminables entre les deux philosophes. Tous deux, en effet, aimaient diner ensemble, avec les familles respectives, mais l’apres-diner etait reserve a la discussion philosophique a laquelle les dames n’assistaient pas. Aussi etaient-elles obligees d’attendre jusqu’aux heures tardives de la nuit...
Mais Hegel est seulement le point de depart, le presuppose de la discussion philosophique entre Weil et Kojeve. Ce qui chez tous est, en ces annees, en train de se constituer, c’est l’idee meme de philosophie, sa determination en tant que telle.
[...]
[1]F. Guibal, « Defis politico-philosophiques de la mondialite. Le debat Strauss-Kojeve et sa “releve” par Eric Weil », in Revuephilosophique de Louvain, nr. 4, 1997, p. 689-730.
[2]Cf. A. Kojeve, Introduction a la lecture de Hegel, Lemons sur la Phenomenologie de lEsprit professees de 1933 a 1939 a l’Eeole des Hautes Etudes reunis et publiees par Raymond Queneau, Gallimard, Paris 19622.
[3]L. Siehirollo, « Snobismo di un hegeliano », in Id., I libri gli amici, il lavoro editoriale, Aneona 2002, p. 138.
[4]E. Weil, « La fin de l’histoire » (1970), in Id., Philosophie et realite. Dernier essais et conferences, Beauchesne, Paris 1982, p. 173.
[5]D. Jarczyk-P.-J. Labarriere, De Kojeve a Hegel. 150 ans de pensee hegelienne en France, Albin Michel, Paris 1996.
[6]Cf L. Pinto, « (Re)traductions. Phenomenologie et “philosophie allemande” dans les annees 1930 », in Actes de la recherche en sciences sociales, n. 145, dec. 2002, p. 21-33.
[7]Cf. R. Aron, Memoires, Juillard, Paris 1983, p. 94.
[8]D. Harari, temoignage du programme radiophonique de Jean Daive, « Une vie, une reuvre, Alexandre Kojeve, la fin de l’histoire », emis par France-Culture (Bibliotheque Nationale, Paris, 11 novembre 1986), cite aussi dans D. Auffret, Alexandre Kojeve. La philosophie, I’Etat, la fin de I’Histoire, Grasset, Paris 1990, p. 154.
[9]L. Sichirollo, « Eric Weil », in Eric Weil. Philosophie etsagesse, « Cahiers Eric Weil V », Presses Universitaires du Septentrion, Lille 1996, p. 17.
- Citar trabajo
- Marco Filoni (Autor), 2012, La double fin de l'histoire - Alexandre Kojève et Eric Weil: une analyse des textes, Múnich, GRIN Verlag, https://www.grin.com/document/194219
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