Cette thèse à caractère transdisciplinaire a porté sur l’étude, dans une perspective comparatiste, des relations entre le traitement de la religion et l'écriture d'hybridation dans l'œuvre romanesque d'Ahmadou Kourouma. Spécifiquement, il s'agissait de voir comment cet écrivain traite l'hybridité en rapport avec la thématique de la religion et procède à l'hybridation scripturaire qui se trouve être à l'image de l'hybridité culturelle de l'Africain post-colonial.
L'ensemble de nos investigations s'est véritablement effectué dans la dynamique de vérification des hypothèses de départ qui ont orthonormé la logique de nos réflexions. Il était donc question de prouver que: 1. la religion constitue le fondement de l'œuvre romanesque d'Ahmadou Kourouma. 2. il existe une corrélation entre le syncrétisme et l'œcuménisme religieux des personnages et le caractère hybride de la langue, de l'écriture et du discours dans les textes kouroumiens. 3. l'écriture hybridée de Kourouma peut s'interpréter comme une écriture nihiliste. 4. l'inscription du champ de la religion permet à Kourouma de porter un regard critique sur les religions. 5. l'œuvre romanesque de Kourouma propose une approche fonctionnelle de l'hybridité qui rejoint le concept senghorien de la Civilisation de l'Universel.
L’hybridation devient alors un paradigme de l’interculturalité, elle-même constituant le socle pour une étude de l’altérité, de la tranculturalité, sous l’angle comparatiste. Ce travail a contribué à une approche comparatiste de la religion et de l'hybridation scripturaire dans l'œuvre romanesque d'Ahmadou Kourouma. Il en ressort que ce romancier reste une figure marquante du renouvellement de la littérature africaine. Notre interprétation de l'hybridité religieuse et de l'hybridation scripturaire sont, à bien des égards, les résultats probants d'un nouveau regard critique porté sur l'œuvre romanesque de cet écrivain ivoirien, dans une perspective d’analyse comparative de la transdisciplinarité et de l’interculturalité, des nouveaux paradigmes dans les recherches sur la littérature comparée.
DÉDICACE
À Jules Kokouvi LOGO, pour ses sages conseils ! À mes enfants : Gracia, Hannah et Ariel, pour la joie qu'ils m'apportent À mon épouse, Francisca, pour sa patience !
REMERCIEMENTS
J'ai plaisir à exprimer particulièrement toute ma gratitude au Professeur Koutchoukalo Tchassim qui a accepté de diriger ce travail et surtout qui m’a soutenu tout au long de cette aventure. Malgré ses nombreuses charges, elle a toujours été disponible et à l’écoute. Ses conseils et ses encouragements m’ont été très précieux. J'avoue que je lui dois beaucoup.
Que tous les Professeurs qui m'ont encadré au cours de ma formation trouvent ici l’expression de ma profonde gratitude. Je voudrais nommer ici les Professeurs Martin Dossou Gbénouga, Litinmé Molley, Xolali Moumouni-Agboké. Leurs riches conseils m'ont beaucoup aidé à améliorer mes connaissances et à mieux orienter mes recherches.
Je voudrais ici saluer le courage et l'engagement de tous les collègues doctorants avec qui j'ai eu à travailler en tandem: je pense particulièrement à Komla Mawuli Diépéna, Gertrude Délalom Agbessi, Amivi Edoh-Adjalé, Pierre Doussimélé, Komi Agbassa et Manaf Boukari. Puisse chacun d’entre eux parvenir à l’accomplissement de ses ambitions !
Que le Rév. Jean-Baptiste Adamah et son épouse, ainsi que tous les frères et sœurs de la communauté chrétienne de Kpogan, et de la Mission Evangélique du Calvaire (MEC) à Agbodrafo, trouvent ici toute l'expression de ma gratitude à leur adresse pour leur soutien spirituel!
Mes vifs remerciements vont aussi à mon père, Rév. Eugène Komi Gnagnon et à ma mère, Rose Gnagnon-Attisso ; à mon épouse, Francisca Gnagnon-Akoto ; à mon frère, Pierre Kodjo Gnagnon et à son épouse Célestine Adjoa Gnagnon-Alagno; à mon ami et frère Koudjovi Nélou Amouzou dit "Nel Pakur" ainsi qu'à Ganiou Abdoul Binkagni; à mon oncle et ami Biova Kodjo Attisso.
Je pense aussi à tous les membres du Personnel de l'Alliance Biblique du Togo (A.B.T.) et de l'Association Togolaise pour le Bien-Être Familial (A.T.B.E.F.).
Je voudrais, pour terminer, me souvenir de nos morts, ceux qui m'ont de leur vivant inspiré la force, l'audace et le courage, ceux à qui je tiens à rendre un hommage mérité.
- À mon maître, feu Amélavi Yao-Edo Améla, Professeur de Littérature et Langue françaises, qui a éclairé ma voie vers les études de lettres, trop tôt arraché à notre vénération;
- À mon maître, feu Daniel Biova Lawson-Body, Professeur de Critique contemporaine et du Nouveau Roman français, auprès de qui j'ai découvert les secrets du Logos fondateur;
- À mon maître, feu Souley Kossi Gbeto, Professeur de Littérature africaine, qui m'a initié à l'aventure de la recherche en dirigeant mon mémoire de Maîtrise. Son ouverture d’esprit et sa disponibilité à collaborer avec ses étudiants continuent toujours de me marquer indélébilement.
Puissent, enfin, tous ceux qui de près ou de loin ont cru en moi, trouver ici l’expression de mon infinie reconnaissance.
AVANT-PROPOS
Les champs de lecture sur l’œuvre d’Ahmadou Kourouma sont multiples et variés. Parmi les chercheurs qui se sont intéressés aux romans de cet écrivain, certains traitent des problèmes de la langue, du style et de l’écriture ; d’autres abordent des questions sociologiques et politiques. Nous y trouvons évidemment aussi ceux qui s’interrogent sur des aspects philosophiques et métaphysiques.
D'aucuns peuvent alors penser, à tort ou à raison, qu'il serait inopportun et peut-être même dépassé de consacrer encore un travail de thèse à l'œuvre romanesque de Kourouma. Mais peut-on évacuer définitivement une œuvre d'art de tout son sens? Qui plus est, une œuvre romanesque, laquelle se prête essentiellement à une lecture indéfiniment plurielle, dynamique et forcément contrastée. Il est vrai que, pour des raisons d'actualité, il serait de bon ton que le chercheur se dirige vers les nouveaux produits littéraires. Mais qu'en est-il si les problèmes posés par un écrivain dit "classique" demeurent encore d'actualité et suscitent continuellement débat? Dans ce cas, il est fort plausible d'entreprendre une autre lecture des textes kouroumiens. La conception des uns, n’étant pas forcément celle des autres sur une même chose ; l’important est de ne jamais, pour quelque raison, entraver l’expression de l’esprit. Ce qui veut dire que nous pouvons renouveler notre lecture à partir des creux, des vides et des lacunes du discours critique antérieur. En tant que composante dynamique du métatexte, la critique se veut, en effet, par extension, un des lieux de la dimension pragmatique du texte. Nous voudrions, dans cette perspective, interroger ce discours qui, par son élaboration même, se déploie sans s'épuiser. Loin de prétendre à l'exhaustivité, ou d'entendre formuler un quelconque jugement sur le travail jusqu'ici effectué par la critique, l'ambition de notre recherche reste modeste : relancer les réflexions sur la problématique littéraire de l'inscription du champ de la religion et de l'hybridation de l'écriture chez Ahmadou Kourouma.
En réalité, on ne saurait appréhender l’œuvre de Kourouma dans son intégralité si on n’y considère pas les champs de la religion et de l'hybridation de l'écriture comme des concepts opératoires fondateurs de son esthétique romanesque. Il sera important de comprendre que les problèmes de langue et de style, du mélange des genres ainsi que de l'errance des personnages-clé, correspondent, dans une large mesure, à une transposition au plan scriptural du social absolument marqué par les réalités culturelles et surtout religieuses.
Nous voudrions par ce travail approfondir la réflexion sur l'inscription des rapports entre la religion et l'écriture d'hybridation dans les romans de cet écrivain, une thématique que beaucoup de chercheurs ont juste mentionnée très souvent en filigrane dans leurs différentes études. De plus, si la critique s'accorde à affirmer que l'écriture de Kourouma est complexe et novatrice, peu nombreux sont ceux qui sont allés dans le sens de l'interprétation de cette forme d'écriture. Ce sont ces insuffisances que nous entendons contribuer à combler.
INTRODUCTION GÉNÉRALE
Le roman est un genre littéraire où sont généralement transposés des faits sociaux d'une époque donnée. Ainsi, il est possible de saisir, avec Barthes, la littérature comme le produit d’une société historique. De ce fait, toute production littéraire devient le résultat du rapport entre l’écrivain et la société, et se trouve liée aux grandes crises de l’Histoire: « L’écriture est un acte de solidarité historique »1. Du coup, il est tout à fait aisé de lire l’Histoire dans les Signes de la Littérature : « Il n’est pas nécessaire de recourir à un déterminisme direct pour sentir l’Histoire présente dans un destin des écritures »2. Ceci est de conséquence : la littérature, et plus spécifiquement le roman, se présente désormais comme création de l’écrivain et conscience de la société, puisqu’il ne naît véritablement que d’un rapport intime de l’écrivain et de sa société. En clair, il n'existerait pas une véritable littérature en dehors d'une certaine spatialité socio-historique qui fonde et conditionne les aspirations profondes de l'écrivain.
Michel Zéraffa3 adhère aussi à cette réalité romanesque qui puise sa matière à la source du social. Il fait comprendre que, dans le mode de la narration romanesque, la société entre dans l'Histoire, qui en même temps se saisit d'elle et la pénètre. C’est dire que le social, mieux les réalités sociopolitiques africaines de l'avant et de l’après indépendance sont représentées comme des problèmes scripturaires chez les écrivains post-coloniaux, en particulier chez Ahmadou Kourouma dont les textes s’identifient d’emblée comme le lieu par excellence de la recréation systématique du roman négro-africain, et dont l’écriture, nouvelle, laisse transparaître des stéréotypes à connotation sociopolitique et culturelle. Parlant de représentation culturelle, il faut noter que l'œuvre de Kourouma est fortement imprégnée par la thématique de la religion qui semble en être même le fondement.
En effet, si le roman est le premier art qui signifie l’homme d’une manière explicitement historico-sociale, pour parler comme Michel Zéraffa, il se vérifie que le fait religieux trouve irréfutablement une place non moins importante dans la création romanesque d'Ahmadou Kourouma.
Ainsi, les romans de Kourouma, tout comme L’Aventure ambiguë (1961) de Cheikh Hamidou Kane ou Une si longue lettre de Mariama Bâ, pour ne citer que ces deux là, constituent des lieux de représentation du phénomène religieux qui fait l’objet d’un traitement tout à fait particulier. La thématique de la religion y tient indéniablement une place qui mérite une attention particulière. Musulman, l'écrivain ivoirien intrigue beaucoup par le traitement qu’il fait de la notion de « religion » dans ses romans, d’autant qu’il entreprend de montrer que l'identité religieuse de ses personnages est fortement marquée par une certaine hybridité qui est à l'image même de son processus d'écriture sous-tendu par l'hybridation.
Or, nous savons que les textes issus du monde post-colonial définissent une scénographie4 qui s’appuie sur une poétique de l’hybridité. De toute évidence, il se note que dans un monde où les mutations, les échanges et les hybridations sont sans cesse évoqués et mis en valeur, une identité reposant sur ces principes paraîtrait mieux à même d’incarner l’homme africain "nouveau", hybride par culture, en phase avec les déchirements de l’identité à l’ère globale et globalisante et, par là, également capable de déchiffrer les complexités du monde postmoderne marqué par la mondialisation.
Même si dans L’Occident décroché (2008), Jean-Loup Amselle met en garde contre le concept d’hybridité, il faut remarquer que, dans les littératures postcoloniales, parmi lesquelles on peut inscrire sans se tromper l'œuvre romanesque de Kourouma, la problématique de l'hybridité est perçue en termes de représentations, d'imaginaire identitaire et non en termes d'essence, auquel cas il faudra comprendre que les métissages sont la norme et non l'exception, et qu'il existe des dangers d’une conception qui tend à faire croire que l’hybridation est une nouveauté.
Ce qui est nouveau chez Kourouma, c'est qu'il traite justement l'hybridité en rapport avec la thématique de la religion et montre une volonté manifeste d'hybridation scripturaire qui se trouve être à l'image de l'hybridité culturelle, plus précisément religieuse de l'Africain post-colonial.
Notre objectif général est de montrer les relations entre le traitement de la religion et l'écriture d'hybridation dans l'œuvre romanesque d'Ahmadou Kourouma.
Intitulé « Religion et écriture d'hybridation dans l'œuvre romanesque d'Ahmadou Kourouma », notre sujet implique une étude qui montrera spécifiquement que l'inscription de la thématique de la religion est, dans l'œuvre de cet écrivain, un paradigme suffisant correspondant le mieux à la nouveauté scripturale qu'il propose et qui se fonde sur l'hybridation. Il sera aussi question de proposer une approche herméneutique de l'hybridation dans les textes kouroumiens.
Plus clairement, cette étude nous ouvre la perspective, non seulement de nous interroger sur les conditions d’une transcription de la religion en faits littéraires, mais de mener également une réflexion sur la production romanesque des écrivains négro-africains, en l’occurrence Kourouma, que la critique considère comme une figure de proue dans le renouvellement du roman africain.
Notre travail concernera quatre romans de cet auteur à savoir Les soleils des indépendances (1970), Monnè, outrages et défis (1990), En attendant le vote des bêtes sauvages (1998) et Allah n’est pas obligé (2000). Dans ses romans, Kourouma propose sa lecture du social et spécifiquement du religieux.
Les soleils des indépendances est un témoignage immédiat sur les désenchantements de l’après indépendances politiques en Afrique subsaharienne, avec un regard particulier porté sur la religion islamique; Monnè, outrages et défis dresse le paysage des différents heurts qui ont émaillé la rencontre entre les Blancs et les Noirs à l'époque précoloniale et coloniale; En attendant le vote des bêtes sauvages retrace la période de la guerre froide et « la folie » des dictateurs africains post-coloniaux dont le pouvoir a pour socle la religion et la magie, et Allah n’est pas obligé présente l’embrasement de l’Afrique occidentale dans les vagues de guerres civiles (celles du Libéria et de la Sierra Léone, notamment); il s'agit d'un roman composite dénotant d'une grande complexité narrative et discursive qui relève de l'hybridation.
En puisant la substance de ses œuvres aux sources sociales, Kourouma s’évertue également à montrer le fait religieux tel qu'il se manifeste en Afrique subsaharienne, et plus particulièrement en milieu malinké. Il reste maintenant pour nous de chercher à comprendre les actions de ce romancier, lui-même ayant fait l'expérience des contradictions culturelles par ces multiples voyages, et à évaluer la place importante qu'occupent les faits religieux dans ses œuvres.
Par ce travail de recherche, nous voudrions savoir comment le champ de la religion fonde l’écriture romanesque d’Ahmadou Kourouma, quel regard cet auteur porte sur la religion, comment il procède à l'hybridation de son écriture et quelles significations revêtent l'hybridité religieuse et l'hybridation scripturaire dans son œuvre romanesque.
Au regard de toutes les questions qui guideront nos recherches, nous pouvons postuler d’ores et déjà que:
- la religion constitue le fondement de l'œuvre romanesque d'Ahmadou Kourouma;
- il existe une corrélation entre le syncrétisme et l'œcuménisme religieux des personnages et le caractère hybride de la langue, de l'écriture et du discours dans les textes kouroumiens;
- l'écriture hybridée de Kourouma peut s'interpréter comme une écriture nihiliste;
- l'inscription du champ de la religion permet à Kourouma de porter un regard critique sur les religions;
- l'œuvre romanesque de Kourouma propose une approche fonctionnelle de l'hybridité qui rejoint le concept senghorien de la Civilisation de l'Universel.
La suite de notre étude permettra de vérifier la validité de ces quatre postulats que nous venons de poser. Signalons que de nombreuses études ont été consacrées à l'œuvre de Kourouma et l'état de la recherche nous permet de faire sur ces diverses études.
Les travaux sur Ahmadou Kourouma ont été effectués par de nombreux critiques en l’occurrence Adrien Huannou5, Jean Derive6, Marie-Paule Jeusse7, Pius Ngandu Nkashama8, Jean-Claude Nicolas9, Ghislain Ripault10 et Madeleine Borgomano11, etc.
Plusieurs thèses ont été notamment consacrées à l’écriture de Kourouma. Parmi ces travaux de thèse, on trouve : Histoire et fiction dans la production romanesque de Kourouma12, Histoire : « Outrages et défis » : analyse d’Allah n’est pas obligé d’Ahmadou Kourouma 13, Le réel et sa représentation dans l’œuvre romanesque d’Ahmadou Kourouma14, Le discours proverbial chez Ahmadou Kourouma15 et Poétique de la violence dans l'œuvre d'Ahmadou Kourouma16
Certains de ces travaux traitent des problèmes de la langue, du style et de l’écriture ; d’autres abordent des questions sociologiques et politiques. Nous y trouvons aussi ceux qui s’interrogent sur des aspects philosophiques et métaphysiques. C’est dire que les champs de lecture sur l’œuvre d’Ahmadou Kourouma sont multiples et variés.
Comme on peut le remarquer, beaucoup de travaux ont été consacrés à l’œuvre de ce romancier. Cependant, les questions que ces romans posent à la critique ne sont pas toutes évacuées. En effet, le champ des relations entre le traitement de l'hybridité religieuse et l'hybridation scripturale n'est pas encore exploré en profondeur.
Pour notre lecture critique des romans de Kourouma, nous aurons recours à trois méthodes critiques : la sociocritique, la sémiotique et l'herméneutique. Il est important d'exposer ces méthodes et de préciser comment nous comptons les appliquer.
La sociocritique est une théorie élaborée au cours des années 1970. Claude Duchet utilisa pour la première fois le terme «socio-critique» en 1971. Mais il faut noter que Lucien Goldmann considère que la bonne littérature transcrit la vision du monde. Elle ne saurait être une copie fidèle de la réalité sociale, sinon une représentation de l’ensemble des aspirations et des idées qui réunit les membres d’un groupe ou d’une classe sociale et les oppose aux autres groupes. A ce sujet, il souligne:
Notre hypothèse est que le fait esthétique consiste en deux paliers d’équation nécessaire : -a) Celle entre la vision du monde comme réalité vécue et l’univers créé par l’écrivain. -b) Celle entre cet univers et le genre littéraire, le style, la syntaxe, les images, bref les moyens proprement littéraires qu’a employés l’écrivain pour s’exprimer. Or si l’hypothèse est juste, toutes les œuvres littéraires sont cohérentes et expérimentent une vision du monde.17
L’apport des travaux de Goldmann sera décisif dans la construction de la discipline sociocritique. Du structuralisme goldmannien, la sociocritique gardera la dialectique du rapport au monde. Cette dialectique se résume en trois points. En premier lieu, il convient de dire que la littérature se saisit à travers deux entités : l’une est fonctionnelle et l’autre est structurelle. Alors, l’on ne peut pas comprendre la structure sans la signification et la fonctionnalité. En deuxième lieu, toute structure a un caractère fonctionnel étant donné que la structure elle-même est faite de fonctions. Enfin, ce sont les hommes qui transforment les structures, créent les antagonismes, effectuent le passage d’une structure ancienne et dépassée à une structure nouvelle, fonctionnelle et significative.
La sociocritique, dans sa conceptualisation actuelle, telle que la théorisent Claude Duchet et Edmond Cros (les approches qui vont nous intéresser dans le cadre de ce travail) revendique la notion de texte qui pendant longtemps a été l’objet de prédilection des théories sémiotiques et structuralistes. Elle vise donc à étudier le caractère social des romans de notre corpus; elle va s'intéresser donc à leur transformation en un objet social, aux rôles et fonctions qu'ils occupent dans l'univers du discours social de l'Afrique post-coloniale. Les romans de Kourouma se fondent essentiellement sur l'inscription du religieux.
La méthode sociocritique permettra, en définitive, d’appréhender le texte kouroumien dans toute sa globalité, qu’il s’agisse du fond ou de la forme. Elle aidera à circonscrire l’univers social dans les romans du corpus et considèrera les niveaux textuels comme des structures à la fois linguistiques et sociales, médiatisées par une vision du monde intercalée entre la réalité sociale et la fiction. Ainsi, notre objet d'étude portant sur la problématique de l'inscription de la religion au plan romanesque, la sociocritique nous semble mieux indiquée pour approfondir l'étude de la signification sociologique des romans de Kourouma à la lumière des faits religieux.
En dehors de la sociocritique, nous considérons également l'approche sémiotique pour comprendre l'écriture hybridée de Kourouma.
Dans son emploi moderne, le terme sémiotique est d’abord utilisé par Ch. S. Pierce, pour qui la sémiotique est une doctrine des signes. De manière générale, la sémiotique visera les modes de la signification. Son domaine est le texte considéré comme pratique signifiante. Selon les questions que nous poserons aux textes kouroumiens, nous aurons fondamentalement deux approches de la sémiotique. Avec A. J. Greimas, nous aurons une sémiotique de type structural, et avec J. Kristeva, une sémanalyse.
Pour déterminer les conditions d’une sémantique scientifique, Greimas pose comme point de départ incontournable la signification. En effet, dit-il : « Le monde ne peut être dit humain que parce qu’il signifie quelque chose. »18. L’étude de la signification permet de constater que la langue est faite d’oppositions et nous conduit à affirmer que nous percevons des différences, c’est-à-dire au moins deux termes-objets simultanément présents dans la structure élémentaire. L’analyse selon la sémiotique structurale va consister à diviser le texte kouroumien en codes littéraires. La procédure de la fragmentation est assumée par des démarcateurs à ses frontières. On doit, en linguistique discursive, considérer la segmentation comme une des démarches empiriques dont le but est de décomposer provisoirement en séquences. L’analyse de la séquence conduit à isoler des segments qui permettent de reconnaître une projection de la relation paradigmatique sur le déroulement syntagmatique de la séquence. Cette méthode permet de passer en revue le plus grand nombre de faits textuels possibles qui sont des transpositions de faits socio-historiques marquant l'hybridation scripturale.
Pour Julia Kristeva, « la sémiotique est ainsi un type de pensée où la science se vit (est conscience) du fait qu’elle est une théorie »19. Dès lors, Kristeva présente la sémiotique comme une formalisation, une théorie. Elle poursuit en faisant comprendre que
La sémiotique se prépare ainsi à devenir le discours qui évincera la parole métaphysique grâce à un langage scientifique et rigoureux, capable de donner des modèles du fonctionnement social des différentes pratiques sémiotiques20.
Dans la sémiotique de Kristeva, le texte assume une haute fonction sociale au service de l’écrivain ; en effet, dit-elle : « Par sa manière d’écrire en lisant le corpus littéraire antérieur ou synchronique l’auteur vit dans l’histoire, et la société s’écrit dans le texte »21. Le texte sera donc vu successivement comme écriture, présentant des grammes scripturaux et comme des grammes lecturaux. Cet aspect de l’analyse sémiotique selon Kristeva va permettre de saisir le social dans les romans de Kourouma, à travers la complexité de son écriture. L’analyse sémiotique, qu’il soit question de l’approche de Greimas ou celle de Kristeva, permet d’atteindre un degré supérieur de précision. Et comme toute méthode immanente, elle permet une bonne description du micro-univers choisi, en vue de la construction d’un modèle.
L'herméneutique de Hans-Georg Gadamer, quant à elle, nous permettra d'interpréter l'hybridité religieuse et l'écriture d'hybridation.
Nous avons mieux connu ce théoricien grâce aux travaux que Jean Grondin22 lui a consacrés. Avant de parler de la conception gadamérienne de la démarche herméneutique, il nous semble d'abord opportun de répondre à la question de savoir ce qu’est l’herméneutique. L’herméneutique, dans son acception la plus usuelle et la plus traditionnelle, désignait l’art d’interpréter et plus particulièrement l’art d’interpréter correctement les textes. Elle était donc déjà vouée aux textes. Le terme d’herméneutique vient du verbe grec hermeneuein qui veut dire interpréter. L’herméneutique s’est dès lors comprise comme art de l’interprétation.
L'ouvrage fondateur de l'herméneutique gadamérienne est Vérité et méthode23 publié initialement en 1960 et dans lequel il entreprend de dégager les grandes lignes d'une herméneutique philosophique, autrement dit les réquisits d'une méthode orientée dans le sens de la vérité. Gadamer montre, au fil de Vérité et méthode, que l'expérience effective de la pensée est précisément celle de la parole, puisqu'elle se déploie dans le champ de la langue et actualise sur le mode du dialogue la structure à préalable qui est celle de la question et de la réponse.
C'est cette démarche que nous avons adoptée pour comprendre et interpréter l'esthétique romanesque d'Ahmadou Kourouma, une esthétique marquée par l'hybridité religieuse et l'hybridation scripturaire. Enfin, la signification de notre interprétation des textes kouroumiens est portée dans ce que Gadamer nomme « la fusion des horizons du texte et de l'interprète ».
Au total, avec la sociocritique, la sémiotique et l'herméneutique, trois méthodes d’analyse qui s’incluent d’ailleurs, nous pourrons aisément saisir la substantifique moelle de la production romanesque d’Ahmadou Kourouma. La démarche consistera à interpréter les faits religieux à partir des textes kouroumiens. D'autant qu'il s'agira de saisir, à l'aide de la sémiotique, le social dans le fonctionnement des textes, qui renvoient à une certaine réalité de la vision du monde de l'auteur que nous éclairerons par l'herméneutique. Pour ce faire, nous organisons notre travail en trois parties.
La première partie intitulée « Des fondements du religieux à l'écriture d'hybridation dans les romans d'Ahmadou Kourouma » explore les manifestations du fait religieux et de l'écriture d'hybridation dans la production romanesque de cet écrivain . En montrant dans un premier temps, dans le chapitre 1, le fondement religieux dans les romans de Kourouma, nous avons étudié l'hybridation au plan scriptural dans le chapitre 2 en précisant que cette forme d'hybridation rend compte du comportement syncrétique des personnages. Nous avons abordé là des questions liées à la polyphonie et au dialogisme, comme vecteurs d'hybridation discursive et montré l'intertextualité et l'architextualité comme modes scripturaires de l'hybridation.
Dans la deuxième partie qui a pour titre « De l'hybridité religieuse à une interprétation nihiliste du personnage syncrétique », il a été question de montrer les aspects de l'hybridité religieuse et d'interpréter le comportement du personnage syncrétique. Ainsi, dans le chapitre 3, nous avons montré essentiellement les religions traditionnelles africaines ainsi que l'hybridité religieuse des personnages kouroumiens. Dans le chapitre 4, nous avons lu l'écriture hybridée et le comportement syncrétique du personnage kouroumien en les rapprochant du nihilisme.
La troisième partie: « Pour une herméneutique de l'hybridité religieuse et de l'hybridation scripturaire chez Kourouma » est réservée à l'interprétation de l'œuvre de cet auteur. Tandis que le chapitre 5 est consacré à l'analyse de la vision kouroumienne de la religion ainsi que de sa relation critique avec celle-ci, le chapitre 6, enfin, a tenté de rapprocher la perception kouroumienne de l'hybridité et de l'hybridation des principes fondamentaux de la Civilisation de l'Universel au sens senghorien du terme.
PREMIÈRE PARTIE DES FONDEMENTS DU RELIGIEUX À L'ÉCRITURE D'HYBRIDATION DANS LES ROMANS D'AHMADOU KOUROUMA
CHAPITRE 1 FONDEMENT DU RELIGIEUX DANS LES OEUVRES DE KOUROUMA
En lisant les romans de Kourouma, il est aisé d'observer que celui-ci accorde une importance particulière à la religion. La preuve en est que ce romancier, dans une interview accordée à Ouédraogo24, affirme que, dans ses récits, la religion, en l’occurrence l’islam, « n’est pas simplement de la fiction » parce qu’elle « correspond au sens de l’histoire ». Nous pouvons alors comprendre pourquoi certains critiques, lui ayant consacré des publications, s'intéressent à la thématique de la religion dans son œuvre romanesque. Afin de mesurer la pertinence de ce chapitre, nous trouvons convenable de préciser les contours théoriques de la notion de religion.
Trois formes étymologiques de la notion s’imposent. La première forme est religare: mot latin signifiant « re-lier », il suggère le fait, soit de relier les hommes entre eux, d’où l’idée de « religion sociale », soit de relier les hommes aux dieux, à la nature entière, au cosmos. Il s’agit là d’une « religion naturelle » désignant l’ensemble des rites pratiqués dans une communauté particulière. C’est cela qui est décrit comme re-ligion et cela sous-tend une vision du monde, elle est aussi bien particulière, une symbolique, des ancêtres mythiques communs devenus des dieux dans notre souvenir, et une cosmogonie, vivifiant le mythe fondamental.
La seconde forme étymologique du mot est donnée par Émile Benveniste dans son Vocabulaire des Institutions indo-européennes25. Ce mot viendrait, dit-il, de relegere, « recollecter, reprendre » pour un nouveau choix, revenir à une synthèse antérieure pour la recomposer. Il y a là une idée de ré-forme et, par conséquent, de renaissance mais aussi un risque de déviations possibles sous l’influence de divers prophètes successifs (ceux qui se disent les “interprètes” de la parole du dieu considéré et qui se sont autoproclamés tels...). Re- legere pourrait alors être : réorganiser notre domaine réel dans un sens plus conforme à cet irrésistible besoin d’absolu ou de perfection que nous portons en nous.
La troisième forme étymologique du mot nous vient de Jean Haudry26. Pour lui, le mot « religion » proviendrait de « religio » dans lequel il voit la forme substantive correspondant à religare « lier en arrière, retenir attaché » : ainsi, religio jusjurandi, « le lien religieux du serment » est la nominalisation de jusjurandum religat hominem, « le serment tient l’homme attaché ».
De ces considérations étymologiques de la notion, il est possible de définir la religion comme la liaison naturelle d'une communauté qui résulte d'une conception du monde commune - laquelle transparaît dans ses mythes fondateurs - ainsi que de la pratique des rites festifs qui les mémorisent et les illustrent.
Par ailleurs, il est de nombreuses théories qui s’efforcent d’expliquer l’existence de la Religion. Nous observons que ces théories sont principalement de deux types : psychologiques et sociologiques.
Les théories psychologiques sont celles, par exemple, qui expliquent la religion par le désir de l’homme d’expliquer des phénomènes qu’il ne comprend pas ou ne parvient pas à maîtriser. La valeur explicative de la religion, en donnant à certains phénomènes naturels une explication surnaturelle, permettrait à l’homme de mieux maîtriser son environnement et atténuerait sa peur ou son angoisse. Mais ce serait au prix d’une aliénation de l’esprit, dont l’une des premières formulations remonte à Ludwig Feuerbach (1804-1872). Faisant de la Religion à la fois un voile d’ignorance et un « rêve de l’esprit humain », celui-ci affirme, au début du XIXe siècle, que Dieu n’est qu’un homme idéalisé, appréhendé de manière illusoire sous une forme objective. L’aliénation religieuse consiste alors en ce que l’homme se dépossède de sa propre essence au profit d’un autre que lui.
La thèse de l’aliénation de l’homme par la religion va connaître ses développements les plus substantiels avec Karl Marx dans Critique de la philosophie du droit de Hegel 27. Pour celui-ci, la croyance religieuse est aussi une aliénation de l’esprit humain. La démonstration de Marx repose sur une idée relativement simple : la Religion, comme toute idéologie, a une fonction de « masque ». Elle dissimule aux masses sociales les rapports de domination de classes auxquelles elles sont soumises. Pour Marx, la religion est « l’opium du peuple », parce qu’elle donne aux couches sociales les moyens de supporter (et donc d’accepter) les conditions d’existence.
Sigmund Freud28, quant à lui, interprète la religion à la fois comme l’expression déguisée de désirs non maîtrisés qui se projettent dans l’illusion, c’est-à-dire comme une hallucination refoulée, et comme un modèle de « dépendance infantile absolue » vis-à-vis d’un Père par rapport auquel l’humanité n’est pas encore devenue adulte. La religion, écrit-il, est une « névrose collective obsessionnelle » universellement répandue, une illusion née de la nécessité dans les sociétés primitives de modérer certains aspects agressifs et destructeurs de la nature humaine. Expression d’un conflit intérieur entre nos aspirations conscientes et nos désirs inconscients, elle se définit avant tout comme source de culpabilité et d’angoisse.
Si les explications psychologiques s’occupent surtout du sentiment religieux, les explications sociologiques, elles, s’intéressent avant tout à la religion comme institution et comme source de cohésion sociale. C’est avec Émile Durkheim que nous retrouvons le prototype de l’explication sociologique de la Religion. Dans son livre Formes élémentaires de la vie religieuse, paru en 1912, il fait comprendre que le fait social n’étant jamais réductible à une simple somme de faits individuels, les hommes entretiennent la société par le culte religieux. Durkheim pose ainsi qu’il y a pratiquement consubstantialité entre la religion et la société. La religion se définit donc au fond comme la représentation symbolique d’un certain ordre social. Structurant fondamental de la vie sociale et politique, elle n’est pour la société qu’un simple moyen de s’instituer elle-même et de perdurer.
De toutes ces tentatives des uns et des autres de donner une substance significative à la notion de « religion », il ressort essentiellement que la religion relie, et qu’elle relie même doublement - les hommes entre eux et la société avec l’invisible. Elle se définit alors en rapport avec le sacré29, le divin. Il s’emploie enfin pour désigner les pratiques d’ordre sacré et profane30. C'est la religion prise comme telle que nous retrouvons chez Kourouma, une relation entre l'humain et le divin qui se manifeste que ce soit dans l'islam, le christianisme ou les religions traditionnelles africaines. Le champ de la religion dans les œuvres de Kourouma, a été abordé par un certain nombre de chercheurs dont nous trouvons utile de mentionner sommairement les travaux.
En effet, dans une étude traitant de la représentation de l’identité dans les romans de Kourouma et dans ceux de deux autres auteurs31 africains, Mouhamadou Diop32 a examiné la religion telle qu’elle se manifeste dans la vie des personnages kouroumiens. Ce critique a focalisé son analyse sur les dualités ci-après: le sacré et le politique, la corruption et la religion, les rapports entre les musulmans et les non-musulmans. Quant à Madeleine Borgomano33, elle a analysé la fonction de la magie et de la foi islamique dans En attendant le vote des bêtes sauvages et, dans Monnè, outrages et défis, elle a abordé la problématique identitaire dans une société où règnent l’animisme et l’intégrisme religieux. Jean-Claude Nicolas34, de son côté, a examiné la place qu’occupent les coutumes et croyances dans la vie personnelle ou collective dans Les Soleils des indépendances. Enfin, étudiant ce même roman, Jean-Pierre Gourdeau35 s'est intéressé à la thématique de la religion dans sa dimension existentielle et a fait une juxtaposition de celle-ci avec le système de croyances métaphysiques représentées dans l’ Aventure ambiguë de Cheick Hamidou Kane.
Au regard de ces divers travaux, il est judicieux de postuler que, pour une grande part, Kourouma s'inspire du champ de la religion pour créer ses univers romanesques. Plusieurs religions et croyances s'imbriquent ainsi dans les romans de cet écrivain, notamment le christianisme, l'islam, les religions traditionnelles africaines.
Dans ce chapitre, nous procédons au repérage des indices, des occurrences et des manifestations du religieux dans les œuvres de notre corpus. Pour ce faire, il sera question d'identifier les niveaux de présence du religieux dans les textes. Ainsi, nous montrerons que la prééminence de certains thèmes déployés à travers les textes, comme le rêve, le sacrifice, la malédiction et la mort, constitue une thématique du religieux chez Kourouma. Ensuite, nous identifierons les espaces sacrés, symboles forts du religieux et prêterons attention à des figures religieuses à l'instar du prêtre, du marabout, de la nonne, du féticheur, etc. Enfin, il sera question pour nous de montrer que ces différents éléments constituent le fondement religieux de l'œuvre romanesque de Kourouma.
1. LA THÉMATIQUE DU RELIGIEUX DANS LES ROMANS DE KOUROUMA
Dans l'œuvre romanesque de Kourouma, la thématique du religieux se déploie à travers des thèmes comme le rêve, le sacrifice, la malédiction et la mort. Ces thèmes subissent un traitement particulier chez Kourouma qui les sort de leur contexte profane pour leur conférer une dimension religieuse.
1.1. Le rêve
Le thème du rêve semble être intrinsèquement lié à la problématique de la religion. Il paraît même en être l'un des facteurs générateurs36. Beaucoup de religions ont vu le jour à la suite d'un rêve ou d'un songe fait par une personne appréciée des dieux, à qui ceux-ci révèlent leur précieux dessein pour les peuples. Le rêve a une fonction très importante dans les relations entre les hommes et Dieu ou les dieux. À la lecture des romans de Kourouma, on s'aperçoit vite et aisément de la présence et des fonctions diverses du rêve. Cet auteur inscrit fondamentalement ce thème dans une dimension religieuse, qui se spécifie d'emblée de la conception onirique de plusieurs penseurs du sujet tels que Henri Bergson, Sigmund Freud, Gérard de Nerval, etc. Qu'est-ce que le rêve? Quelles en sont les fonctions? Quelle en est la conception kouroumienne et sa spécificité religieuse? Ces interrogations constituent des axes de réflexions au terme desquelles nous montrerons que le thème du rêve est fortement religieux chez Kourouma.
1.1.1. Exploration définitoire du rêve
Dans une perspective générale, il faut noter que le rêve est une suite de phénomènes psychiques se produisant pendant le sommeil. Il est caractérisé par des images, des représentations, des activités automatiques excluant la volonté. Il est donc à comprendre que le rêve relève de l'inconscient, un acte mieux une opération psychique dont le rêveur n'a pas le contrôle.
explicitement référence aux rêves. Par exemple la sourate 8 montre Dieu qui intervient dans un rêve en induisant par son intermédiaire un effet émotionnel rassurant face à l'adversité ( verset 43-44). Dans la sourate 12 qui est une version abrégée de l'histoire de Joseph, on retrouve celui-ci interprétant ses rêves par grâces divines (versets 4-6), ainsi que ceux de ses compagnons (versets 36-37) encore ceux d'autres personnes. La sourate 37 est une version de l'histoire d'Abraham et du sacrifice de son fils Isaac. Abraham y raconte à Isaac un rêve où il lui est dit qu'il doit exécuter son fils. Sur l'assentiment de celui-ci, Abraham s'apprête à mettre littéralement le message du rêve à exécution lorsque Dieu l'arrête en lui disant que son obéissance absolue vaut la réalisation de sa vision. Ces exemples montrent le rêve comme un lieu d'intervention de Dieu rectifiant les attitudes conscientes. Ainsi, le rêve peut être prophétique et libérateur et sa compréhension est de l'ordre du don. Il est aussi montré comme une version soit symbolique, soit directe du message qu'il transmet. Enfin, le rêve peut correspondre à un commandement divin.
C'est dans ce sens que Henri Bergson définit le rêve. Pour lui, le rêve est comme : « la vie mentale tout entière moins l’effort de concentration ». Nous pouvons ainsi dire que tout rêve infère la passivité physiologique du rêveur. Quant à Gérard de Nerval, chez qui le rêve remplit aussi une fonction essentielle et ontologique, le monde onirique s'apparente à un para- monde, un monde à côté du monde réel. Il écrit à ce propos dans Aurélia:
Le rêve est une seconde vie. (...) Les premiers instants du sommeil sont l’image de la mort; un engourdissement nébuleux saisit notre pensée et nous ne pouvons déterminer l’instant précis où le moi, sous une autre forme, continue l’œuvre de l’existence. C’est un souterrain vague qui s’éclaire peu à peu et où se dégagent de l’ombre et de la nuit les pâles figures gravement immobiles qui habitent le séjour des limbes. Puis le tableau se forme, une clarté nouvelle illumine et fait jouer ces apparitions bizarres : le monde des esprits s’ouvre pour nous.37
Dans La psychanalyse, Daniel Lagache partage la même appréhension du rêve. Il écrit :
Le rêve est une activité de l’homme endormi, par laquelle le Moi, qui désir dormir, cherche à réduire les motivations qui tendent à réveiller le dormeur ; d’où les deux formules de Freud : « le rêve est le gardien du sommeil » et « le rêve est la réalisation d’un désir ». Ordinairement le rêve apparaît dénué de sens, d’une tonalité affective énigmatique, c’est que la pensée du rêve n’a pas la structure de la pensée vigile : le contenu manifeste est un raccourci du contenu latent (condensation). Chaque élément manifeste dépend de plusieurs pensées latentes (surdétermination) ; la charge affective se détache de son objet véritable et se porte sur un objet accessoire (déplacement) ; la pensée conceptuelle s’exprime en représentation visuelle (dramatisation) ; elle use de symboles (symbolisation) ; enfin le Moi du rêveur introduit dans ses productions oniriques un ordre logique ou une interprétation tendancieuse (élaboration secondaire).38
De ces différentes approches de la question, il est donné de retenir que le rêve est investi d'un langage mystique du monde, encodé par l'assemblage de symboles et d'images significatifs. Il est donc question de mondes parallèles qui interagissent, et entre lesquels le rêveur effectue des allers-retours. Il s'agit d'un monde dont le langage nécessite une opération de décryptage pour s'appréhender.
Dans la conception freudienne, les objets, qui trouvent dans le rêve une représentation, sont peu nombreux. Il faut peut-être en déduire que tous les éléments de la vie n'ont pas forcément leurs représentations oniriques. En effet, nous allons citer ici quelques exemples de symboles énumérés par Freud dans son Introduction à la psychanalyse39. Il soutient que le corps humain, les parents, les enfants, frères, sœurs, la naissance, la mort, la nudité sont essentiellement représentés par la « maison». Les maisons aux « murs lisses » représentent des « hommes » et celles qui ont des balcons auxquels on peut s’accrocher représentent les « femmes ». Les parents ont pour symboles l’empereur ou l’impératrice, le roi et la reine et d’autres personnages illustres. Les enfants, les frères, les sœurs sont symbolisés par les petits animaux, la vermine. Des éléments de ce type permettent de saisir le sens et le fonctionnement du rêve.
1.1.2. Le rêve: son fonctionnement et ses fonctions chez Kourouma
Les rêves reçoivent une attention particulière dans la tradition africaine, qui accorde à leur interprétation, comme à l'oniromancie, une place de choix que l'on retrouve dans les romans africains et, particulièrement, dans les romans de Kourouma.
Les rêves des personnages kouroumiens comportent souvent une part de réalisme et une part d'allégorie ; aussi ne s'agit-il pas ici de la distinction entre rêves véridiques et rêves allégoriques, distinction principale du grec Artémidore40, mais des thèmes oniriques en rapport avec les structures socio-économiques décrites dans les romans, le vécu des personnages, leurs désirs, leur spiritualité. Nous allons focaliser notre démonstration sur Les soleils des indépendances et En attendant le vote des bêtes sauvages, car nous y avons repéré des cas de rêves qui, à notre avis, illustrent bien l'approche kouroumienne de la question. Notre démarche va consister ici à nous focaliser sur quelques symboles, pas très exhaustifs bien évidemment, mais qui nous paraissent les plus significatifs et les plus illustratifs. Nous nous intéresserons au rêve que Fama Doumbouya fait au sujet du ministre Nakou de la République des Ébènes dans Les soleils des indépendances et à celui de la vieille sorcière à propos de Koyaga lors de sa retraite dans les montagnes du pays paléo après son coup de force politique dans En attendant le vote des bêtes sauvages. Nous montrerons, au final, que ces rêves portent essentiellement une charge religieuse.
Dans Les soleils des indépendances, nous remarquons que le rêve de Fama relate en fait l'épouvante des Malinkés et des habitants en général de la capitale de la République des Ébènes en grande effervescence, engouffré dans une termitière, et dévoile de nombreux symboles. Des reptiles, serpents, crocodiles, reptiles écailleux, une termitière, un gouffre, des flammes, un tombeau, des hyènes, des cases en ruine, de nouveaux murs épargnés par le feu, un cynocéphale aux griffes de flammes, des hommes nus, une femme voilée de blanc. Nous pouvons procéder à l'association de ces symboles qui sont catégorisables en trois ensembles: les animaux dangereux (les reptiles = les serpents, les crocodiles, les reptiles écailleux; les hyènes, un cynocéphale aux griffes de flamme), les hommes (des hommes nus, Fama, une femme voilée de blanc) et le désastre (ville grouillante balayée par la flamme, cases fumantes et en ruines, etc.)
Il est à noter que dans le rêve de Fama, une grande catastrophe a cours. Ce rêve s'apparente à une vision apocalyptique, une fin du monde. La présence des bêtes féroces et surtout celle d'un cynocéphale aux griffes de flammes rappellent les récits eschatologiques. En ce sens, le rêve devient le lieu de la lutte entre les forces du Bien et celles du Mal. Il représente à cet effet un espace où les esprits bienfaisants peuvent intervenir en faveur des humains pour leur donner des directives afin de prévenir, mieux, de conjurer les catastrophes. Dans le rêve de Fama, la femme en blanc apparaît comme un agent du Bien qui vient avertir contre le malheur. Elle rassure Fama et lui demande de ne pas s'inquiéter:
Fama épouvanté détala, mais il fut vite rejoint par la femme. « Viens ! dit-elle à Fama, mettons-nous à l'écart. Moi, te vouloir du mal! Ne m'assimile pas à celui-là », poursuivit-elle en parlant avec mépris du singe et en dédaignant l'endroit où le monstre avait disparu (Les soleils des indépendances, p.164).
Il apparaît clairement que la femme en blanc est une représentation symbolique du Bien en conflit perpétuel contre le Mal incarné par le cynocéphale. Cette problématique est foncièrement religieuse et Kourouma, en la présentant sous des traits oniriques, rappelle à la vérité l'éternel conflit entre la Vie et la Mort, le Bien et le Mal au sens religieux des termes, c'est-à-dire, en rapport avec le divin où un message de délivrance est annoncé. En cela, le rêve kouroumien se démarque des théories freudiennes et affirment une certaine authenticité qui marque une dimension spirituelle de la question.
Notons, de prime abord, que tout rêve comporte un ensemble de codes et de symboles qui nécessitent d'être décryptés pour en percer le mystère. Or, nous constatons que le rêve kouroumien est souvent accompagné de son explication, qui descend comme une illumination immédiate pendant que se déroulent les scènes du rêve en question. Il s'agit de comprendre l'énigme contenue dans le rêve. Pour le cas de Fama, la femme voilée lui laissait déjà un message. Partant de ce message, Fama trouva la portée de son discours. Elle disait : « Dis à Nakou de tuer un bœuf en sacrifice et... » (Les soleils des indépendances, p. 164). Le message est donc clair, fondé sur une dynamique propitiatoire où des sacrifices sont exigés pour conjurer le malheur. Le caractère religieux de ce rêve est renforcé par la préconisation de faire des sacrifices. La relation entre l'humain et le divin, et entre les humains eux-mêmes, constituant les axes fonctionnels de la religion, nous retrouvons ici cette relation entre Fama et la femme voilée de blanc (symbolique de la divinité), et entre Fama et Nakou (religion comme rapport entre humains où une personne est porteuse du message divin à l'autre). Fama a vite fait de comprendre le message qu'il devra transmettre à Nakou: « Ah! j'ai compris! tout entendu! Une intrigue tombera Nakou, désolera la ville, mais si Nakou tue le sacrifice, il s’en sortira plus tard, et beaucoup plus tard les intrigants seront démasqués et honnis » (Les soleils des indépendances, p.164).
Dans En attendant le vote des bêtes sauvages, la vieille sorcière vient rapporter son rêve à Koyaga en présence de Nadjouma, la mère de celui-ci et du marabout Bokano ainsi que de Maclédio, le conseiller de Koyaga. Le caractère religieux de ce rêve est contenu dans sa dimension initiatique. En effet, dans son rêve, la vieille sorcière a pu distinguer des prédateurs de redoutables et impitoyables espèces. Chaque carnivore avait indiqué à Koyaga la ruse et le lieu de surprendre et de piéger le gibier. En clair, il y avait dans le rêve un chacal du désert, une hyène des savanes, un charognard, une panthère ainsi que d'autres espèces de bêtes.
Notons dans ce cas que la traduction de ce rêve a été possible grâce à l'art de l'oniromancie du marabout Bokano qui, après avoir tracé des signes dans le sable, a fait transparaître l'interprétation du songe de la vieille. Loin d'être un simple assemblage d'images psychiques au sens freudien du terme, ce rêve est aussi fondamentalement marqué par un fond religieux. C'est tout un ensemble de messages qui est traduit et délivré à Koyaga sur la conduite à tenir après son accession au pouvoir. Les symboles dans le rêve sont identifiables à des éléments réels dont l'association contribue à former la signification du message. Koyaga doit entreprendre un voyage initiatique, selon la traduction savamment déduite par le marabout Bokano:
La politique est comme la chasse, on entre en politique comme on entre dans l’association des chasseurs. La grande brousse où opère le chasseur est vaste, inhumaine et impitoyable comme l’espace, le monde politique. Le chasseur novice avant de fréquenter la brousse va à l’école des maîtres chasseurs pour les écouter, les admirer et se faire initier. Koyaga ne doit poser aucun acte de chef d’État sans un voyage initiatique, sans s’enquérir de l’art de la périlleuse science de la dictature auprès des maîtres de l’autocratie (En attendant le votes des bêtes sauvages, p.183).
Ajoutons que, grâce à la science et à la clairvoyance de Bokano, les bêtes sauvages en présence dans le songe ont pu être identifiées à partir des totems des dictateurs à qui Koyaga devrait rendre visite pour être informé sur la fabuleuse science de la dictature. Dans ce cas, le rêve fonctionne comme une prémonition, mais prend en plus de cela une valeur religieuse en tant que message révélé aux hommes par des entités transcendantales.
Il apparaît que le rêve, tel que perçu et conçu par Kourouma, fonctionne dans une dynamique religieuse comme la manifestation d'une révélation ou mieux encore d'une illumination au travers de laquelle les humains peuvent recevoir des messages codés et symbolisés des entités supérieures. Pris comme tel, le rêve kouroumien se démarque foncièrement de la conception freudienne qui établit obligatoirement un lien entre les souvenirs du rêveur et les symboles du rêve.
Chez Kourouma, le rêve n'est pas du tout le résultat des réminiscences s'assemblant dans le creuset de la mémoire, mais il s'agit d'images et de symboles évoluant dans un espace sacré et comportant une vérité projetée. En effet, dans Les soleils des indépendances, Fama n'a jamais pu transmettre le message à Nakou pour que les sacrifices préconisés soient exécutés. Ces sacrifices avaient pour vocation de conjurer le malheur révélé. La conséquence en est que le ministre Nakou est mort; il a été retrouvé pendu dans sa cellule. De nombreuses arrestations ont eu lieu dont celle de Fama. La capitale de la République des Ébènes est en effervescence exactement comme dans le rêve de Fama. Le rêve apparaît également, partant de cette observation, comme un tableau ou un écran de projection du futur; il est perçu comme avenir. En ce sens, il relève du ressort d'un monde transcendantal, de l'apanage des dieux, de la relation des divinités avec les humains. Il y a donc forcément dans la conception kouroumienne du rêve une dimension sacrée voire religieuse que les théories freudiennes ont manqué de considérer. La raison est peut-être simple: dans les cultures africaines et surtout malinké, l'expérience onirique se donne comme une rencontre réelle avec des gens d'autres sphères de la vie. Ainsi, loin d'être un simple sommeil rempli d'images fantasmagoriques, nourri à la source de l'inconscient selon le sens freudien, le rêve est plus encore un paradigme religieux très important. Il s'agit donc d'un moyen d'avertissement, d'instruction et d'enseignement proprement employé par les mânes des ancêtres, les anges ou encore d'autres esprits pour révéler et guider.
Si le rêve prend une dimension religieuse sous la plume de Kourouma, le caractère religieux de l'acte sacrificiel y est encore plus accentué.
1.2. Le sacrifice
L’étude de l’histoire des religions montre que l’idée de se rapprocher des objets d’adoration en offrant des holocaustes et en présentant des offrandes, est vieille comme l'Humanité. Aucune religion n’a omis ce rite qui n’est exclu de la vie d’aucun peuple. Le sacrifice est souvent une sorte de troc entre l'homme et la divinité dont on veut apaiser le courroux ou obtenir quelque bienfait. La notion de sacrifice repose sur la conviction que la bienveillance de Dieu est acquise par le don et l’offrande. Le sacrifice a pour rôle de faciliter la vie des humains et de leur permettre d'obtenir quelques avantages venus du ciel. Dans toutes les religions, on trouve, sous diverses formes, cette pratique des sacrifices. Le mot « sacrifice » dérive du latin « sacrificare » (sacrum -facere) qui veut dire soit « rendre sacré ce qui est profane », soit « faire un geste sacré ». Dans les deux cas, on sépare clairement ce qui est sacré de ce qui est profane. Le sacrifice se situe à la jonction de ces deux domaines.
C'est le geste sacré que l'homme accomplit pour se concilier avec les puissances divines.
Dans la production romanesque de Kourouma, le thème de sacrifice est présent de façon prégnante. Ce thème prend une coloration fortement essentielle dans l'imaginaire religieux des Africains en général et du Malinké en particulier. En tant que terme du langage religieux universel, le sacrifice chez Kourouma s'apparente à la conception de Bergson qui en dégage ainsi la finalité : « Quant au sacrifice, c'est sans doute, d'abord, une offrande destinée à acheter la faveur du dieu ou à détourner sa colère. Il doit être d’autant mieux accueilli qu’il a plus coûté et que la victime a une plus grande valeur. »44
Mais, il faut noter que les conceptions de la nature et des fonctions du sacrifice divergent d'un penseur à un autre. Raison pour laquelle, avant d'aborder les démonstrations dans la création littéraire de Kourouma, une élucidation théorique préalable permettra de soulever quelques repères en même temps que de préciser ensuite plus nettement ce qui fait la particularité du sacrifice kouroumien.
1.2.1. Le sacrifice chez quelques penseurs
Selon Marcel Mauss, le sacrifice apparait comme « un procédé qui consiste à établir une communication entre le monde sacré et le monde profane par l'intermédiaire d'une victime, c'est-à-dire d'une chose détruite au cours de la cérémonie »41 42. Soulignant l'aspect d'échange, il note: « Si le sacrifiant donne quelque chose de soi, il ne se donne pas ... s'il donne c'est en partie pour recevoir... Au fond il n'y a peut-être de sacrifice qui n'ait été quelque chose de contractuel »43.
Selon les situations, il s'agira donc de définir les termes de la communication, les supports du message et ce qui différencie ce type de message de celui de la prière par exemple. En ce qui concerne l'idée maussienne d'une victime, substitut du sacrifiant, succombant dans l'espace périlleux du sacré où elle a pénétré, et rachetant du coup le sacrifiant qui est resté à l'abri, elle suppose une sorte de sacrilège qui devrait appeler punition plus que satisfaction, à moins que le sacré ne soit moins séparé du profane que Mauss ne le prétende. Par ailleurs, quand on parle de sacrifice, y a-t-il bien toujours immolation ou destruction complète de la victime? Enfin, le sacrifice ne diffère-t-il pas d'un don intéressé ou d'un contrat, et n'implique-t-il pas un échange inégal admis comme tel?
Chez Marcel Griaule, se fondant sur des cas africains comme celui de l'aire culturelle malinké, apparaît davantage l'idée de redistribution d'énergie44. L'immolation libère la force vitale contenue dans le sang de la victime. Nourrie de ce sang, la divinité fait en retour bénéficier l'homme d'une part de sa force. Il faut remarquer qu'il reste à savoir, dans ce cas, comment s'opèrent les échanges énergétiques; si la prière accompagnant l'offrande guide bien le transfert souhaité, comment conçoit-on que la circulation des forces mystiques rétablit l'ordre social et l'ordre cosmique?
En tentant d'apporter des rectifications à quelques-uns de ces points de vue, Luc de Heusch affirme que le sacrifice « ne se réduit pas à son apparence de l'offrande alimentaire, pas plus qu'à un rite de passage utilisant la victime comme un lieu d'une obscure sacralisation d'un être vivant profane en vue d'assurer la communication avec les dieux »45.
Cette assertion, qui nous semble bien définir un aspect essentiel de l'approche kouroumienne du sacrifice, concorde également avec les points de vue de Mauss et de Griaule en ce qui concerne l'interprétation du sacrifice comme système privilégié de mise en communication entre les hommes et les puissances surnaturelles, par l'intermédiaire d'une victime qui est le support d'un message. Il est important de préciser ici que l'adjonction d'un don, d'une offrande, partiellement ou totalement consacré aux forces invisibles, rend le sacrifice différent de la simple prière, bien que tous les deux aient pour vocation et finalité de rendre bienveillantes les entités métaphysiques qui sont censées présider à l'ordre du cosmos, d'entrer en communication avec elles.
Au regard de ces analyses, surtout des apports de Luc de Heusch, il faut noter que dans l'action de contact avec le sacré, il semble inadéquat de supposer une identification entre le sacrifiant et la victime. Soulignons qu'il n'existe ni animalisation de l'homme, ni divinisation de la victime comme c'est le cas dans la religion chrétienne qui, pour une large part, élève Jésus à un rang divin. Sur ce point, Mauss ne fait qu'approcher la signification du sacrifice par des images en affirmant que l'animal sacrificiel est censé transférer au sacrifiant la marque divine qu'il a reçue de la consécration, ce que rejette vigoureusement Luc de Heusch.
Pour René Girard46, dont nous ne partageons pas la thèse, le sacrifice conjurait la violence pour maintenir l'ordre social par le biais d'un simulacre de catharsis. Même si le sacrifice fonctionne comme la mort en ce qu'il restitue une valeur perdue par le moyen d'un abandon de cette valeur, et si cette mort animale semble conjurer la mort humaine et tente de la surmonter pour obtenir un surcroît de vie au bénéfice de la société, rien ne peut justifier dans tous les cas la thèse soutenue par Girard. Notons, certes, qu'il se peut que certaines violences intestines soient apaisées par leur détournement sur une victime qui ne risque pas d'être vengée, mais il est fondamental de remarquer que nul n'a encore dégagé une corrélation entre haute fréquence des sacrifices et basse fréquence des violences.
En somme, il faut retenir que le sacrifice offert aux divinités et aux ancêtres est un moyen de reconnaître leur transcendance et de participer au sacré par la vertu du don, et qu'il instaure une communication entre tous ceux qui y prennent part. Il semble que, pour les Africains en général et le Malinké en particulier, dans la mise en relation du sacrifiant avec son dieu, l'objet de l'échange soit la transmission d'un pouvoir surnaturel de la victime et de celle-ci au sacrifiant.
1.2.2. Le sacrifice chez le personnage kouroumien
Notre objectif à ce point est de montrer les manifestations des rites sacrificiels dans la création romanesque de Kourouma et d'en préciser la dimension religieuse. Le sacrifice, appartenant fondamentalement à la catégorie du don rituel et de l'oblation des êtres sacrés, occupe une place importante dans la vie du personnage kouroumien. Il faut d'ores et déjà remarquer que chez Kourouma le sacrifice n'implique pas nécessairement une effusion de sang, bien que l'immolation accompagne tout sacrifice solennel. En fait, les deux aspects sont présents chez le personnage kouroumien.
Pour mieux rendre compte des manifestations des rites sacrificiels chez Kourouma, nous allons distinguer trois formes de sacrifices à savoir l'expiation, la propitiation et les actions de grâces.
L2.2.1. L'expiation
La majorité des sacrifices portent forcément une visée purificatoire et expiatoire47. Beaucoup ont lieu pour se débarrasser d'une souillure dont le signe peut être une maladie, conséquence d'une rupture d'interdit, ou pour se faire pardonner des fautes contre une divinité ou contre l'humanité. Ainsi, le sacrifice d'expiation apparaît comme un rite de réparation qui sert à conjurer un malheur personnel provoqué par une faute et qui peut se manifester à travers: stérilité, souffrance, calamité naturelle, épidémie, sécheresse, menace de dislocation sociale ou familiale.
Le sacrifice expiatoire est fondamental chez Kourouma. L'exemple le plus illustratif nous semble être la pratique du donsomana48, le récit purificatoire de Koyaga dans En attendant le vote des bêtes sauvages.
En effet, l'enjeu artistique de Kourouma dans En attendant le vote des bêtes sauvages est de présenter justement le récit purificatoire de Koyaga. Le donsomana, nom donné en malinké à ce genre de récit, apparaît nettement comme un rite sacrificiel expiatoire au cours duquel il fallait dire la vérité, toute la vérité sur la dictature de Koyaga. Le cordoua ne martelait-il pas: « Nous dirons la vérité. La vérité sur votre dictature. La vérité sur vos parents, vos collaborateurs. Toute la vérité sur vos saloperies, vos conneries; nous dénoncerons vos mensonges, vos nombreux crimes et assassinats... » (En attendant le vote des bêtes sauvages, p.10).
En fait, rappelons ici que Koyaga venait de perdre la pierre aérolithique et le Coran sacré que le marabout Bokano lui avait cédés, et qui assuraient sa protection contre les malheurs de la vie. Bokano avait prévenu que ces objets sacrés ne toléraient pas l'iniquité et la férocité qu'il serait quasiment impossible pour Koyaga d'éviter à cause de son destin; c'est ce que ce marabout confia à Nadjouma, la mère de Koyaga:
Les hommes de la race de votre fils ne peuvent pas être toujours justes et humains; alors que ni la pierre aérolithe ni le Coran ne tolère l'iniquité et la férocité. Il pourrait nous perdre très souvent. Enseignez-lui que si d'aventure nous lui échappons, qu'il ne s'affole pas. Tranquillement, qu'il fasse dire sa geste purificatoire, son donsomana cathartique par un sora [...]. Quand il aura tout avoué, reconnu, quand il se sera purifié, quand il n'existera plus aucune ombre dans sa vie, la pierre aérolithe et le Coran révéleront où ils se sont cachés. Il n'aura qu'à les récupérer et poursuivre sa vie de guide et de chef (En attendant le vote des bêtes sauvages, pp.64-65).
De cet extrait, il s'avère que le donsomana cathartique s'inscrit dans une perspective purificatoire où Koyaga est tenu de dire toute la vérité sur ces crimes politiques. Il est donc clair et admissible de voir dans le donsamana un rituel sacrificiel qui a une vocation expiatoire. Ayant pour rôle de purifier le président-dictateur de l'iniquité, du sang versé, de ses nombreux actes odieux et abjects comme l'émasculation qu'il inflige impitoyablement à ses ennemis, le donsomana revêt en ce sens un caractère sacré et devient un moyen rituel à travers lequel Koyaga trouve, après aveu, le pardon de ces fautes.
Dans la dynamique du sacrifice expiatoire, la faute et le pardon sont comme deux pôles alternatifs. Il est généralement admis que la transgression d'une loi naturelle ou cosmique ou encore d'un interdit (Koyaga par ses assassinats transgresse la loi naturelle du respect de la vie humaine) provoque conséquemment un déséquilibre chez le transgresseur. A ce propos, Claude Rivière fait remarquer que « la transgression d'un interdit provoque une impureté qui correspond à une diminution de vie, à une déstabilisation de la personne »49. C'est donc pour rétablir l'équilibre que l'on a recours au sacrifice expiatoire qui s'inscrit dans une perspective de réparation des torts causés, comme le précise par ailleurs Claude Rivière:« Des sacrifices de réparation sont requis par exemple lorsque quelqu'un a violé les interdits »50.
Il faut voir dans le donsomana kouroumien un rituel sacrificiel qui ouvre une voie de pardon, de salut à Koyaga souillé par ses multiples crimes politiques. Il s'agit ici d'un sacrifice sans effusion de sang. Un élément aussi important à souligner est bien évidemment le fait que dans ce type de sacrifice, la victime est en même temps Koyaga lui-même. En effet, devant la confrérie des chasseurs, Koyaga doit personnellement subir, à l'exemple d'une victime, les supplices et les martyres de la vérité qu'on doit lui dire pour le purifier. Son sacrifice réside donc dans son acceptation, quoiqu'il soit un grand homme et « un père de la nation », de s'entendre dire cette vérité sur un ton parfois irrévérencieux du cordoua, celui-là même qui « se permet tout et il n'y a rien qu'on ne lui pardonne pas » (En attendant le vote des bêtes sauvages, p.10).
Si, généralement dans la logique du sacrifice, on a besoin d'une victime qui est l'animal sacrificiel qui meurt à la place du sacrifiant, par la pratique du donsomana qui, au lieu de raconter et d'exalter les prouesses de Koyaga, fait au contraire le procès de celui-ci, Kourouma a choisi de victimiser ce président-dictateur comme le souligne d'ailleurs Sélom Gbanou : « Avec Kourouma le donsomana est une parole libérée qui, tout en disant la geste du héros, dit la geste de la victime, désormais en position de force »51. Cette particularité est caractéristique du donsomana comme rituel sacrificiel d'expiation.
En définitive, en ce qui concerne le sacrifice d'expiation, nous voyons dans le donsomana la forme d'un rite sacrificiel qui a une vocation purificatoire et donc expiatoire. Ainsi, cette pratique prend une valeur sacrée dans son appropriation par Kourouma. Il s'agit là d'une forme de sacrifice sans effusion de sang et dont la victime se trouve être Koyaga lui- même. Si Kourouma a fait le choix de victimiser le personnage, c'est certainement parce qu'il n'a pas voulu qu'un animal sacrificiel subisse le martyre du crime à la place du criminel, mais que celui-ci porte sa propre croix en toute justice. En cela, nous trouvons une importante nouveauté dans le traitement que Kourouma donne de l'aspect expiatoire du sacrifice. C'est certainement le même sort qu'il réserve à tous les autres dictateurs-assassins de l'Afrique postcoloniale. En dehors de l'aspect expiatoire du sacrifice, nous avons aussi la propitiation.
1.2.2.1. Le sacrifice propitiatoire
Les sacrifices propitiatoires, selon Claude Rivière, peuvent avoir lieu sur consultation de l'oracle ou sur initiative personnelle et visent à assurer un succès dans la vie, dans le travail, dans une entreprise commerciale, avant un voyage52. Cette forme de sacrifice, qui s'inscrit aussi dans la dynamique de la prévention, trouve une place importante dans la vie du personnage kouroumien.
Dans Monnè, outrages et défis, le roi Djigui ordonne des sacrifices à l'intention des mânes des ancêtres pour obtenir de ceux-ci la protection de Soba et la pérennisation de la dynastie des Kéita. Il s'agit de sacrifices sanglants qui sont faits après que des oracles ont été consultés:
« Du sang! encore du sang! Des sacrifices! encore des sacrifices!» commandait toujours le roi Djigui. [...]. « Du sang, toute sorte de sangs! Des sacrifices, toute sorte de sacrifices! [...]. Les pythonisses, géomanciens, jeteurs de cauris et d'osselets interrogés répétèrent leur sentence: la pérennité n'était pas accordée » (Monnè, outrages et défis, p.13).
Remarquons que dans les sacrifices organisés par Djigui, le sang joue un rôle primordial. En fait, la portée réelle du sacrifice sanglant ne peut être cernée quand on ne prend pas en considération le rôle qu’y joue le sang. Ce dernier revêtirait une force certaine. Son caractère phénoménal est rapporté dans Les soleils des indépendances à la page 124: « Le sang est prodigieux, criard et enivrant ». A travers cette affirmation, le narrateur souligne la portée spirituelle du sang qui se dégage des quatre bœufs immolés lors des funérailles de
Lacina, cousin de Fama (Les soleils des indépendances, p.124). Alors, si Djigui réclame beaucoup plus de sang pour les mânes des ancêtres, nous pouvons comprendre par là que c'est parce que le sang revêtirait une dimension existentielle qui s’étale et se ressent tant dans l’univers des vivants que dans celui des morts, comme semble l'indiquer le passage suivant: « Le sang qui coule est une vie, un double qui s’échappe et son soupir inaudible pour nous remplit l’univers et réveille les morts » (Le soleils des indépendances, p. 124).
Quand il s'agit du sacrifice sanglant, comme c'est le cas chez Djigui, le sang joue un rôle de compensation spirituelle qui prend la forme d'une force vitale et de vitalisation. Certains chercheurs, comme Mauss, Girard et Turaki, partagent le point de vue selon lequel le sang contiendrait une puissance surnaturelle. D'après Turaki, en complément à sa fonction symbolique, le sang sacrificiel revivifierait le sacrifiant:
Le sang joue un rôle symbolique important dans les religions traditionnelles africaines et dans la vie traditionnelle africaine en général. Les sacrifices rituels et l’utilisation du sang sont censés fortifier ceux qui les accomplissent. [...] La puissance du sacrifice ou du sang dépend de l’objet qui est sacrifié. Certains animaux ont une plus grande force vitale que d’autres et la force vitale du sacrifice humain est la plus puissante de toutes.53
Si le sang sacrificiel est aussi important pour le sacrifiant, il faut noter que chez Kourouma, l'effusion du sang humain en guise de sacrifice est considéré comme une faute, un péché contre l'harmonie cosmique. A cet effet, au lieu que le sacrifiant bénéficie des pouvoirs de la victime, c'est plutôt tout l'univers qui s'ébranle. C'est le désordre cosmique qui est survenu lorsque le roi Djigui ordonne à ses sbires de trouver du sang humain pour donner une plus grande portée au sacrifice offert aux mânes:
« Du sang, toute sorte de sangs! Des sacrifices, toute sorte de sacrifices! »
Les sbires comprirent; il manquait des sacrifices humains. Ils descendirent dans les quartiers périphériques, enlevèrent trois albinos et les égorgèrent sur les autels des sénoufos des bois sacrés environnants. Ce fut une faute... Le fumet du sang humain se mêla à celui des bêtes et troubla l'univers. Les charognards enivrés piquèrent sur les sacrificateurs affolés et le roi stupéfait s'écria: « Arrêtez, arrêtez les couteaux!» (Monnè, outrages et défis, p.13)
Cet ébranlement de l'univers est le signe fort que les sacrifices de Djigui, quoiqu'ils soient faits dans un sens propitiatoire, sont loin d'être exaucés par les mânes des ancêtres qui n'ont pas voulu de sang humain. C'est aussi une manière pour Kourouma de dénoncer la barbarie des sacrifices humains.
Par ailleurs, il faut remarquer que, pour Kourouma, les sacrifices en général peuvent ne pas être exaucés par les dieux, les mânes des ancêtres ou même Allah. C'est ce qu'il fait savoir à travers le personnage de Birahima qui déclare: « Les sacrifices, c’est pas forcé que toujours Allah et les mânes des ancêtres les acceptent » (Allah n'est pas obligé, p.21). Les ancêtres ne sont donc pas tenus d’exaucer forcément les vœux du sacrifiant. D’ailleurs, Birahima souligne l’indépendance absolue dont jouissent les ancêtres : « Les mânes font ce qu’ils veulent ; ils ne sont pas obligés d’accéder à toutes les chiaderies des prieurs » (Allah, n'est pas obligé, p.21).
A partir de cette remarque, nous pouvons mieux comprendre pourquoi les sacrifices de Salimata, pour obtenir la maternité, ont été sans succès, de même que ceux de Fama pour guérir de sa stérilité.
En somme, le sacrifice propitiatoire, à la vérité, reste lié à l'action de grâces, en terme de propitiation initiale ou simultanée.
1.2.2.2. L'action de grâces
L'action de grâces se fait pour témoigner sa gratitude et sa reconnaissance aux dieux après avoir obtenu d'eux un bienfait, ou lorsqu'on espère d'eux cela. En dehors des sacrifices offerts en guise d'action de grâces aux divinités, on compte également les aumônes faits aux nécessiteux. Les personnages kouroumiens, à l'instar de Salimata et de Djigui, pratiquent bel et bien les aumônes aux pauvres.
Si le faiseur d'aumône est une personne qui est supposée reconnaître la bonté des dieux à son égard, Salimata, malgré sa stérilité, se sait bénie par Allah. En effet, son commerce prospère merveilleusement, et en cela, elle se voit obligée d'offrir des dons aux indigents pour être davantage dans les bonnes grâces d'Allah:
Salimata rigola de contentement, toute gorge déployé, comme le petit oiseau qui découvre le brillant de son gosier lorsqu'il chante. Elle recompta. Beaucoup de monnaie! une journée de chance! Allah et la chance ont offert. Le devoir du donataire de la bonté divine est de faire des sacrifices. Le sacrifice protège contre le mauvais sort, appelle la santé, la fécondité le bonheur et la paix. Et le premier sacrifice, c'est offrir; offrir ouvre tous les cœurs. Et sait-on jamais, en offrant qui est le secouru, le vis-à-vis? Peut-être un grand sorcier, un élu et aimé d'Allah dont un petit geste, un petit mot suffirait pour féconder la plus déshéritée des femmes (Les soleils des indépendances, pp.60-61).
Il est facile de comprendre les actions de grâces de Salimata, qui reste convaincue que la reconnaissance de la miséricorde d'Allah attire de celui-ci d'autres bienfaits. Elle garde la foi que par ces actes sacrificiels, Allah, qui bénit déjà son commerce, la guérira aussi de sa stérilité.
Chez Djigui, les actions de grâces prennent la forme du don de sa propre personne.
Ainsi, le marabout Yacouba, fait savoir au roi ce qui constitue, devant les yeux d'Allah,
les obligations des nantis et des puissants du Moyen Age africain, qui pour plus d'humilité, recueillaient les orphelins et pour leur pénitence les élevaient eux-mêmes dans les pans des boubous. « Ce qui constituait un don de leur propre personnage, donc la vraie charité qu'Allah apprécie mieux que huit cents sacrifices rituels matineux ». (Monnè, outrages et défis, pp.166-167)
A cet effet, pour trouver plus de grâces devant la face d'Allah, le roi Djigui choisit de se consacrer aux enfants pauvres, orphelins ou malades.
Les enfants arrivèrent malingres, chassieux, morveux, pisseurs et chiards. En dépit de leur misère et vilenie, Djigui voulut, comme les grands empereurs malinkés d'antan, les accueillir lui-même. Il prit chaque enfant dans les deux bras, le couvrit de baisers, s'enquit de son nom, prononça de pieuses prières pour qu'Allah lui accordât une longue vie et l'enveloppa dans les pans du boubou. Ce mouvement symbolique d'enveloppement d'un enfant dans les pans du boubou deviendrait le rituel par lequel il adopterait les orphelins et finirait par donner son nom à l'orphelinat qui serait connu sous l'enseigne des « Enfants des pans de boubou » [...|Le vieillard consacra les derniers soucis de ses derniers jours aux « Enfants des pans de boubou », qui regroupa jusqu'à une quarantaine de pensionnaires de toute origine (Monnè, outrages et défis, p.167).
Par cet extrait, Kourouma semble indiquer que le sacrifice ne consiste pas seulement à tuer des victimes ou encore à faire des offrandes, mais surtout à s'occuper des autres, à partager leurs conditions, à manifester, pour tout dire, son empathie. Le don de soi pour la cause des autres, dont a fait montre le roi Djigui, est considéré par le marabout Yacouba comme la vraie charité. Kourouma est-il en train de transformer Djigui, de faire évoluer sa conception du sacrifice? Ce personnage, qui s'investissait obstinément dans des orgies de sacrifices sanglants et barbares, comprenait vers la fin de sa vie, grâce aux enseignements de Yacouba, que le plus noble acte sacrificiel était de se consacrer aux autres, notamment les enfants orphelins pour contribuer à soulager leurs douleurs et leurs peines.
Il faut observer que, si les sacrifices d'action de grâce de Salimata sont exécutés dans le sens de recevoir davantage de faveur d'Allah, ceux réalisés par le roi Djigui semblent prendre la forme d'une pénitence. En effet, « Djigui chercha et aima adopter les orphelins dont les parents étaient morts sur les chantiers du rail; il se crut, le reste de la vie, le seul responsable des travaux forcés et leurs méfaits » (Monnè, outrages et défis, p.167). Prise comme telle, l'action de grâces semble se rapprocher de l'expiation. Il est donc possible de voir dans la prise en charge des orphelins par Djigui une volonté de celui-ci de subir les conséquences de sa défaite devant l'invasion du colonisateur blanc, et de tenter de corriger ses erreurs en choisissant de partager la douleur des progénitures de ceux qu'il peut considérer comme les martyrs de la colonisation.
De toute évidence, le sacrifice d'action de grâces est exécuté dans l'intention de recevoir la faveur de la divinité. Ce type de sacrifice prend des valeurs variées chez les personnage kouroumiens. S'il se présente chez Salimata, par exemple, comme une façon de faire du bien à autrui qui pourrait être un élu, un grand sorcier ou un bien aimé d'Allah, car le devoir du donataire de la bonté divine étant de faire des sacrifices, chez Djigui, l'action de grâces est exécuté dans le sens de tenter de corriger les conséquences de ses erreurs pour obtenir les faveurs d'Allah. A cet effet, ce type de sacrifice requiert un véritable don de soi par lequel le personnage se consacre au service des autres en partageant leurs conditions et en essayant de l'améliorer.
Dans les œuvres de Kourouma, la thématique du sacrifice se déploie sous plusieurs variables à savoir l'expiation, la propitiation et l'action de grâces. Il s'agit bien évidemment de sacrifice religieux d'autant qu'il met l'individu en relation avec la divinité dont il entend obtenir protection, faveur, santé, descendance, pardon, etc.
1.3. La malédiction
La thématique de la malédiction renvoie le plus souvent à une connotation religieuse. D’une manière générale, le mot malédiction fait penser à un état de malheur perçu comme inéluctable, quelque chose auquel on ne peut échapper et qui semblerait être imposé par Dieu. Certaines personnes parlent de sort, de naissance sous une mauvaise étoile; d'autres évoquent le destin et l’hérédité (malédiction ancestrale).
Pour les chrétiens, une chose est certaine, une malédiction n’est pas une vue de l’esprit. Le concept de malédiction, soulignons-le, peut être appréhendé sous plusieurs variables.
En premier lieu, nous avons la malédiction de la loi, ou pour être plus précis, la malédiction qui existe à cause du péché54. C'est la malédiction qui pèse sur le monde entier et sur tous les hommes d'une manière générale. Ensuite, il faut distinguer également les malédictions prononcées par des personnes contre d'autres, soit par des incantations et des formules magiques, soit en lançant une parole comme: « Sois maudit! », par exemple. Sous cette seconde rubrique, on peut ranger les mauvais sorts. Enfin, plus généralement, la malédiction peut être perçue comme la conséquence d'un sacrilège.
Dans les romans de Kourouma, le sort de certains personnages fait penser à ces formes de malédiction sus-indiquées.
1.3.1. Des personnages au destin funeste
Le cas le plus illustratif de la malédiction fataliste est celui de Bafitini dans Allah n'est pas obligé. Birahima raconte que sa mère est née sous une mauvaise étoile :
La nuit de la naissance de ma mère, ma grand-mère était trop occupée à cause aussi de mauvais signe apparaissant un peu partout dans l'univers. Cette nuit- là, il y avait trop de mauvais signes dans le ciel et sur la terre, comme les hurlements des hyènes dans la montagne, les cris des hiboux sur les toits des cases. Tout ça pour prédire que la vie de ma mère allait être terriblement et malheureusement malheureuse. Une vie de merde, de souffrance, de damnée, etc. (pp.18-19).
Le destin funeste de Bafitini est ainsi décrit dans cet extrait. En effet, la jeune femme n'aura guère une vie paisible. Douleurs, larmes, souffrances, sanglots vont la peupler (Allah n'est pas obligé, pp.14-18).
Le destin maléfique de Bafitini semble rappeler celui de Zina, dans La nuit de l'erreur55. En effet, de même que Bafitini, un destin funeste a voulu que Zina, l'héroïne de ce roman, soit conçue durant une nuit frappée de malédiction, une nuit de l'erreur durant laquelle il ne fallait rien concevoir. Frappée par le sort, maudite à jamais, elle sera une enfant, une femme en marge, celle par qui le malheur arrive. Zina fera de la cruauté sa façon d'être au monde et se vengera des hommes captivés par sa beauté.
Si Zina est devenue celle par qui le malheur arrive, Bafitini, elle, souffre le malheur dans sa chair et dans son âme. Même si celle-ci est souvent accusée d'être une mangeuse d'âmes, Birahima fera comprendre, après sa mort, qu'elle était plutôt une bonne âme que le sort avait tout simplement bannie (Allah n'est pas obligé, pp.45-46).
A l'opposé de Bafitini, dont le sort semble prédéfini par le divin, d'autres personnages kouroumiens, initialement promis au bonheur, sont victimes d'envoûtement.
1.3.2. Les personnages maudits par envoûtement
Certains personnages kouroumiens sont maudits par le fait d'un mauvais sort lancé contre eux. Nous pensons, par exemple, à la stérilité du couple Fama/Salimata dans Les soleils des indépendances. En effet, le narrateur dans ce roman fait savoir que Fama a été marabouté par son cousin Lacina à cause de la chefferie du Horodougou (Les soleils des indépendances, p.81). N'est-il pas celui-là qui aurait également par ses intrigues, maraboutages et sacrifices, rendu Fama stérile pour l'empêcher d'avoir une descendance et de pérenniser la dynastie des Doumbouya? C'est une grande probabilité. Mais si tel est le cas, les actes du cousin Lacina ont contribué à rembrunir le destin de Fama. Son nouveau destin (le premier étant qu'il devait prendre la tête de la chefferie) est marqué par la bâtardise et la déchéance morale et physique.
Ainsi, de la perte de la chefferie à sa fin tragique, Fama connaît avec Salimata la dure réalité de la stérilité.
Mais, en fait, entre ces deux personnages, sur qui pèse la malédiction de la stérilité, Fama ou Salimata? On ne saurait répondre précisément à la question, quand on sait que Salimata serait, elle aussi, poursuivie par le mauvais sort du génie du mont Tougbé. Dans tous les cas, ces deux personnages, malgré les multiples sacrifices, n'ont pas pu guérir de leur stérilité, considérée comme le poids d'une malédiction.
Si certains personnages kouroumiens subissent le destin funeste ou maléfique, œuvre d'un autre homme ou d'une divinité, d'autres sont maudits pour avoir transgressé des principes sacrés.
1.3.3. Du sacrilège à la malédiction
Si la malédiction est parfois la conséquence d'une transgression, le malheur de certains personnages kouroumiens semblent donc lié à leur sacrilège. Dans Allah n'est pas obligé, Birahima reste convaincu qu'il est devenu une personne maudite parce qu'ayant méprisé et abandonné sa mère malade et l'ayant faussement prise pour une sorcière. Il avoue:
La mort de maman me fait mal, encore très mal. Parce que les déclarations des vieillards cafres étaient des gros mensonges, ils étaient de fieffés menteurs. Et moi, j'ai été avec elle (sa mère) un mauvais et vilain garçon. J'ai blessé maman, elle est morte avec la blessure au cœur. Donc je suis maudit, je traîne la malédiction partout où je vais. (p.30)
Pour cette raison, Birahima se considère désormais comme un enfant maudit et croit que ces pérégrinations à travers les foyers des guerres civiles et tribales au Libéria et en Sierra Léone, sont dues à cette malédiction qui pèserait sur lui. Il faut aussi souligner que cette mentalité commandera les actions de ce garçon devenu enfant de rue puis enfant-soldat. Il reste certain que pour lui point de bonheur promis. Même ces crimes au cours de la guerre, il se l'explique par l'effet de cette prétendue damnation dont il ferait l'objet.
Par ailleurs, l'exemple de Koyaga dans En attendant le vote des bêtes sauvages semble plus illustratif. La malédiction paraît provoquée par la transgression ou le sacrilège. On se rappelle que pour renforcer le pouvoir politique de ce président-dictateur, le marabout Bokano lui a cédé un Coran sacré et une pierre aérolithique dont ce dernier disait ne pas supporter l'iniquité et le crime (p.64). Or, pour asseoir son régime dictatorial, Koyaga ne pouvait s'empêcher de tuer, d'émasculer, de torturer, etc. La disparition de ces objets de pouvoir, est le signe de la malédiction frappant le règne de l'homme au totem faucon qui n'a pas pu résister à la tentation d'en transgresser les principes sacrés.
En outre, nous pouvons observer dans la même dynamique que la chute de Soba est due au sacrilège commis par le roi Djigui Kéita dans Monnè, outrages et défis. Il est clair que c'est à la suite du fait que, au cours des orgies sacrificatoires, le sang humain s'est mélangé à celui des bêtes que l'univers a été ébranlé (pp.13-18). Après cette faute, comme le mentionne aussi le narrateur (p.13), la chute de Soba était définitivement scellée, de même que la déchéance et plus tard la mort de son roi. Ainsi, sous le coup de cette malédiction, Djigui Kéita va de déshonneur en mépris, traîné entre le Kébi et le Bolloda, sans pouvoir ni autorité. Au comble de l'infamie, il tente vainement de se suicider, mais sera emporté immédiatement par une crise cardiaque (p.270).
Le thème de la malédiction est bel et bien présente dans les romans de Kourouma. On aurait même pensé que chez cet écrivain, tous les personnages semblent ployer sous le faix d'une quelconque malédiction, si légère ou écrasante soit-elle. Au-delà de tout malheur, la mort même est aussi omniprésente dans les romans kouroumiens.
1.4. La mort
La thématique de la mort parcourt l'œuvre romanesque d'Ahmadou Kourouma. Elle y est déployée dans une dynamique religieuse. Si la mort est la cessation de la vie, elle ponctue la phase terminale de la vie d'un certain nombre de personnage. En effet, on distingue la mort biologique de l’homme (on peut mourir de mort douce ou de mort violente), mais aussi la mort symbolique, attribuée aux objets ou aux phénomènes sociaux (la mort d’une civilisation, par exemple).
La mort désigne ensuite l’au-delà. Elle est associée au pays des ancêtres chez les Négro-africains. Elle représente pour le musulman et le chrétien le lieu où l’on rencontre Dieu. Cette acception qui relève de l’eschatologie est étroitement liée à la croyance, à la foi que le fidèle témoigne en Dieu. D’une manière ou d’une autre, et même chez le non croyant, l’imaginaire entretient l’idée que « les morts se trouvent quelque part ». Dans tous les cas, c’est « une puissance qui tue »56 pour reprendre une expression de Michel Guiomar.. Enfin, Guiomar évoque « le concept de mort, non-être ou négativité, qu’on ne représente qu’à partir d’une définition de ce qu’« être » veut dire »57. Toutes ces définitions nous laissent souvent dubitatifs A cela, il faut ajouter que la thématique de la mort telle qu'inscrite dans les romans de Kourouma prend une certaine dimension religieuse qu'il est utile d'analyser.
1.4.1. L’incipit et la mort à venir
Puisqu’il faut bien commencer par quelque chose qu’on n’a pas encore, même pour l’écrivain qu’on dit posséder un schéma ou l’idée générale du roman, l’incipit est toujours quelque chose de hasardeux. Et l’on voit bien l’écrivain en difficulté, qui se débat pour trouver une cohérence avec cette « phrase-seuil ». Il n’est donc pas certain que le schéma de départ reste intact, bousculé qu’il est, de quelque côté, par la pression de trouver une cohérence à la suite de l’incipit.
Or, Les soleils des indépendances, par exemple, s'ouvre sur la mort : « Il y avait une semaine qu’avait fini dans la capitale Koné Ibrahima, de race malinké, ou disons-le en malinké : il n’avait pas soutenu un petit rhume... ». Cet incipit est doublement significatif. D'une part, il annonce la mort de Koné Ibrahima, et d'autre part préfigure celle de Fama. En effet, il faut comprendre que tous les longs développements qui expliquent le rite qui suit immédiatement le trépas en pays Malinké, selon que l’on est de caste forgeron ou pas, l’entrée en scène de Fama qui nécessite le rappel de sa déchéance et la mise en scène de cette déchéance, visent tout simplement à détourner le regard de l’épouvante: la mort. Mais en ouvrant le texte sur la mort, Kourouma engage le lecteur dans une impasse qui se solde par la fin tragique de Fama. Ce dernier est mordu par le « caïman sacré », celui-là même dont on nous avait assuré qu’il protègerait le dernier des Doumbouya jusqu’à la fin des temps.
Il est à observer que l’incipit, après avoir annoncé la mort de Koné Ibrahima, l’élude. Kourouma fait entrer en scène un personnage vivant, Fama. En effet, la fin du récit favorise la résurgence de l’incipit. La structure du début qui consiste à déclarer la mort et à annoncer les funérailles est reprise presque termes pour termes:
Fama avait fini, était fini. [...] Un Malinké était mort. Suivront les jours jusqu’au septième jour et les funérailles du septième jour, puis se succéderont les semaines et arrivera le quarantième jour et frapperont les funérailles du quarantième jour et. (Les soleils des indépendances, p.196).
Il faut voir dans le rapport entre la mort de Koné Ibrahima et de celle de Fama un phénomène de présage et donc de fatalité. Mieux, il faut y voir la main d'« une puissance qui tue », selon Michel Guiomar. C'est dire que, dans une certaine mesure, le sort de Fama était déjà décidé, et la mort de Koné Ibrahima n'en a été que la pénombre, l'événement prédictif.
Mais, il est aussi important de souligner les circonstances de la mort de Fama. En fait, ce personnage meurt à la suite d'une blessure provoquée par le « caïman sacré ». Or, si nous savons que cet animal, par son caractère sacré, est perçu comme une divinité, son agression contre Fama sort de l'ordinaire. Il se vérifie par conséquent que la mort de Fama a été particulièrement décidée par les divinités mêmes qui sont censées assurer sa protection. Cela confère, à notre sens, une dimension religieuse à cette mort. C'est dire que la mort peut être aussi provoquée par les génies protecteurs. Le cas de Fama en est l'illustration.
Au-delà de toute considération, la mort de Fama se présente comme l'archétype du conflit entre l'homme et le destin, le naturel et le divin, pour une mise en scène de la condition humaine finie dans tous ses aspects.
1.4.2. La mort comme affliction de l'âme
La mort apparaît aussi sous la plume de Kourouma comme une souffrance infligée à l'âme. Il s'agit des morts par envoûtement, par lesquelles les mangeurs d'âmes s'emparent de la vie de la victime par sorcellerie (le cas de Bafitini et de certains enfants-soldats dans Allah n'est pas obligé), ou par des pratiques mystiques comme l'émasculation ( le cas des victimes de Koyaga dans En attendant le vote des bêtes sauvages).
En effet, dans ces différents cas, la mort apparaît toujours comme une donnée religieuse tant elle met l'homme en confrontation avec une puissance qui tue, une divinité, des forces occultes. Ainsi, nous avons en présence, dans les cas d'envoûtements et de sorcellerie, des puissances surnaturelles qui s'attaquent à la vie humaine. Dans Allah n'est pas obligé, Bafitini traîne un ulcère, résultat d'un mauvais sort qu'on lui a jeté (pp.12-19). Après sa mort, le cafre Balla était persuadé que l'âme de cette femme a été mangée par les sorciers (pp.16-17).
De même, le sort de beaucoup d'enfants-soldats, dont Birahima nous livre les oraisons funèbres, a été scellé par des mangeurs d'âmes. Qu'il s'agisse de la mort du capitaine Kid (p.60), de Kik (p.92) ou de Fati (p.93), nous assistons à des scènes d'affliction des âmes. Ces formes de mort, qui montrent la destruction portée jusqu'à l'âme de la victime, revêtent un caractère fataliste et tragique.
Nous pouvons corroborer ce tragique des personnages en nous référant aux scènes d'émasculation décrites dans En attendant le vote des bêtes sauvages. En effet, après l'assassinat de chacune de ses victimes, Koyaga entreprend toujours de pratiquer sur elles le rituel de l'émasculation. Nous avons donc le cas de Fricassa Santos (pp.100-101); celui de Ledjo (pp.115-116) ou encore celui de Tima (pp.118-119).
De toute évidence, par ces pratiques, le bourreau semble ajouter un supplément de souffrance à la peine des victimes dont la mort est, à tout point de vue, la préfiguration d'une mort éternelle.
Le thème de la mort est omniprésente dans les romans de Kourouma comme elle traverse également bon nombre d'ouvrages de la littérature africaine francophone, et quelquefois la mort des héros. Ainsi dans Une vie de boy (1970) de Ferdinand Oyono, le jeune Toundi trouve la mort sur le chemin de la fuite. Samba Diallo meurt au terme d’une quête spirituelle vaine dans L’Aventure ambiguë (1961) de Cheick Hamidou Kane. C’est un étrange destin que celui du héros de L’Étrange destin de Wangrin (1973) d'Amadou Hampâté Bâ; Wangrin meurt au cours d’une nuit orageuse, emporté dans un fossé par les eaux boueuses.
Mais la particularité de Kourouma est que la thématique de la mort est construite dans ses romans sur un fond religieux mettant constamment l'humain en face du divin qui l'écrase.
En définitive, il se révèle que les thématiques du rêve, du sacrifice, de la malédiction et de la mort ont une dimension religieuse dans les romans de Kourouma. Le traitement que Kourouma leur applique également montre une certaine charge religieuse. Comme autres preuves montrant le fondement religieux, nous avons les espaces sacrés.
II. LES ESPACES SACRÉS
Dans les romans de Kourouma, on note des espaces sacrés, symboles forts de l'islam, du christianisme et des religions traditionnelles africaines. Ces espaces représentent et constituent généralement des lieux pleins de mystère commandant la foi, le respect et parfois la peur.
2.1. Les espaces islamiques
En tant que religion, l’islam se signale manifestement dans Les soleils des indépendances et dans Monnè, outrages et défis par les lieux de culte qui prolifèrent dans l’espace géographique. De Togobala à Toukoro en passant par Soba et la capitale de la Côte des Ebènes, on dénombre au moins sept mosquées. Elles témoignent ainsi de la force de l’islam et de la ferveur des habitants. A cet effet, on peut remarquer que la vie de Djigui et de Fama apparaît comme un incessant aller-retour entre deux espaces antithétiques : celui sacré de la mosquée et celui profane du pouvoir ou de la vie quotidienne. La prégnance de l’islam est aussi dans les lieux de formation religieuse : l’école coranique de Soba, le collège des pleureuses et des prieures de Toukoro et, plus tard, le Bolloda sous la houlette de Yacouba, sont d’ardents foyers de vie spirituelle consacrée au divin.
Par ailleurs, dans En attendant le vote des bêtes sauvages, nous retrouvons un village avec sa mosquée, fondé par le marabout et l'illuminé Bokano: Hairaidougou (le village du bonheur). Il s'agit d'un espace où l'islam va connaître une floraison extraordinaire grâce à la piété et à l'ascétisme de ce marabout.
En dehors des foyers musulmans, on note également des espaces chrétiens même s'ils ne sont pas aussi nombreux.
2.2. Les temples chrétiens
Comme espaces sacrés, on peut également mentionner dans les romans de Kourouma la présence des espaces chrétiens. En effet, il faut noter l'installation d'une église à Soba par les missionnaires chrétiens dans Monnè, outrages et défis (p.68). Cette église avait donc pour mission de diffuser l'idéologie chrétienne. D'autres infrastructures sont également installées afin de civiliser les habitants de Soba. Ainsi, après la construction de la première route moderne, le prêtre a fait son entrée dans la ville:
La route ouverte, nous vîmes débarquer, au milieu de la chaussée, un Blanc vêtu de blanc: le casque colonial, la longue soutane et les chaussures étaient tous d'un blanc immaculé. Il était couché dans un hamac balancé par quatre porteurs nègres, à l'ombre d'un parasol soutenu par un cinquième, et rafraîchi avec de larges éventails par deux autres. Il portait des lunettes noires, deux chapelets noirs (l'un à la main, l'autre au sautoir) et avait la barbe abondante. Ce fut l'évangélisateur. Il était précédé d'un Nègre marchant pieds nus levant une croix noire, la croix triomphante. Quatre portefaix chargés de lourdes cantines de livres et de médicaments le suivaient, et deux tirailleurs, armes en bandoulière, l'escortaient. Au total, c'était quatorze accompagnateurs nègres qui s'empressaient autour de lui; à cet effectif, nous mesurâmes l'importance du nouvel arrivant.
On nous commanda de l'appeler le marabout des Toubabs, de l'accueillir avec les fêtes que nous réservions aux hôtes de marque, de lui construire à l'entrée du quartier des Sénoufos animistes une mosquée nazaréenne et une école dans laquelle seraient envoyés les incirconcis des tribus non islamisées, et un dispensaire où tout le monde irait se soigner: musulmans et cafres (Monnè, outrages et défis, p.68).
Il est facile de voir comment le prêtre préfigure l'autorité du pouvoir colonial et incarne la prétendue suprématie du christianisme. En outre, il apparaît ici que l'église est construite dans un quartier réputé être celui des animistes. Cette immixtion du christianisme dans le fief de l'animisme est un facteur favorisant un possible syncrétisme.
Dans En attendant le vote des bêtes sauvages, le dictateur Tiékoroni fait don d'un temple catholique à ses populations (p.173). Des personnages kouroumiens, en l'occurrence le colonel Papa le bon et le Prince Johnson dans Allah n'est pas obligé, servent dans des temples chrétiens. Dans ce dernier roman, nous avons aussi les pensionnats de Marie-Béatrice et de la sœur Hadj Gabrielle Aminata.
Nous pouvons observer que ces différents espaces sacrés chrétiens, pour la plupart, sont désacralisés et profanés. En effet, ils sont détournés de leur but fondamental et servent finalement des pratiques déshonorantes. Pour Birahima, c'est la guerre civile et tribale qui explique cette corruption de l'éthique chrétienne.
En dehors des espaces chrétiens, on retrouve dans les romans de Kourouma des espaces dominés par les pratiques des religions traditionnelles africaines
2.3. Les espaces sacrés des religions traditionnelles africaines
Les représentations des religions traditionnelles africaines foisonnent dans les romans de Kourouma. Elles prennent des variations fétichistes. Dans Les Soleils des indépendances, la case du fétiche, le champ désherbé dans lequel se pratique la circoncision et le mont Tougbé se présentent comme des espaces sacrés du terroir. La case du fétiche est un endroit redoutable par son caractère mystérieux et intriguant. Elle est isolée, ronde, réduite, encombrante grouillante de margouillats. A l’intérieur le fétiche dominateur était un masque épouvantable qui remplissait une grande moitié ; une lampe à l’huile flambait, fumait et brillait juste un peu pour maintenir tout le mystère. Le toit [...] était chargé de mille trophées : pagnes, panier, couteau, etc. Sur la nuit, sur la brousse, sur les mystères s’ouvrait la porte, elle aussi très petite et à laquelle pendait une natte (Les soleils des indépendances, p.38).
Ce passage révèle l'état de la case du fétiche. Il est un lieu rempli de mystère. Par sa forme, son emplacement et ses objets, elle inspire crainte et effroi. L’espace de l’excision en corrélation avec la case du fétiche se révèle comme un espace de hantise par ses sons et ses couleurs qui participent de la dimension mystérieuse et mystique de ces deux espaces. Salimata se souviendra toujours des « échos amplifiés par les monts et les forêts, ces échos chassant les oiseaux des feuillages et réveillant le jappement des cynocéphales » (Les soleils des indépendances, p.36). Elle se rappelait aussi « qu’à ce moment, de ses entrailles, grondait et montait toute la frayeur de toutes les histoires des jeunes filles qui avaient péri dans le champ » (p.36).
Soulignons que la montagne, non loin du lieu de l’excision, recouvre de même les caractéristiques de lieu sacré. Il faut se souvenir que c’est en implorant le génie du mont Tougbé que la mère de Salimata a pu concevoir celle-ci. Le narrateur ne rappelle-t-il pas que « la maman de Salimata avait souffert de la stérilité et ne l’avait dépassée qu’en implorant le mont Tougbé dont le génie l’avait fécondée de Salimata » (p.36). Lors de l’excision dont Salimata gardera toutes les scènes, le lieu désherbé se situe près d’une montagne. Le caractère sacré de cette montagne est mis en évidence par le geste symbolique de l’exciseuse en sa direction :
L’arrivée au champ de l’excision. Elle revoyait chaque fille s’asseoir sur une poterie retournée, et l’exciseuse, la femme du forgeron, la grande sorcière, avancer, sortir un couteau à la lame recourbée, le présenter aux montagnes et trancher le clitoris considéré comme l’impureté, la confusion, l’imperfection (Les soleils des indépendances, p.36).
Nous pouvons remarquer que l'espace de l'excision revêt effectivement un caractère sacré et peut être qualifié de fétichiste à cause de la vénération vouée aux montagnes Tougbé. Aussi faut-il observer que ces espaces tout aussi mystiques les uns que les autres induisent à lire l’univers traditionnel avec toutes ses composantes comme mystérieux, impliquant ainsi la foi en toute chose : aux hommes et à la nature.
Il faut ajouter que dans Allah n'est pas obligé, l'aire réservée pour l'excision est aussi mystérieuse que celle représentée dans Les soleils des indépendances. Il est toujours question d'endroits redoutables dominés par un génie à qui l'on voue adoration. Un génie qui est capable de tuer ad libitum, comme il peut aussi garder la victime en vie contre des sacrifices (Allah n'est pas obligé, p.20).
Par ailleurs, dans Monnè, outrages et défis, la colline Kouroufi revêt un caractère sacré, symbole du fétichisme des populations de Soba. De nombreux sacrifices sont exécutés à cet endroit dans le souci de protéger le royaume contre toute agression extérieure. Kouroufi était vraiment truffé de sortilèges. Mais, pour tenter de conjurer la funeste prophétie qui annonce la fin de Soba, sous l'instigation du roi Djigui, des sacrifices ont été faits presque partout dans le royaume: derrière les cases, le long des sentiers et des rivières, au pied des fromagers et des montagnes (p.14). Tous ces espaces se donnent finalement à percevoir comme des lieux sacrés du fétichisme pour avoir servi d'aires sacrificatoires où les victimes sont dédiées aux mânes des ancêtres.
En définitive, les cases de féticheur, les espaces d'excision ainsi que des aires sacrificatoires sont, à tout point de vue, des symboles forts du fétichisme dans les romans d'Ahmadou Kourouma. Ces espaces restent marqués généralement par le sang, parce que le fétichisme est indissociable du sacrifice sanglant.
Les espaces sacrés sont légion dans les romans de Kourouma et y sont des illustrations du fondement religieux. Des personnages religieux peuvent également être considérés comme éléments caractéristiques du fondement religieux de l'œuvre romanesque de Kourouma.
III. DES PERSONNAGES RELIGIEUX EN ACTION
Dans les romans de Kourouma, nous retrouvons des personnages qui sont des acteurs religieux comme le prêtre, la nonne, le marabout, le sorcier, les pythonisses, les géomanciens et les jeteurs de cauris, etc. Ces différents personnages sont donnés comme des figures importantes des religions dont ils sont les messagers et les promoteurs. Ils occupent une part importante dans l'univers romanesque de Kourouma.
3.1. 1. Les figures du prêtre et la nonne
De toute l'œuvre romanesque de Kourouma, la présence de prêtre ou de la nonne, émanations du christianisme catholique, est plus marquée dans Allah n'est pas obligé. Même si ces figures de la religion chrétienne ne manquent pas de verser dans un syncrétisme manifeste, elles sont à appréhender d'abord comme chrétiennes. Ainsi, nous pouvons mentionner des personnages tels que le colonel Papa le bon, le Prince Johnson, la mère supérieure Marie-Béatrice et la sœur Hadja Gabrielle Aminata.
3.1.1. 1. Le colonel Papa le bon
Représentant le seigneur de guerre, Charles Taylor, à Zorzor en pleine guerre civile libérienne, Robert's dit le colonel Papa le bon apparaît à la fois comme une figure militaire et religieuse. Soulignons que ce personnage a usurpé des fonctions du prêtre catholique (Allah n'est pas obligé, p.67). En effet, sans être réellement prêtre, il se donne le droit d'organiser des messes au cours desquelles des serments sont données aux enfants-soldats (Allah n'est pas obligé, pp.53-70). Dans le quartier Zorzor, le colonel Papa le bon dispose d'un temple dans lequel il organise tous les dimanches « les messes pontificales » auxquelles devaient prendre part tous les habitants du village. Ainsi, il s'arroge les pouvoirs militaire et religieux dans cette localité où il « avait le droit de vie et de mort sur tous les habitants. Il était le chef de la ville et de la région et surtout le coq de la ville » (Allah n'est pas obligé, p.71). Avec ce pseudoprêtre, nous assistons également à des séances de désensorcellement au cours desquelles les présumés coupables sont découverts mystiquement et sont punis pour leurs péchés.
3.1.2. 2. Le Prince Johnson
Le Prince Johnson est présenté par le narrateur dans Allah n'est pas obligé comme étant un homme de l'Eglise. Birahima lui prête ainsi ironiquement de grands « principes incroyables de grand seigneur, des principes d'honnête et de désintéressé combattant de la liberté » (Allah n'est pas obligé, p.130). Enraciné malgré son syncrétisme dans la religion chrétienne, Johnson fait des prières au nom de Jésus-Christ (Allah n'est pas obligé, p.132) et croit fermement comme un illuminé que son combat contre Samuel Doe est soutenu par Dieu lui-même (Allah n'est pas obligé, p.135). Ainsi, plus qu'un simple croyant, Johnson est un guide spirituel, un visionnaire, un intermédiaire entre Dieu et le peuple. Il peut donc être considéré comme une des figures marquantes du christianisme dans Allah n'est pas obligé.
3.1.3. 3. Sœur Marie-Béatrice et Hadja Gabrielle Aminata
Ces deux personnages sont des nonnes catholiques. Marie-Béatrice, nous apprend le narrateur, « est la mère supérieure de la plus grande institution religieuse de Monrovia » (Allah n'est pas obligé, p.138). Au temps de la guerre tribale libérienne, elle défendit son institution contre les nombreuses attaques des pillards. Son centre soignait les malheureux:
Les foutus, les éclopés, les aveugles s'assemblaient autour d'elle et de ses sœurs. Elles le soignaient vigoureusement. Puis elles entraient sous le préau où étaient couchés pêle-mêle à même le sol les malades prêts à crever. Les sœurs les soignaient et la sainte Marie-Béatrice administrait l'extrême-onction (Allah n'est pas obligé, p.140).
Cet extrait montre que le personnage de Marie-Béatrice est une figure de l'Eglise catholique.
La sœur Hadja Gabrielle Aminata, malgré ses tendances musulmanes et fétichistes, peut être considérée aussi comme une pratiquante du catholicisme. A cet effet, le narrateur avertit qu'« elle est tiers musulmane, tiers catholique et tiers fétichiste » (Allah n'est pas obligép.184).
3.2. 2. L'image du marabout
Le marabout tient une place importante dans les romans de Kourouma. Ils sont les figures de la religion islamique dont ils sont détenteurs des mystères et des secrets. Nous notons Hadj Abdoulaye dans Les soleils des indépendances; Yacouba dans Monnè, outrages et défis; Bokano dans En attendant le vote des bêtes sauvages. Ces trois personnages sont révélateurs de la sagesse et du mystère de l'islam.
3.2.1. 1. Hadj Abdoulaye, figure du marabout trompeur
Hadj Abdoulaye est ce marabout dont la renommée s'est répandue dans toute la capitale de la Côte des Ebènes et que Salimata est allée consulter pour ses problèmes de stérilité.
Cependant, il faut observer que ses prières et ses sacrifices ont été tout simplement inefficaces, témoignant chez ce marabout un certain amateurisme mêlé d'un syncrétisme indéniable. On peut l’apercevoir quand le narrateur le présente en activité : « Traçage des signes sur sable fin (évocation des morts), jet des cauris (appel des génies), lecture du Coran avec observation d’une calebasse d’eau (imploration d’Allah) » (Les soleils des indépendances, p.68).
A ce moment-là, le marabout Abdoulaye rassure Salimata que les sacrifices sont acceptés et pourtant celle-ci n'a jamais pu être guérie de sa stérilité. Ce marabout apparaît donc comme une démythification des mystères islamiques.
3.2.2. 2. Le marabout Bokano, l'homme de sciences
Bokano est l'un des personnages que Kourouma met en scène et qui sont parfois rompus dans les pratiques islamiques. Ce marabout était tout à fait particulier compte tenu de la grandeur et de la diversité de son savoir dans le domaine religieux:
La réputation du marabout comme exorciseur des fous et des possédés s’étendit à toute l’Afrique de l’Ouest. C’est pourquoi l’infirmier transporta la possédée à l’aurore devant le préau du campement de Bokano, le seul maître du lieu (après Allah). Ce préau servait à la fois de salle de lecture, d’école, de lieu de palabre et de mosquée. [...]. Le marabout Bokano était un savant dans la divination. Il connaissait et utilisait dix arts divinatoires : le yi-king, la géomancie, la cartomancie, les runes, la cafédomancie, l’encromancie, l’acutomancie, la grammatomancie, la cristallomancie et la radiesthésie. Il appelait la géomancie la connaissance du savoir et la plaçait au-dessus des neuf autres arts (En attendant le vote des bêtes sauvages, pp.58-61).
Il ressort de ce portrait assez humoristique que Bokano est à la fois guérisseur et pieux musulman. Son aisance avec les sourates du Coran témoignage de sa grande culture islamique. C'est pourquoi ses apports et conseils à l'adresse de Koyaga sont efficaces pour assurer le pouvoir politique et spirituel de celui-ci. Bokano est ainsi un archétype de musulmans fort sollicités dans les communautés malinké.
Comparé à Hadj Abdoulaye, Bokano est un marabout crédible, présenté comme un maître, un grand initié à qui Allah a fait plus de grâces. L'exemple en est le Coran sacré dont il a hérité ainsi que la pierre aérolithique qui serviront plus tard à garantir la pérennité du règne de Koyaga.
3.2.3. 3. Yacouba ou le marabout de l'espoir
Le marabout Yacouba apparaît dans Monnè, outrages et défis comme une figure religieuse, soutien de la résistance des populations de Soba et surtout du roi Djigui et de son entourage. En effet, après la défaite face à l'invasion des colonisateurs blancs, tout Soba a semblé avoir perdu tout espoir de sauvegarder les valeurs islamiques désormais menacées par la présence du colonisateur blanc. Yacouba apporta alors un souffle nouveau aux populations de Soba pendant ces moments difficiles où beaucoup semblaient perdre la foi en Allah: « Avec Yacouba, le Bolloda des temps des ressentiments s'anima puis craignit le silence, mais surtout voulut Allah » (Monnè, outrages et défis, p.162). En tout point de vue, le marabout Yacouba représente la force morale, l'icône d'un espoir renouvelé en Allah durant ces moments difficiles vécus particulièrement par le roi Djigui. Il dégage une certaine piété qui était un signe de la sincérité de sa relation avec Allah; ce qui attire beaucoup de personnes vers lui:
Arrivaient au Bolloda les courtisans les uns après les autres, et les suivaient en bande les talibets. Ceux-ci s'asseyaient en rond sur les nattes et commençaient à feuilleter les pages jaunies des manuscrits. Le soleil atteignait le moment de l'ourébi, Yacouba réapparaissait, le turban et les boubous immaculés; il occupait la place à lui réservée au milieu des disciples. En vue par la taille, la longueur du turban, la blancheur de la mise, le ton; il l'était par l'intransigeance aussi... L'homme était d'abord une obsession: il craignait de participer à la conjuration contre Allah, le complot contre le Suprême, la trahison de l'Omniprésent. (Monnè, outrages et défis, p.164)
Cet extrait témoigne de toute la personnalité religieuse incarnée par le marabout Yacouba dont beaucoup de traits paraissent se rapprocher de ceux de maître Thierno dans L'Aventure ambiguë (1961) de Cheikh Hamidou Kane. Les deux personnages reflètent à la vérité l'image de l'autorité religieuse, garante de la philosophie et du mysticisme islamiques.
3.3. 3. Les visages du féticheur
En dehors des figures du christianisme et de l'islam, nous avons aussi des représentants des religions traditionnelles africaines à travers l'image du féticheur qui joue, dans plusieurs des cas, à la fois le rôle de pythonisse, de géomancien ou de jeteur de cauris.
3.3.1. 1. Tiécoura, le féticheur exécrable
Dans Les soleils des indépendances, Tiécoura est présenté comme un féticheur de moralité douteuse. En effet, après l'excision de Salimata, celle-ci est transportée dans la case de ce féticheur, qui, malgré les douleurs et la plaie de l'excision, la viola. Et pourtant, Tiécoura, en tant que représentant du fétichisme, devait assurer la protection de l'excisée en offrant des sacrifices en faveur de celle-ci à ses fétiches.
Si pour Salimata, Tiécoura est demeuré un malheur et un personnage répugnant, c'est parce que, de surcroît, il incarne une laideur repoussante:
Pour Salimata, Tiécoura le féticheur demeura plus qu'un totem! un cauchemar, un malheur. En vérité, quand même il n'aurait pas rappelé le viol, Tiécoura dans la réalité nue était un bipède effrayant, répugnant et sauvage. Un regard criard de buffle noir de savane. Les cheveux tressés, chargés d'amulettes, hantés par une nuée de mouches. Des boucles d'oreilles de cuivre, le cou collé à l'épaule par des carcans de sortilèges comme un chien chasseur de cynocéphales. Un nez élargi, épaté, avec des narines séparées des joues par les rigoles profondes comme celles qui se creusent au pied des montagnes. Des épaules larges de chimpanzé, les membres et la poitrine velus. Et avec en plus les lèvres toujours ramassées, boudeuses, les paroles rapides et hachées, la démarche dandinante, les jambes arquées. Fils et petits-fils de féticheur né et nourri dans les sacrifices et les adorations, il traînait, harmattan et hivernage, le fumet des égorgements et des brûlis, il ruminait le silence des mystères et le secret des peines. (Les soleils des indépendances, p.40)
Ce portrait indique que Tiécoura est bel et bien versé dans le fétichisme qui marque son quotidien. Son aspect quasi hideux rappellera toujours à Salimata la répugnance et le mépris pour l'avoir violée dans la douleur de l'excision. Par contre, comparé à Tiécoura, Balla semble un féticheur plus responsable.
3.3.2. 2. Balla, le cafre
A l'opposé de Tiécoura dans Les soleils des indépendances, Balla dans Allah n'est pas obligé est plus fréquentable. Il est vrai que les deux personnages partagent des points communs, mais Balla fait montre d'une certaine responsabilité surtout envers Birahima dont il est devenu le beau-père. Ce dernier raconte:
Balla était le seul Bambara [...], le seul cafre du village. Tout le monde le craignait. Il avait le cou, les bras, les cheveux et les poches tout plein de grigris. Aucun villageois ne devait aller chez lui. Mais en réalité tout le monde entrait dans sa case la nuit et même parfois le jour parce qu'il pratiquait la sorcellerie, la médecine traditionnelle, la magie et mille autres pratiques extravagantes [...]. Tout ce que je parle et déconne [...] et je bafouillerai, c'est lui qui me l'a enseigné. Il faut toujours remercier l'arbre de karité sous lequel on a ramassé beaucoup de bons fruits pendant la bonne saison. Moi je ne serai jamais ingrat envers Balla. [.] (Allah n'est pas obligé, p. 14).
Ainsi nous pouvons nous rendre compte de toute la considération que le jeune Birahima réserve à Balla. Il faut remarquer que si Tiécoura, par exemple, a violé Salimata, Balla, au contraire est plutôt aimable et protecteur de Bafitini, la mère de Birahima. Il acceptera même d'épouser cette femme et de devenir ainsi le beau-père de Birahima. On peut donc noter qu'il est plus responsable que Tiécoura.
Il faut retenir que dans les romans de Kourouma, sont présentes des figures marquantes des différentes religions notamment le christianisme, l'islam et les religions traditionnelles africaines. La présence de ces acteurs religieux, dans l'œuvre romanesque de Kourouma est une preuve du fondement religieux de cette œuvre.
Kourouma fonde son œuvre romanesque sur l'islam, le christianisme et les religions traditionnelles africaines à l'instar du fétichisme. Ce point de vue est soutenu par la présence dans les textes kouroumiens d'une thématique à coloration religieuse développée à travers des thèmes comme le rêve, le sacrifice, la malédiction et la mort. Ces différents thèmes sont traités chez Kourouma dans une perspective religieuse tant leurs connotations renvoient pour la plupart d'entre eux à une relation entre l'humain et le divin, le naturel et le surnaturel. En plus, nous avons aussi montré que l'inscription des espaces sacrés dans les romans constitue un signe indéniable de leur portée religieuse. Enfin, il faut noter que Kourouma met en scène un certain nombre de figures religieuses, des personnages qui agissent comme des acteurs religieux en l'occurrence le prêtre, le marabout ou le féticheur. Il s'agit là des acteurs religieux par excellence, et leur présence ne peut qu'être une des nombreuses illustrations du religieux dans les romans de Kourouma.
Si l'œuvre romanesque de Kourouma est fortement imprégnée par la présence du religieux, la forme d'écriture qui y est imprimée est assez particulière. On note une certaine hybridité religieuse des personnages qui pratiquent à la fois les religions traditionnelles africaines, l'islam et le christianisme dans une dynamique syncrétique. La particularité de Kourouma est d'avoir porté l'hybridation au plan de l'écriture en la faisant s'accommoder très bien des contextes culturel et religieux de l'Afrique coloniale et post-coloniale.
CHAPITRE 2
L'ÉCRITURE D'HYBRIDATION CHEZ KOUROUMA
Pour définir le concept d'hybridation, nous considérerons des travaux réalisés par Dominique Butor et Walter Geertz58, Noëlle Batt59, de Janet Paterson60 et d'Emmanuel Molinet61. L'aspect de l'hybridation qui nous intéresse dans le cadre de cette présente étude porte sur le texte.
Dans leur introduction au Texte hybride, Dominique Budor et Walter Geerts élaborent une définition de l'hybride en élaborant une sorte de cartographie lexicale du terme. Ils insistent sur l'anomalie de la rencontre entre les différentes composantes de l'hybride et évoquent plus explicitement l'utilisation que l'on peut faire dans le domaine de l'art. En effet, l'hybride y est présenté comme un composite, « composé de deux éléments de nature différente anormalement réunis; qui participe de deux ou plusieurs ensembles, genres, styles. Œuvre hybride »62.
Au vu de ces définitions, il se vérifie que beaucoup de critiques et de théoriciens de la littérature ont été tentés de recourir au lexique de l’hybridation pour désigner toutes les formes de rencontre, de coexistence, de juxtaposition, de mélange, d’éléments littéraires a priori différents, disparates, voire que l’on juge habituellement incompatibles. Transposée ainsi dans la sphère littéraire, l’hybridation devient une notion extrêmement plastique pouvant recouvrir de nombreux procédés. L’hybridation au plan littéraire peut alors prendre des formes diverses, suivant l’interprétation particulière de chaque critique. Elle se perçoit donc comme hybridation des styles, des langages, des registres, des voix, des discours, des genres narratifs, ou des textes, etc.
S'inscrivant dans cette même dynamique, Noëlle Batt postule que les œuvres hybrides sont « celles qui invitent à opérer une ‘transaction’ entre des éléments ressentis d’emblée comme étant hétérogènes »63, mais dont les points de divergence peuvent se transformer en facteurs de réunion. Cette transaction est opérée par le lecteur, qui, tel un catalyseur de l’opération d’hybridation, un rouage mettant en branle le processus artistique, confère à l’œuvre (qu’elle soit ou non hybride) sa pleine dimension. L’hybridation engage donc des éléments différents dans une opération, une transaction, une interaction, qui, en redéfinissant leurs propriétés constitutives divergentes en points de convergence, aboutit à une combinaison innovante et signifiante64. De la même manière, Budor et Geerts considèrent que la spécificité de l’hybride réside dans l’affirmation, « à partir de la coexistence d’éléments disparates mais compatibles, [de] la force créatrice de la réunion: loin de porter le regret d’un ordre antérieur, il proclame le composite et exalte l’ouverture de l’ordre nouvellement institué. »65 Ainsi, pour reprendre les termes de Lauric Guillaud, l’hybridation permet à la littérature, définie comme une « entité collective à parentés multiples, [...] [une] galaxie de formes, de thèmes, de types discursifs en réorganisation perpétuelle [...], de conquérir des nouveaux mondes de conceptions verbales »66.
Quant à Emmanuel Molinet, l'hybridation, considérée comme un processus d'écriture, doit aussi être perçue comme une esthétique de la diversité. Il explique:
L'époque contemporaine, justement, accorde à ce terme une valeur, un sens, qui correspond plutôt à une transdisciplinarité de plus en plus favorisée, dans tous les domaines, ainsi qu'à une interaction de plus en plus importante entre les systèmes, les technologies, les savoirs et les cultures, produisant une nouvelle géostratégie. Cette géostratégie se concrétise également avec l'émergence de nouvelles scènes artistiques et de nouveaux enjeux liés davantage à des problématiques induisant une pluralité de contenus.67
Cette transdisciplinarité est de toute évidence sous-jacente à la question de pluralité. Et, c'est ainsi que se construit une esthétique de la diversité. Un processus qui néanmoins, semble-t-il, comme dans le domaine des espèces vivantes, et c’est un aspect essentiel, devient opérant lorsqu’il possède les conditions qui lui permettent d'évoluer, et ainsi de s'exercer dans un milieu où il génèrera une diversité. Cette diversité en retour favorise l’hybridation et sa prolifération. Diversité et hybridation sont donc deux constantes intimement liées68.
Au regard de ce qui précède, il s'avère que la fonction de l’hybridation littéraire est semblable au but que sert cette technique dans les sciences naturelles, celui de créer un produit non seulement novateur mais également plus « performant » que ses éléments constitutifs. En effet, il faut souligner que l’hybridation littéraire associe des éléments a priori disparates en une opération qui transforme leurs points de divergence en lieux de convergence, leur permettant d’interagir pour se redéfinir mutuellement et créer un ensemble à la fois un et multiple, composite et homogène, gardant en son sein les traces de ses parties constitutives tout en étant autre, différent, nouveau.
Remarquons que l'hybride est généré à la suite d'un processus de transgression et du dépassement des frontières littéraires et culturelles. L'hybridation tend donc vers un au-delà des limites génériques et littéraires. Elle repousse toutes les frontières, combine les codes littéraires essentiellement incompatibles en un tout divers et homogène relevant du nouveau.
L'hybridation se perçoit dans les romans de Kourouma au niveau du discours et au niveau de la structure. Au niveau du discours, on note le dialogisme et la polyphonie, tandis qu'au niveau de la structure, Kourouma procède par l'intertextualité et l'architextualité.
Avant de montrer ces caractéristiques dans les romans de Kourouma, il serait bien indiqué de préciser comment cet écrivain, dans son processus d'élaboration de l'écriture d'hybridation, a pu exploiter un contexte culturel marqué par l'hybridité religieuse et le polylinguisme.
1. LES SOURCES D'INSPIRATION DE L'ÉCRITURE D'HYBRIDATION CHEZ KOUROUMA
Ahmadou Kourouma, d’ethnie malinké, est né dans une aire culturelle caractérisée par la rencontre des cultures, la diversité linguistique et la circulation de textes et de discours relevant de systèmes normatifs, symboliques et esthétiques appartenant à des civilisations différentes que l’histoire a fait se rencontrer sur le sol négro-africain pour donner naissance à un contexte d'hybridation inédit.
1.1. La rencontre de cultures et de religions
L’aire géo-culturelle et religieuse de l’ouest-africain est déterminée par la cohabitation, l’imbrication ou l’articulation des éléments de trois cultures. En tout premier lieu, le substrat traditionnel négro-africain se caractérise par des religions traditionnelles africaines, des langues orales, un système social (le matriarcat), des institutions (la famille, le clan), des textes fondateurs et d’intégration (mythes, légendes, contes, épopées) qui véhiculent une ontologie, une éthique et une esthétique qui déterminent les rapports de l’homme avec la nature, avec l’homme et avec l’au-delà. Il faut remarquer qu' à ce fond originel, est venu se greffer, à partir du XIe siècle, la civilisation arabo-islamique avec son texte fondateur (Le Coran), sa langue de culte et d’écriture (l’arabe), ses institutions (l’école coranique et la mosquée).
A ces deux éléments qui se sont confondus dans un syncrétisme religieux et culturel singulier, vient s’ajouter, dans une relation conflictuelle, à partir du XVIe siècle, la civilisation occidentale moderne avec ses traditions gréco-latine, judéo-chrétienne, mais surtout ses institutions et ses textes de sécularisation : l’école coloniale et sa langue (le français), l’état avec son administration et sa vie urbaine, la littérature avec son corpus de poésie, de théâtre et de roman, de textes philosophiques véhiculant l’idéologie de la modernité occidentale.
La rencontre de ces trois grandes civilisations a engendré une hybridité culturelle complexe, complexité manifestée surtout par les statuts et les fonctions des différentes langues et des différentes religions. D’abord les langues maternelles ou nationales, de tradition orale, de fonction grégaire ou véhiculaire et qui n’ont cessé de se modifier au contact de l’arabe et du français ; il s’agit du malinké dans le cas de Kourouma, une langue véhiculaire, transnationale, moyen de transmission des mythes et épopées de l’ouest africain ; ensuite l’arabe qu’on pourrait qualifier de « langue spéciale, classique, religieuse » qui ne sert que dans la mémorisation du Coran, les prières et le culte, parlée par une petite minorité et qui a servi à transcrire les langues orales africaines. Pourtant, par son enseignement normatif et sa charge symbolique, la langue arabe occupe une place importante dans la conscience linguistique de l’homme ouest-africain ; enfin le français, langue officielle pendant et après la colonisation, langue de l’école et de l’administration, langue internationale, autant d’attributs qui lui permettent de préserver son mythe coloniale de langue supérieure. Parlée par une élite intellectuelle, la langue française est un moyen d’accès à la modernité et à l’universalité. Kourouma avait grandi dans un contexte où seule la langue du colon avait alors droit de cité, les langues les langues maternelles étaient bannies. Il raconte: « On nous torturait si on parlait le malinké ! »69.
Par ailleurs, il faut noter que la rencontre de ces différentes cultures a généré un contexte de syncrétisme entre les religions traditionnelles africaines et l'islam.
1.2. Un contexte marqué par le syncrétisme islamo-africain
Du contact de la culture animiste et de la culture islamique est issu un syncrétisme qui facilite le processus de changement religieux. Pour Paul Marty, l'islam africain est syncrétique parce que déformé, d'où sa célèbre description de l'islam sénégalais: « Ici, dans l'Extrême- Occident de l'Afrique, cet islam si simple, propagé parmi les peuples noirs, dont la mentalité diffère essentiellement de celle des races sémites, est adapté sans difficulté, mais transformé, déformé plutôt, aussitôt qu'adopté »70. Ce qui voudrait dire que l'islam africain est un composite de croyances musulmanes et animistes, un mélange de crédos obtenu à partir de la défiguration de l'islam méditerranéen, comme le souligne Jean-Claude Froelich, quand il se situe dans la lignée de Paul Marty: « il existe un islam noir bien particulier, très différent de l'islam méditerranéen. Islam repensé, repétri, négrifié, adapté aux caractères psychiques des races noires »71.
De toute évidence, le syncrétisme relève de l'hybridation des éléments religieux adaptés puis adoptés. En témoigne l'islam chez les songhay, les bambara ou encore chez les malinké. Les populations songhay, par exemple, ont été décrites par René Dutel, tantôt comme musulmanes avec des îlots animistes, tantôt comme composées d'un bloc animiste opposé à un bloc musulman72. Au regard de cette considération, Jean Rouch présente une coexistence entre la religion songhay aux multiples aspects, qui est en fait un véritable syncrétisme à base islamique, et un islam chargé d'apports traditionnels. Pour lui l'islam apparaît « comme un élément essentiel d'un complexe religieux »73.
C'est dire tout le mélange des croyances plurielles qui caractérise le contexte culturel et religieux dans lequel Ahmadou Kourouma a été élevé. Nourri à la source de son oncle Balla, « un musulman féticheur et fidèle de l'islam noir »74, Kourouma a fait tout petit l'expérience des contradictions religieuses et du syncrétisme islamique. Plus tard, il fait comprendre à des interlocuteurs:
le Dieu judéo-chrétien est commun à l'Occident et au monde musulman, mais chez nous le Dieu négro-africain est un dieu naturel. Il ne s'est révélé à personne. Il n'a envoyé aucun disciple prêcher la bonne parole. Il ne s'est pas incarné. Il ne jugera personne après la mort. Il est certes monté au ciel comme le Dieu européen, mais le nôtre y est resté définitivement et ne s'occupe plus de ce qui se passe ici-bas. Mais avant de se retirer, il a donné à toutes ses créatures (hommes, plantes, animaux, objets) des âmes, des formes vitales, disent les négro- africains.75
Cela montre la singularité de l'islam « noir », protéiforme, hétéroclite et hybridé. Il s'agit alors d'un islam qui s'est progressivement sédimenté sur un panthéisme animiste. Toutes ces contradictions vont être à la source de la création littéraire d'Ahmadou Kourouma.
L'œuvre romanesque de cet écrivain, par son discours et sa structure, semble confirmer une certaine conciliation entre le contexte culturel hybride et syncrétique et l'hybridation scripturale. Kourouma a cherché à tirer le meilleur profit du contexte plurilinguistique et syncrétique qui est le sien. Etablissant donc désormais un dialogue permanent entre les codes littéraires et les instances énonciatives, Kourouma est parvenu à produire une écriture polyphonique, dialogique, où s'entremêlent intertextualité et architextualité.
II. LE DISCOURS POLYPHONIQUE ET DIALOGIQUE COMME MODE D'HYBRIDATION SCRIPTURALE CHEZ KOUROUMA
Avec Émile Benveniste, Dominique Maingueneau, H.G. Widdowson, ou Eddy Roulet, Laurent Filliettaz et Anne Grobet, nous sommes en face d'une diversité de définitions données à la notion de discours. D'après Eddy Roulet, le discours « résulte de la combinaison d'informations linguistiques et situationnelles »75. Cette définition rejoint celle proposée par Dominique Maingueneau qui estime que le discours est « le résultat d'une construction (...), le résultat de l'articulation d'une pluralité plus ou moins grande de structurations transphrastiques, en fonction des conditions de production »76. Partant de ces deux définitions, il est possible de retenir que tout discours implique nécessairement un acte de langage d'où émerge un texte et un contexte. Par ailleurs, il faut ajouter la définition proposée par Émile Benveniste qui, en plus des deux éléments (texte et contexte), prend en compte l'intention de l'auteur ou de l'émetteur. En effet, selon Benveniste, le discours se donne comme « toute énonciation supposant un locuteur et un auditeur et chez le premier l'intention d'influencer l'autre en quelque manière »77. Le discours étant saisi comme tel, la multiplicité des voix ou des intentions au niveau d'une même instance d'énonciation constitue une hybridation.
Les travaux de J. Authier-Revuz, dans les années 1980, sur le corpus des textes disponibles de Bakhtine ont contribué à éclairer également ceux de Kristeva et de Todorov qui ont accès à l’original en russe. J. Authier-Revuz rencontre la problématique dialogique dans son travail de construction d’une théorisation non subjective de l’énonciation. Jacques Bres et Laurence Rosier font comprendre que la problématique en question est l’un des trois ensembles, extérieurs à l’approche strictement linguistique, sur lesquels elle s’appuie - les deux autres étant d’une part l’hypothèse du discours comme produit de l’interdiscours avancée par l’analyse du discours française, et d’autre part la question du sujet dans son rapport au langage selon la psychanalyse, très précisément dans la lecture que Lacan fait de Freud78 - pour mettre en place les deux notions d’hétérogénéité constitutive et d’hétérogénéité montrée dans le jeu desquelles sont pris le sujet, son énonciation et sa parole : les formes de l’hétérogénéité montrée - qu’elles soient marquées (discours direct, italiques, guillemets, modalisation autonymique) ou non marquées (discours indirect libre, ironie, détournement, allusion) - « manifest[ent] sur le mode de la dénégation une méconnaissance protectrice de l’hétérogénéité constitutive »79, qui permet au sujet de continuer à penser que c’est lui qui parle alors qu’il est plutôt parlé, notamment par l’interdiscours et par l’inconscient.
Dans cette dynamique, Dominique Maingueneau se fonde sur la distinction entre sujet de l'énoncé et sujet de l'énonciation, proposant une possibilité permettant d'établir la démarcation entre locuteur/énonciateur; il soutient qu'au sujet de l'énonciation pourraient correspondre trois statuts:
[...] celui de producteur physique de l'énoncé (l'individu qui parle ou écrit); celui de "je", c'est-à-dire la personne qui en se posant comme énonciateur mobilise à son profit le système de la langue, se place à l'origine des repérages référentiels; [et] celui responsable des " actes illocutoires" [...]80.
Plus simplement, il établit une différence entre le sujet parlant, le locuteur et l'énonciateur; il marque aussi un parallèle avec l'énoncé littéraire, où ces instances peuvent être associées respectivement à l'auteur, au narrateur et au personnage. Cette distinction entre sujet de l'énoncé et sujet de l'énonciation permet de définir si un propos est supporté par une ou plusieurs voix, mais l'identification de celles-ci s'avère parfois ardue. La situation d'énonciation peut donner à cet effet de nombreux indices sur la source des voix composant un discours.
Pour Dominique Maingueneau, la situation d'énonciation englobe un énonciateur, un destinataire, un moment ainsi qu'un lieu particuliers81, marquant l'énoncé de façon singulière. Ainsi, on peut en venir à la conclusion qu'un énoncé peut prendre une multitude de formes selon qu'il est élaboré par un énonciateur féminin ou masculin, présent ou absent, racontant un fait passé ou actuel, ou que son propos est dirigé vers un destinataire singulier ou collectif.
En somme, le dialogisme et la polyphonie, tels que définis par J. Authier-Revuz , nous semble prendre en compte l'essentiel des point de vue de Bakhtine, de Kristeva et de Todorov. Il est à retenir que ces deux notions renvoient bel et bien à la problématique de l'hétérogénéité qui se déploie sous la plume de J. Authier-Revuz comme deux variables: hétérogénéité montrée et hétérogénéité constitutive. Dans tous les cas, il est question de la présence de différentes instances narratives dans l’œuvre littéraire, le roman en l’occurrence. Il est important de souligner que l'hétérogénéité d'un texte peut être décelée à travers ses structures narratives et énonciatives grâce aux repères laissés par les déictiques sur le sujet et la situation d'énonciation. Retenons que le roman qualifié de « polyphonique» ne renvoie donc pas simplement à un ensemble où plusieurs discours, langues ou voix se côtoient, mais surtout à un espace où une hétérogénéité constitutive est discernable, qui participe de l'hybridation discursive dans l'œuvre. Quant aux particularités narratives qui participent de la polyphonie et du dialogisme dans le texte romanesque, nous trouvons que les définitions proposées par Gérard Genette nous paraissent adéquates pour notre analyse. Parlant justement des niveaux narratifs, les orientations données dans Figures III nous sont très utiles pour réfléchir sur la construction du récit dans les romans de Kourouma.
11.1. Structures et narrations
En analysant l’esthétique de l’écriture subversive de Kourouma, nous nous attarderons sur les stratégies narratives employées pour la création de l’univers romanesque. Les écrivains post-coloniaux brouillent la voix énonciative dans les romans. On y discerne la présence de la polyphonie de la narration qui est une multitude d’instances énonciatives, les multiples points de vue ainsi que plusieurs versions d’une même histoire. Les romans de Kourouma témoignent de l’amalgame de plusieurs narrateurs et de plusieurs voix.
11.1.1. Le discours de l'Autre ou l'hétérogénéité montrée
La présence de plusieurs discours au niveau d'une même instance énonciative apparaît parfois de manière explicite et manifeste dans la trame narrative des romans de Kourouma, semblable à une « greffe» sur le discours principal; certains indices typographiques, certaines formes textuelles ou paratextuelles82 servent à mettre en relief les différences discursives. Ce type d'hétérogénéité -le plus évident - donne néanmoins quelques repères sur l'inscription d'autrui dans les textes et démontre les manifestations polyphoniques et dialogiques. Commençons les démonstrations par Monnè, outrages et défis.
Dès son titre83, ce roman intègre un mot étranger au français littéraire; l'explication du mot « monnè » dans la note liminaire, appuyant l'effet d'hétérogénéité qui découle du titre, éclaire la différence et la rencontre entre deux langues, mais aussi entre deux cultures, deux discours sociaux. De façon parallèle, le titre et la note, selon Michel Hausser, mènent à lire le roman « sous le signe de la dualité et de l'opposition »84. Participant de cette hétérogénéité, les titres des chapitres laissent entrevoir des perspectives opposées: alors que la plupart sont donnés à la forme impersonnelle, ceux des chapitres 2, 12, 16 et 17 sont proposés par un narrateur à la première personne du pluriel85. Le pronom personnel « nous» apparaissant dans ces titres marque ainsi une subjectivité dans une perspective narrative qui se veut généralement impersonnelle. Dès les seuils du texte, la narration de Monnè, outrages et défis s'annonce donc polyphonique, dialogique et hétérogène. Ce sont là des marques prégnantes de l'hybridation discursive.
Différents procédés typographiques éclairent également la présence du discours de l'Autre dans la trame narrative. Nous pouvons penser par exemple à l'emploi des guillemets et des caractères italiques servant à mettre en évidence un mot, une expression ou un discours qui n'est pas attribuable à celui du narrateur, les discours rapportés ainsi que les discours directs. Les guillemets sont fréquemment utilisés dans la narration des romans de Kourouma, montrant l'emprunt d'un terme ou le recours au style direct pour citer l'un des personnages: ils permettent ainsi au narrateur d'intégrer à son discours une parole de l'Autre, tout en maintenant sa différence.
Nous pouvons remarquer que des indices de l’énonciation discursives et historiques peuvent s’enchâsser et se superposer dans un récit, et créer un effet polyphonique. Nous en avons une illustration dans ce fragment extrait des Soleils des indépendances où le narrateur, faisant partie de la foule, relate les faits et traduit les pensées de la foule.
Les gens étaient fatigués, ils avaient les nez pleins de toutes les exhibitions, tous les palabres ni noirs ni blancs de Fama à l’occasion de toutes les réunions. Et dans l’assemblée boubous et nattes bruissaient, on fronçait les visages et l’on se parlait avec de grands gestes. Toujours Fama, toujours des parts insuffisantes, toujours quelque chose! Les gens en étaient rassasiés. Qu’on le fasse asseoir! (Les soleils des indépendances, p. 15).
De cet extrait, il se vérifie que les indices de l’énonciation historique et ceux de l’énonciation discursive s’alternent dans ce texte où le narrateur allie la relation des faits aux paroles pensées de la foule. Cela se perçoit entre autres par des indices discursifs tels que le point d’exclamation marqueur d’émotion, l’insertion d’un jugement d’exaspération («toujours Fama, toujours des parts insuffisantes, toujours quelque chose!») et l’impératif («Qu’on le fasse asseoir!») traduisant le ras-le-bol, de sorte qu’il n’est pas toujours facile de distinguer les énonciateurs. Soulignons que la compréhension de ces modes énonciatifs est rendue possible grâce à la connaissance du contexte d’énonciation.
Par ailleurs, il est à noter que les formes de discours rapportés vecteurs de polyphonie sont surtout le discours direct et le discours indirect libre, que nous retrouvons dans les textes d’Ahmadou Kourouma, et qui marquent évidemment la présence de l'Autre. Ainsi, La polyphonie peut aussi se dévoiler dans un discours indirect libre. C’est une forme de narration dans laquelle la voix du narrateur et celle du personnage sont confondues dans l’énoncé, sans signe graphique pour distinguer les propos du discours direct. Le narrateur entre dans la conscience du personnage et permet au lecteur de l’entendre dans son monologue intérieur. Ce discours présente plusieurs cas d’ambiguïté tant au plan structurel que sémantique. Nous en avons une illustration dans En attendant le vote des bêtes sauvages où le narrateur, tout en présentant les événements, entre dans la conscience du personnage duquel il rapporte les pensées:
La thérapeutique simple, rapide et efficace du marabout exorciseur ne variait guère : la bastonnade, les volées, la fustigation quel que soit le patient. Il murmura des versets du Coran, se leva et voulu s’approcher de la patiente mais s’arrêta. Au nom d’Allah, la maman de Koyaga était belle. Une très belle femme! Elle avait préservé la corpulence de jeune fille : ses seins pointaient comme des mangues crues des premiers jours d’avril... (En attendant le vote des bêtes sauvages, p. 462).
Dans cet extrait, Kourouma met sur scène deux personnages dont le narrateur et Bokano, un personnage secondaire. Nadjouma, la mère de Koyaga est possédée par des esprits et amenée à Bokano, marabout exorciseur afin d’en être délivrée. Le narrateur relate les faits puis entre dans la conscience de Bokano dont il présente les réflexions : on constate une superposition des discours à cet effet. Le discours du narrateur fait place au discours du personnage (Bokano), duquel il dévoile les réflexions silencieuses.
Dans Monnè, outrages et défis, nous assistons à une autre structure polyphonique dans laquelle discours indirect et discours indirect libre s’entremêlent :
En feuilletant les archives du Kébi, le nouveau commandant avait retrouvé le rapport que Journaud avait envoyé au gouverneur. Il expliquait que c’était sur votre commande à vous, l’interprète et le chef Djigui, que lui, Journaud réclamait le rapatriement immédiat de son épouse et de son amant, parce que, justifiait-il, les nègres n’aiment point obéir au mari trompé. L’interprète a immédiatement démenti. Le commandant Bernier a souri : Journaud a pu mentir (Monnè, outrages et défis, p. 264).
Les propos des tiers sont rapportés par le narrateur au style indirect, justifiés par les indices tels que les verbes introducteurs («il expliquait que»), les incises, («justifiait-il») qui confirment que le contenu cité n’est pas du narrateur. La dernière phrase du texte présente une fusion vocale : la voix du narrateur et celle du personnage Bernier sont confondues dans l’énoncé. Il faut se rappeler le contexte pour parvenir à distinguer les voix en présence.
Le discours d'autrui mis en relief dans le texte par une typographie différente peut être associé de façon concrète (mais évidemment partielle) aux propos de M. Bakhtine, soutenant qu'un discours se construit toujours avec l'apport des discours qui l'environnent86. L'hétérogénéité est donc évidente, mais sa portée significative est restreinte. Cependant, lorsque le discours emprunté à autrui n'est souligné ni par les guillemets ni par les italiques, ou que la présence d'indices typographiques devient irrégulière, l'espace de la narration s'avère problématique.
Ainsi, dans les romans de Kourouma, il est aisé de remarquer une instabilité narrative: les frontières entre le discours du narrateur et celui emprunté aux personnages deviennent floues, et l'hétérogénéité n'est plus aussi évidente. La construction narrative se rapproche davantage de ce que Bakhtine nomme un phénomène d'hybridation87 ; la hiérarchie entre les discours tend à s'estomper, le narrateur s'appropriant ici, en partie, les paroles des personnages. Une hétérogénéité discursive peut finalement apparaître dans le côtoiement inopiné de différents registres de langue, menant encore une fois la construction narrative à l'hybridation: en tentant d'imiter un discours oral ou familier, le discours écrit transforme l'orthographe d'un mot ou invente certains termes.
En somme, il existe une hétérogénéité montrée, selon les termes de J. Authier-Revuz, dans la structure des romans de Kourouma, dénotant la présence d'autrui à travers la forme textuelle. Néanmoins, certaines situations telles que le mimétisme ou une utilisation aléatoire d'indices typographiques atténuent les différences entre le discours du narrateur et celui d'autrui, créant un espace où l'identification des instances narratives devient ardue: alors qu'une hétérogénéité entre celles-ci devrait être montrée, elle ne l'est pas, entraînant un effet d'instabilité. Au demeurant, la mise en place des instances de narration n'est pas toujours claire et elle influe sur l'ensemble du système narratif.
11.1.2. Divergence narrative dans les romans de Kourouma
Dans les romans de Kourouma, notamment Monnè, outrages et défis et En attendant le vote des bêtes sauvages, nous constatons un certain brouillage de la source énonciative, témoignant d'une divergence narrative qui participe de la polyphonie et du dialogisme dans les textes de cet écrivain. Nous allons vérifier cette hypothèse dans ces deux romans susmentionnés. Notre analyse prendra appui sur les notions développées par G. Genette (1972), dont nous avons exposé plus haut la théorie essentielle.
L’histoire dans En attendant le vote des bêtes sauvages est racontée par plusieurs narrateurs. Aussi pouvons-nous distinguer différents types de narrateurs et différents niveaux narratifs. L’auteur peut faire raconter l’histoire par l’un des personnages. C’est le cas de Bingo, le Sora. Il peut aussi le faire raconter par un narrateur étranger à cette histoire : ce sera le récit dit à la troisième personne. G. Genette nous apprend que le premier type est appelé homodiégétique et le second, hétérodiégétique 88. En d’autres termes, un récit à narrateur absent de l’histoire qu’il raconte est hétérodiégétique tandis que lorsque le narrateur est présent dans l’histoire qu’il raconte s’appelle homodiégétique. En outre, si le narrateur homodiégétique agit comme le héros de l’histoire, il sera appelé autodiégétique.
Ainsi dans En attendant le vote de bêtes sauvages, le récit est raconté soit par Bingo et Tiécoura, les narrateurs hétérodiégétiques, soit par la pluralité des voix à travers plusieurs narrateurs homodiégétiques et autodiégétique, tous les narrateurs prennent la parole à la première personne. Dans ce roman, l’on observe également la présence des micro-récits à l’intérieur de la diégèse, à côté de l’histoire principale de Koyaga, des histoires secondaires comme celle de Maclédio, celles de marabout Bakano et celles des nombreux dictateurs africains. Il existe donc plusieurs petites histoires ou anecdotes autours de l’histoire centrale et qui participent, en même temps, de la multiplicité de l’intrigue.
En ce qui concerne Monnè, outrages et défis, la narration est faite tantôt par un narrateur omniprésent hétérodiégétique, tantôt par le « nous » collectif des habitants de Soba, tantôt par le griot Djéliba, tantôt par Djigui, le roi lui-même. D’une part, ce brouillage de la narration empêche une lecture linéaire du récit, ce qui incite le lecteur à se méfier des narrateurs, et d’autre part, il permet de mettre en perspective chaque fait narré. À cause de la polyphonie et des multiplicités des versions, le lecteur se sent obligé de vérifier des interprétations constamment données dans le texte. À plusieurs reprises, nous remarquons que le narrateur de Kourouma nous présente plus qu’une version des faits et sans prendre une position définitive, le narrateur laisse le sujet ouvert à de multiples interprétations.
Dans les romans de Kourouma, il existe une dynamique de recréation par le roman de la performance orale. Cela sert une technique de construction du statut de l’énonciateur mais aussi du destinataire. Dans En attendant le vote des bêtes sauvages, nous observons que la transcription d’une séance de narration a la particularité de postuler d’office deux types de récepteurs : les destinataires fictifs qui sont l’auditoire des griots et le public réel constitué par les lecteurs du roman. Une autre dichotomie est opérée par l’écrivain car la seconde cible elle- même est loin de former une masse homogène. Le ton variable des adresses renseigne sur la position fluctuante du narrataire. Celui-ci, selon les situations, apparaît comme un acolyte ou comme un étranger. Bingo, le narrateur principal, se donne à première vue comme interlocuteurs des personnes appartenant comme lui à l’espace référentiel du récit. La complicité du narrataire est requise dans cette présentation de certains pans de la société africaine. Aussi le sora commence-t-il toujours ses évocations par une interpellation de son compagnon : « Ah ! Tiécoura ». Mais ce dernier n’est pas convoqué uniquement pour confirmer et agrémenter le propos de son voisin. Il est en réalité surtout un support pour porter cette parole hors du cercle du donsomana. Le cordoua n’est que le destinataire apparent d’apostrophes ayant une autre cible. Dans ces tête-à-tête empreints de familiarité, c’est souvent l’absent, c’est-à-dire l’individu extérieur à la civilisation des deux orateurs qui tient la vedette. Le souci de se faire comprendre de celui-là est à la base des nombreuses gloses qui peuvent paraître futiles à l’Africain enraciné. La récurrence du discours métalinguistique dit clairement l’obsession d’établir le dialogue avec un public qui ignore les codes et (les) schémas culturels et linguistiques de l’auteur. Eclairant est à ce propos le prologue du sora qui est moins un pacte avec l’auditoire du récit qu’un guide à l’intention du lecteur occidental :
Je dirai le récit purificatoire de votre vie de maître chasseur et de dictateur. Le récit purificatoire est appelé en malinké un donsomana. C’est une geste. Il est dit par un sora accompagné par un répondeur cordoua. Un cordoua est un initié en phase purificatoire, en phase cathartique. Tiécoura est un cordoua et comme tout cordoua il fait le bouffon, le pitre, le fou. Il se permet tout et il n’y a rien qu’on ne lui pardonne pas (En attendant le vote des bêtes sauvages, p. 10).
Nous distinguons par conséquent une première voix ou un premier narrateur qui est absent de l’œuvre. Derrière ce dernier se dissimule subtilement Ahmadou Kourouma lui- même. Il s’agit là, selon G. Genette, d’un narrateur hétérodiégétique. Effectivement, même si Kourouma n’est dans aucune diégèse, son ombre plane sur l’ensemble de l’histoire qu’il construit avec le concours de ses personnages-narrateurs. Le fait saute aux yeux dès les premières lignes du roman. À la page 10, on reconnaît la voix d’un narrateur absent qui vient décrire les gestes du Sora par une focalisation externe : « Le répondeur joue de la flûte, gigote, danse. Brusquement s’arrête et interpelle le président Koyaga ». Il revient même régulièrement à la fin de chaque chapitre et au début de chaque veillée pour encadrer le récit dans son ensemble. Nous donnons les exemples à la fin des premier et dernier chapitres :
Il faut, dans tout récit, de temps en temps souffler. Nous allons marquer une pause, énonce le sora. Il interprète une chanson avec la cora, pendant que le répondeur exécute une danse débridée cinq longues minutes, puis il s’interrompt. Il reprend le même air avec la flûte. Le sora lui demande d’arrêter de jouer et énonce quelques proverbes sur la tradition... (En attendant le vote des bêtes sauvages, p. 21).
Le cordoua se déchaîne, danse marche à quatre pattes, tour à tour imite la démarche et les cris de différentes bêtes. Quand le mil est pilé les pileuses posent les pilons et vident les mortiers. (En attendant le vote des bêtes sauvages, p. 381).
Dans un second cas, Kourouma prête sa voix à l’un de ses personnages, le très doué griot Bingo, qui semblera raconter toute l’histoire. Le récit hétérodiégétique s’alterne donc avec le récit homodiégétique, ce dernier étant défini par G. Genette comme « un narrateur présent comme personnage dans l’histoire qu’il raconte ». Dans ce cas, pour signaler que c’est Bingo qui parle, ce dernier interpelle toujours son cordoua : « Ah ! Tiécoura.».
Un dernier type de narrateur est le cas du narrateur agissant comme le héros de l’histoire. Il s’agit bien attendu d’un narrateur autodiégétique. Nous pouvons citer comme exemple le récit de Tchao à la page 20 du roman. En clair, nous pouvons voir trois niveaux narratifs dans En attendant le vote des bêtes sauvages. Le premier niveau est lié au récit hétérodiégétique. Ce que nous pouvons désigner par Niveau 1. Le second est lié au récit homodiégétique fait par Bingo et que nous désignons par Niveau 2 et un dernier lié au récit autodiégétique que nous appelons Niveau 3.
Le Niveau 1, la narration du récit premier sera appelée extradiégétique. L’histoire contenue dans ce même récit est au niveau immédiatement inférieur appelé diégétique ou intradiégétique. Par conséquent, l’acte narratif de Kourouma ou du narrateur extérieur qui entreprend de raconter les Veillées se situe à un niveau extradiégétique au donsomana qui est raconté au cours de ces Veillées, et qui sera appelé hypodiégétique 89 et non métadiégétique. À ce stade de notre analyse, nous pouvons proposer un schéma des niveaux narratifs, qui donne la même configuration pour chaque Veillée dans En attendant le vote des bêtes sauvages.
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Schéma 190: Les niveaux narratifs dans En attendant le vote des bêtes sauvages
Le schéma montre comment s'opère la construction diégétique dans ce roman. On peut aisément constater un certain enchâssement des niveaux narratifs, lesquels s'imbriquent les uns dans les autres pour constituer une hybridation discursive marquée par une source énonciative multiple et complexe. C'est ainsi que Kourouma a construit délibérément chacune des six Veillées qui constituent En attendant le vote des bêtes sauvages. Par une telle multiplicité des instances narratives, aussi complexe soit-elle, l'écriture de Kourouma réinvente une structure textuelle brisant les traditions littéraires. On note que l’écrivain ivoirien s’engage dans l’aventure de nouvelles écritures caractérisées par le brouillage énonciatif et la rupture du style balzacien. En effet, à la lecture des romans de Kourouma, notamment En attendant le vote des bêtes sauvages, le lecteur peut facilement se laisser déconcerter par cette multitude d’instances énonciatives constituant, à la vérité, une sorte de brouillage qui contribue à la polyphonie et au dialogisme. En outre, à l’intérieur de chaque Veillée, une structure de la prise de la parole du Sora fait également voir les différents niveaux narratifs par les changements des voix narratives. Le schéma ci-après nous semble une parfaite illustration de la structure narrative de chaque Veillée montrant la circularité de laparole des différents narrateurs.
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Schéma 292 : Structure globale de chaque chapitre montant la prise de la parole du Sora91
Sur le schéma 2, nous pouvons voir que la voix du Sora, narrateur intradiégétique, s’alterne avec la voix d’un narrateur extradiégétique qui est certainement Kourouma lui- même. En effet, quand Kourouma prend la parole, le Sora a la voix off même si celui-ci arrive quelque fois à glisser des proverbes que Kourouma rapporte le plus souvent dans un discours direct. Cette circulation de la parole pousse à s’interroger sur la construction du statut de l’énonciateur mais aussi du destinataire. Ainsi, pour ce roman, nous dégageons deux types de récepteurs : les destinataires fictifs qui sont l’auditoire des griots à qui s’adresse en général le griot Bingo, et le public réel constitué par les lecteurs du roman à qui s’adresse Kourouma. Koyoga est le destinataire du donsomana ainsi que la confrérie des griots. Aussi le ton variable des adresses permet-il de démêler la complexité du statut du narrataire et du pluriel d'un ‘’Je’’ narratif, qu'il sera pertinent d'analyser après sous l'angle du dialogisme.
En somme, En attendant le vote des bêtes sauvages est un roman présentant des instances narratives divergentes mais qui s'imbriquent les unes dans les autres en donnant l'apparence d'une mosaïque de voix.
Quant à Monnè, outrages et défis, nous constatons que la narration hétérodiégétique se trouve d'abord au début du roman avant de basculer une narration homodiégétique92, soulignant la participation du narrateur à l'histoire qu'il relate: ce type de narration occupera, en termes de quantité, l'espace le plus important du récit dans ce roman. En effet, l'incipit de Monnè, outrages et défi est donné par un narrateur qui est témoin d'un grand sacrifice visant à assurer la pérennité de la dynastie des Keita, rois de Soba. Observant la scène sans y prendre part, il affirme: « Déjà, dans le profond du ciel de Soba, les charognards dessinaient des arabesques. [ ...] Il y avait trop de sang et c'était déjà enivrant.» (Monnè, outrages et défis, p.
13). Nous trouvons que la présence des termes « déjà» et « trop » est très significative: elle souligne clairement, en ouverture du récit, le point de vue subjectif du narrateur. Celui-ci pose un regard judicatif sur les coutumes et l'histoire de Soba; toutefois, on remarque qu'il demeure extérieur au portrait qu'il propose, décrivant les réactions du peuple, mais ne s'y retrouve pas. Nous comprenons donc qu'il s'érige à un statut hétérodiégétique, c'est-à-dire qu'il ne s'inscrit pas comme personnage du récit.
À la troisième page, nous assistons à un renversement du mode narratif, qui passe de la narration hétérogénétique à une narration homodiégétique marquée par la première personne du pluriel. Ce « nous» apparaît de manière quelque peu impromptue après un incipit soutenu par une instance narrative détachée du contexte. Ce changement amène le narrateur à s'inclure dans une histoire dont il s'excluait, quelques lignes auparavant: « Lui qui était notre roi, il avait régné sans bénir les offrandes et l'aumône (...) » (Monnè, outrages et défis, p. 15). Nous observons que, contrairement au système narratif structuré sur la base de l'enchâssement dans En attendant le vote des bêtes sauvages, le dispositif narratif dans Monnè, outrages et défis évolue dans la dynamique d'une certaine oscillation entre les différents niveaux narratifs. Par exemple, au début du deuxième chapitre, on peut remarquer le retour de l'instance narrative à un statut hétérodiégétique : « (...) les gens n'allaient pas au-delà de ce que les marabouts, les sorciers, les devins et les féticheurs affirmaient: la communauté entière croyait à ses mensonges. » (Monnè, outrages et défis, p.21). Le narrateur se distancie donc de la société de Soba et s'éloigne conséquemment du statut homodiégétique qu'il avait adopté auparavant. Cette alternance entre un narrateur interne ou externe à l'histoire racontée est maintenue tout au long du récit.
S'ajoutant à cette instabilité, l'utilisation du pronom « on » qui crée à plusieurs reprises un amalgame quant à l'identification de l'instance narrative93. Ce pronom indéfini, qui devrait principalement représenter une instance hétérodiégétique, semble parfois renvoyer à un narrateur homodiégétique. Marqué d'une coloration subjective alors qu'il devrait être impersonnel, ce « on » laisse transparaître un énonciateur impliqué dans l'action qui est racontée:
On la regardait sans se rassasier [...] la peau était légère à vous donner l'envie curieuse de l'érafler au canif; les dents resplendissaient entre les lèvres piquetées dont les noirceur et excroissance étaient telles qu'on résistait difficilement au désir de les mordiller (Monnè, outrages et défis, p. 241).
Selon Jean-Michel Gouvard, par l'emploi d'un pronom indéfini, le narrateur s'exclut normalement de ce qu'il énonce et ne prend pas totalement en charge l'énoncé. Par contre, il semble en être autrement dans cet exemple, sans que l'on ne puisse clarifier la situation: le caractère subjectif qui empreinte ce « on », rencontré également dans plusieurs autres passages du roman, représente une sorte de zone-tampon entre la narration hétérodiégétique et celle homodiégétique. L'irrégularité créée par l'oscillation dont nous avons fait mention plus haut, entre ces instances narratives est ainsi mise en relief par le statut indéterminé du « on », appuyant une instabilité narrative qui ne s'arrête pas à cet aspect seulement.
En outre, il faut observer que, pendant que l'on poursuit la lecture de Monnè, outrages et défis, l'on se rend compte que l'oscillation entre les différents narrateurs extradiégétiques se fait de plus en plus prégnante; le passage de l'un à l'autre s'effectue sans indicateur, parfois à l'intérieur d'une même phrase:
L'interprète, au garde-à-vous, écouta religieusement le capitaine blanc; puis exécuta un salut, un demi-tour, trois pas cadencés, s'arrêta à deux pas du roi, s'esclaffa de la façon dont l'hyène [...] ricane en sortant de la caverne; puis m'apostropha. / - Keita! Keita! Le savez-vous? (Monnè, outrages et défis, p. 53).
Nous notons dans ce passage une alternance narrative dans un même niveau, ce qui pose problème, considérant qu'il est impossible de déterminer une instance principale de narration. En effet, il faut comprendre que le « m' » marque ici l'intervention de Djigui Keita, le roi, dans une phrase donnée par un narrateur hétérodiégétique où il apparaît paradoxalement comme personnage.
De même que dans En attendant le vote des bêtes sauvages, où le narrataire ou le destinataire est le public fictif formé par la confrérie des maîtres-chasseurs, le narrataire (ou le destinataire) du récit dans Monnè, outrages et défis demeure toujours le même, peu importe le statut de l'instance narrative. Extérieur à l'histoire racontée, ignorant les mœurs et les coutumes du peuple de Soba, le narrataire de ce dernier roman est celui à qui l'on explique les différents aspects de cette communauté, celui qui est convoqué pour porter un tierce regard sur l'histoire sombre de la colonisation. Ainsi, nous ne trouvons aucune différence entre une explication donnée par un narrateur hétérodiégétique ou autodiégétique, puisque tous deux occupent une position similaire dans la dynamique de production du récit. Nous proposons ici deux extraits de Monnè, outrages et défis qui mettent en relief notre hypothèse.
"Au nom d'Allah, que veulent donc les mânes des Keita?" se désola le roi Djigui en rentrant au Bolloda (le Bolloda était l'appellation par laquelle le peuple désignait le hall et la place à palabre: le palais, la cour royale et par extension le pouvoir, la force, l'arbitraire des rois de Soba) (Monnè, outrages et défis, p. 13). ou
Une fois encore, il me déplut, à moi Djigui [...] Quand je n'étais pas un vieux djigui (djigui signifie en malinké le mâle solitaire, l'ancien chef de bande de fauves déchu et chassé de la bande par un jeune rejeton devenu plus fort) [...] j'esquissais un petit geste [...]. (Monnè, outrages et défis, p. 159).
Par ces deux exemples, nous constatons que tous les narrateurs occupent un même niveau narratif, chacun s'adressant au même narrataire qui possède également un statut extradiégétique. C'est ce que nous indique G. Genette en ces termes :
Comme le narrateur, le narrataire est un des éléments de la situation narrative, et il se place nécessairement au même niveau diégétique [...]. À narrateur intradiégétique, narrataire intradiégétique [... ]. Le narrateur extradiégétique au contraire ne peut viser qu'un narrataire extradiégétique, qui se confond ici avec le lecteur virtuel, et auquel chaque lecteur réel peut s'identifier.94
Par cette assertion, il faut comprendre que G. Genette spécifie que les statuts possibles du narrateur dans un texte littéraire s'établissent habituellement entre deux grands axes: son absence ou sa présence (personnage ou héros) dans l'histoire racontée. Mais dans Monnè, outrages et défis, l'instance narrative adopte tour à tour, dans un même niveau narratif, les statuts hétéro, homo et autodiégétique. par ce fait, on retrouve dans ce roman une forte instabilité narrative qui installe la polyphonie et participe du dialogisme.
En définitive, qu'il s'agisse de Monnè, outrages et défis ou de En attendant le vote des bêtes sauvages, le narrateur demeure finalement indéfini, instable, variant entre différentes formes: en plus d'osciller tout au long du récit entre un statut hétéro, homo et autodiégétique, les instances narratives se multiplient et participent toutes à la production du récit en occupant le niveau extradiégétique de la narration. Cet état de fait dénote d'une certaine divergence au plan narratif en fondant un récit stéréoscopique95. Un tel récit montre que l'hétérogénéité entre les instances narratives est évidente, en plus de demeurer vivace tout au long du récit: la narration est constituée par cette hétérogénéité, où aucune hiérarchie n'existe et où aucune instance narrative n'englobe les autres.
En plus de la divergence des instances narratives, la pluralité des voix, surtout d'un "je" ou d'un "nous" dialogique participent également de l'hybridation discursive dans les textes kouroumiens. Nous allons poursuivre notre analyse en continuant de focaliser nos démonstrations sur En attendant le vote des bêtes sauvages et Monnè, outrages et défis.
II.2. Le pluriel du "Je" et du "Nous" narratifs et la dialogisation discursive
Le principe dialogique, avons-nous dit plus haut, postule que les discours d’un locuteur sont habités de discours antérieurs, de voix qui résonnent dans sa parole et qui constituent le background culturel et idéologique permettant la communication entre les humains. De la réflexion de Bakhtine, profuse, voire peut-être parfois quelque peu confuse, sur le dialogisme en tant que principe pénétrant l’homme, les sciences, la langue, les genres, la production de sens et le discours, J. Authier-Revuz retient l’idée du pluriel dans l’unité, de l’autre dans l’un :
L’autre du dialogisme de Bakhtine n’est ni l’objet extérieur du discours (parler du discours d’autrui), ni le double, non moins extérieur, du locuteur : il est la condition du discours, et c’est une frontière intérieure qui marque dans le discours le rapport constitutif à l’autre.96
Nous avons constaté que cet extérieur constitutif se manifeste, au niveau du discours, notamment par sa double dialogisation interne, qu’en s'appuyant sur la description bakhtinienne, ce que J. Authier-Revuz nomme interdiscursive et interlocutive. La dialogisation interdiscursive peut être mise en relation avec la notion d’interdiscours de l’analyse du discours, sans qu’il y ait pour autant recouvrement des deux notions. La dialogisation interlocutive ne saurait être identifiée à la position de l’interlocuteur dans le dialogue externe, telle que l’étudie par exemple l’analyse conversationnelle.
Or, il faut souligner que le "Je" ou le "Nous" dans les narrations de Kourouma, notamment dans En attendant le vote des bêtes sauvages ou dans Monnè, outrages et défis, sont dialogiques et ne réfèrent pas toujours aux mêmes personnages.
Dans En attendant le vote des bêtes sauvages, le "Je" est polysémique et les "Je" se confondent pratiquement dans une dynamique de dialogisation interdiscursive. Le "Je" du personnage principal Koyoga semble s’opposer à celui du Sora Bingo. En fait, Koyoga vient seulement parfois pour justifier ou pour compléter une partie de l’histoire racontée. Le sora l’interpelle beaucoup plus par ‘’Vous’’. Tout au long de l’histoire, Koyoga est interpellé. Cela se voit clairement dès les premières phrases du roman :
Votre nom : Koyoga ! Votre totem : faucon ! Vous êtes soldat et président. Vous resterez le président et le plus grand général de la République du Golfe tant qu’Allah ne reprendra pas (que des années encore il nous en préserve !) le souffle qui vous anime. Vous êtes chasseur ! Vous resterez avec Ramsès II et Soundiata l’un des trois plus grands chasseurs de l’humanité. Retenez le nom le nom de Koyoga, le chasseur et président-dictateur de la République du Golfe (En attendant le vote des bêtes sauvages, p. 9).
Dans tous les cas, le "Je" dans ce roman devient une vision globalisante des idées plurielles. En effet, de la page 19 à 20 le "Je" de Tchao, le père de Koyoga, semble se confondre avec celui de Koyoga lui-même. Tout cela fonde une complexité au niveau des instances énonciatives, mais ne fait que préciser la nouveauté du style kouroumien.
Par ailleurs, la dialogisation interdiscursive que nous retraçons dans En attendant le vote des bêtes sauvages, est illustrée par les répliques entre les personnages dont les points de vue se confrontent. A cet effet, notre conception de ce phénomène discursif rejoint celle de Diandie Bi Kacou Parfait qui a proposé, pour ce roman, le schéma argumentatif des pôles du système narratif ci-après.
Ce schéma fait voir le fonctionnement de la dialogisation interdiscursive dans En attendant le vote des bêtes sauvages. En effet, Bingo et Tiécoura inscrivent leur discours dans la dynamique de dénonciation des crimes politiques commis par Koyaga et son régime dictatorial. De l'autre côté, Koyaga et Maclédio s'investissent dans la construction d'un discours de justification des actes et crimes de leur régime.
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Schéma 3 98: Schéma argumentatif des pôles du système narratif dans En attendant le vote des bêtes sauvages.
La problématique discursive suggère ici la question de la liberté d’opinion. C’est le signe de l’éclatement de la pantopie colonialiste et bientôt de celui des partis uniques dans l’Afrique indépendante. Il est donc aisé de constater que, dans En attendant le vote des bêtes sauvages, le dynamisme de l’écriture relève d’une aporie : la cohérence narrative est disloquée par la fragmentation du discours, mais cette fragmentation, provoquée par la prise de parole de nombreux narrateurs, correspond apparemment à leurs tentatives de donner plus de force cohésive à l’histoire qui est en train d’être racontée. Justin K. Bisanswa fait
remarquer à ce propos que « Le discours qui traverse la narration est un corps morcelé qui n’arrive plus à se rassembler »97, et tout en assumant la tâche difficile de porter remède à la rupture survenue dans la cohérence du réel, l’écriture est prise dans un mouvement vertigineux de segmentation de l’unité narrative. M. Bakhtine fait notamment constater:
Dans la polyphonie romanesque, diverses idéologies se font entendre, assumées ou interrogées par les diverses instances discursives (personnages, auteur), mais qu’aucune idéologie ne s’institue ni ne se présente comme telle98.
Somme toute, il existe une problématique énonciatoire du sujet postcolonial, victime de l’ambivalence culturelle, linguistique et identitaire. C’est pourquoi il est aussi difficile de nommer par une écriture homogène les personnages du roman. Par une rupture de la linéarité narrative, qui donne le signe de clôture et d’un discours encyclopédiste unique, le texte de Kourouma instaure une pluralité d’idées, un discours pluriel où plusieurs figures prennent positions et concourent à une vision globalisante et sans limite d’une thématique nouvelle. Il s’agit donc d’une ouverture dialogique. Ainsi la situation finale est-elle souvent laissée ouverte afin de permettre au lecteur d’imaginer les suites possibles.
Dans Monnè, outrages et défis, nous notons que le "Nous" n'englobe pas toujours les mêmes personnages. Nous remarquons que ce pronom correspond généralement à l'ensemble du peuple de Soba. Les multiples proverbes auxquels ce "Nous" a recours témoignent de la portée collective de son discours : ils permettent au narrateur homodiégétique d'appuyer ses dires par un énoncé construit à partir d'expériences ou d'observations communes à un peuple, et dont la signification dépasse la simple interprétation individuelle.
Comme dans En attendant le vote des bêtes sauvages, le "Nous" dans Monnè, outrages et défis est polysémique et s'inscrit dans la dynamique d'une dialogisation interdiscursive qui se donne pour vocation de collectiviser la conscience narrative. L'ensemble représenté par ce pronom s'avère par contre largement variable au cours du récit. Certaines occurrences indiquent en ce sens que le "Nous" emprunté par le narrateur homodiégétique représente un groupe exclusif. Pour ne donner que cet exemple, notons lorsqu'il s'associe aux vieillards ayant voulu combattre pendant le Boribana:
Les soldats appelés se réduisaient aux courtisans et vieillards qui [...] s'étaient trouvés sur le tata le jour de l'arrivée des premiers Blancs à Soba. [...] Rassemblés, nous nous comptâmes; nous n'étions pas très nombreux: moins d'une vingtaine! (Monnè, outrages et défis, p. 182).
Le "Nous" représente donc un groupe restreint à l'intérieur du peuple de Soba, dont ferait partie le narrateur. De façon paradoxale, cette instance étend parfois sa portée jusqu'à englober de très grands ensembles, comme « nous, Malinkés du Sud », « nous, Nègres musulmans », ou simplement « nous Nègres » (Monnè, outrages et défis, p. 130, 164, 252). Finalement, il arrive qu'elle englobe parfois jusqu'au destinataire du récit; par exemple, faisant référence à une situation décrite auparavant, le narrateur interpelle le lecteur en affirmant: « D'ailleurs l'interprète sortait très peu, sauf la nuit où il marchait les longues promenades dont nous avons parlé, à cause du mal que nous savons. » (Monnè, outrages et défis, p. 112).
Il faut en outre ajouter que l'emploi du "Nous" s'inscrit dans une perspective temporelle relativement élastique. D'abord, le narrateur se remémore le parcours de Djigui, depuis sa naissance: « Nous fûmes fiers de le voir se former, s'épanouir, s'endurcir; il grandit et se répandit. » (Monnè, outrages et défis, p. 17). De plus, le "Nous" correspond parfois à un narrateur qui ne devrait plus exister, appuyant l'idée d'une instance narrative purement symbolique:
[...] le soulèvement se termina chez nous par un nouvel échec. Échec total, sauf le dernier "non" que nous soupirions avant de mourir les doigts crispés sur nos fusils de traite, les dents serrées sur les injures de nos monnew (Monnè, outrages et défis, p. 276).
Comme le souligne P. N. Nkashama: «[...] la pluralité des personnages-narrateurs n'implique pas seulement une multiplicité de voix, mais indique avec plus de pertinence la dilatation formelle du temps du récit »99.
Traversant plus d'un siècle d'histoire, le "Nous" - et de façon encore plus significative, le "Je" qui y est sous-jacent - s'avère ainsi intemporel, multiple et surtout, indéfini.
Pour sa part, le "Je" s'emploie dans une narration autodiégétique, déjà déconcertante dans un contexte où le narrateur oscille entre une position intérieure et extérieure au récit. Aussi le référent du "Je" varie-t-elle à plusieurs reprises. Racontant sa propre histoire, le narrateur autodiégétique selon G. Genette correspond, dans un même récit, ou du moins dans un même niveau narratif, à une seule voix. Dans Monnè, outrages et défis, le "Je" dans un discours autodiégétique est employée initialement par le roi Djigui, et peut être relié à deux autres personnages. Dans un premier temps, ce statut est emprunté par Fadoua, le chef des sicaires. Nous pouvons constater que son inscription dans le récit est amenée par un glissement entre plusieurs instances narratives:
Mes courtisans ont bruyamment ri de leur collègue [... ] Des éclats de rire voulurent se lever: un petit regard circulaire de Djigui les étouffa. [...] À mon retour du Kébi, moi, Fadoua, je m'étais glissé à pas feutrés entre les courtisans et avais gagné ma place (Monnè, outrages et défis, pp. 172-173).
Dans un second temps, nous remarquons aisément que le "Je" discursif se réfère au griot Djéliba; s'immisçant dans le discours, celui-ci intervient sur plus de trois pages: « Alors commençaient les grandes journées de Djéliba: l'essentiel de la guerre de chez nous fut les dits du griot. Le long de tout un soleil, moi, Djéliba, je racontais et chantais [... ] » (Monné, outrages et défis, p. 185). Ainsi, le statut du "Je" n'est plus exclusif au roi Djigui et peut être adopté ponctuellement par d'autres personnages. Complexifiant une trame narrative déjà soutenue par trois types de narrateurs (hétéro, homo et autodiégétique), ces voix singulières s'inscrivent, de la même manière, au niveau extradiégétique.
En définitive, dans En attendant le vote des bêtes sauvages ainsi que dans Monnè, outrages et défis, il existe une pluralité du "Je" et du "Nous" discursifs. Certains derniers restent indéfinis, pluriel et se réfèrent à plusieurs personnages du récit. La dialogisation interdiscursive prend dans ces romans la forme d'une certaine hétérogénéité discursive fondée sur la polyphonie et le dialogisme. De toute évidence, les "Je" et les "Nous" se déploient à travers un discours hybride, marquant ainsi une pluralité de voix et de points de vue qui caractérisent les nouvelles écritures africaines.
L'hybridation discursive, comme nous venons de le montrer, est manifestée chez Kourouma par la polyphonie, le dialogisme et une hétérogénéité discursive. Rappelons que l’hybridation désigne, selon Dominique Budor et Walter Geerts, toutes les formes de rencontre, de coexistence, de juxtaposition, de mélange, d’éléments littéraires a priori différents, disparates, voire que l’on juge habituellement incompatibles.
Dans les romans de Kourouma, l’hybridation prend des formes différentes, notamment la multiplicité des discours, marquée par les phénomènes de polyphonie et de dialogisme, ainsi que la subversion des codes littéraire à travers l'intertextualité.
III. INTERTEXTUALITÉ COMME MODE DISCURSIF DE L'HYBRIDATION CHEZ KOUROUMA
Gérard Genette définit l’intertextualité « par une relation de coprésence entre deux ou plusieurs textes, c’est-à-dire, eidétiquement et le plus souvent, par la présence effective d’un texte dans un autre. »100. Pour Michael Rifaterre, « L’intertexte est la perception, par le lecteur, de rapports entre une œuvre et d’autres qui l’ont précédée ou suivie » tandis que Julia Kristeva (1969) analysant la phénomène intertextuel écrit que « tout texte se construit comme mosaïque de citations, tout texte est absorption et transformation d’un autre texte »101.
Eu égard à ces définitions proposées par Genette, Rifaterre et Kristeva, nous sommes en droit de postuler que l'intertextualité peut donc être appréhendée comme une forme d'hybridation. Ainsi, de son côté , Janet Paterson102 définit l’intertextualité comme une variante de l’hybridation lorsque, analysant le roman d’Hubert Aquin, Trou de mémoire, elle suggère que « la composition hybride du texte correspond à la pensée esthétique d’Aquin » selon laquelle « le texte s’écrit continuellement dans le texte ou le long des marges d’un autre texte».
De la même manière, Pierre- Yves Le Cam103 utilise l’expression « hybridation textuelle » pour désigner les liens intertextuels que le roman Anno Dracula tisse avec les récits de vampires qui l’ont précédé.
En somme, l'intertextualité sert l'hybridation à travers plusieurs procédés. Chacune des occurrences intertextuelles s'ouvre sur un univers fictionnel à part entière, qui met en abyme, commente, complète, la narration « principale », en préfigure l’évolution ou en développe les potentialités. En effet, dans les romans de Kourouma, on peut relever d’autres textes incorporés sous forme, d’allusion, d'emprunts culturels, de polylinguisme et de citation.
111.1. Les allusions
L’allusion est un procédé d’intertextualité, dans lequel un mot, une phrase ou une parole, évoquent ou suggèrent une idée extérieure au texte dans un énoncé. La compréhension de l’élément évoqué nécessite des connaissances certaines. Pierre Fontanier dit de l’allusion qu’elle « consiste à faire sentir le rapport d’une chose qu’on dit avec une chose qu’on ne dit pas et dont ce rapport même réveille l’idée »104. L’allusion représente la forme la plus courante de la manifestation de l’intertextualité, la plus subtile et la plus difficile à cerner entièrement dans un texte parce que relative aux connaissances profondes des auteurs. L’évocation de l’élément allusif éveille dans l’esprit du lecteur des réalités connues mais confinées dans la conscience. Il est évident que la reconnaissance de cet élément et son implication sémantique requièrent de la part du lecteur des compétences linguistiques, culturelles et encyclopédiques suffisantes.
Nous notons dans les romans de Kourouma des allusions historiques, politiques et religieuses.
Les évocations des faits historiques relatifs à l’empire mandingue essaiment la narration dans Monnè, outrages et défis. En effet, ici, dans ce roman, Ahmadou Kourouma se propose de présenter une image vivante de ce que fut la colonisation du Soudan occidental en particulier, et celle de toute l’Afrique subsaharienne en général. Quant aux Soleils des indépendances, Kourouma y fait allusion à l’effondrement des structures traditionnelles après la colonisation, à l’appauvrissement accéléré des populations en zones rurales et surtout aux déceptions qu’ont causées les simulacres d’indépendances, qui « comme une nuée de sauterelles tombèrent sur l’Afrique ». Pierre Soubias note à ce propos que ce « roman peut se lire comme une longue récrimination, cristallisée justement autour du thème de l’indépendance »105. De toute évidence, dans ce roman, Kourouma fait la représentation des déchirements dans l'histoire des Etats africains indépendants. Dans En attendant le vote des bêtes sauvages, on peut noter l'allusion faite au "Non" historique de Sékou Touré à la proposition de la communauté faite par De Gaulle. A la page 164 de ce roman, Nkoutigui Fondio, le président de la République des Monts a repris les mots célèbres de Sékou Touré : « Non à la communauté ! Non à la France ! Non au néocolonialisme ! L’homme en blanc préférait pour la République des Monts la pauvreté dans la liberté à l’opulence dans la soumission ».
L'ancrage par l'allusion peut aussi se faire par des évocations de noms de pays ou de villes réels (Sierra Leone, Côte d’Ivoire, Burkina Faso, Abidjan, empire mandingue, etc.) qui situent les espaces des scènes dans l'univers romanesque de Kourouma : l’Afrique.
En ce qui concerne les allusions politiques, il est question des évocations des noms de leaders politiques ayant existé (Samory, Houphouët Boigny, Kadhafi, De Gaulle, Commandant Bernier, etc. ) ou des leaders politiques contemporains ( Ahmad Tejan Kabbah, Charles Taylor, Gnassingbé Eyadéma, Prince Johnson, etc.), dont chaque nom rappelle un pan de l’histoire ou de la politique en Afrique. Par ailleurs, l’évocation de ces noms éveille aussi les idéologies qui animaient ces hommes politiques.
Parlant des allusions religieuses, il faut rappeler d'abord que toute l'œuvre romanesque de Kourouma se fonde sur la religion. Dans ses romans, des allusions sont donc faites aux religions chrétienne, musulmane et animiste qui s’entremêlent et s'imbriquent pour mettre en exergue l'hybridité identitaire des personnages. Dans Allah n'est pas obligé, on note:
Quand Yacouba s’est présenté comme un grand grigriman, Johnson a fait une courte et pieuse prière chrétienne et a terminé par : «Que Jésus-Christ et le Saint-Esprit veillent à ce que les fétiches restent toujours efficaces.» Il était profondément chrétien, Johnson. Yacouba a répondu : «Chi Allah la ho, ils le seront.» (Chi Allah la ho signifie, d’après Inventaire des particularités, que Allah le veuille.) Lui, Yacouba était profondément musulman (Allah n’est pas obligé, p. 85).
Les allusions religieuses sont à la vérité nombreuses dans les romans de Kourouma. Et comme nous le disions plus haut, l'accent est mis sur le caractère syncrétique des personnages. Dans Monnè, outrages et défis, il y a des allusions récurrentes à l'animisme et à l'islam, marquées par des scènes de sacrifices qui ponctuent l'ensemble du récit (pp, 13-19).
Dans Les soleils des indépendances, pour marquer d'un cachet particulier ce syncrétisme religieux perceptible dans l'imaginaire mandingue et dans l'attitude et le comportement des Malinké, le narrateur raconte que « les Malinké ont la duplicité parce qu'ils ont l'intérieur plus noir que leur peau et les dires plus blancs que leurs dents » (Les soleils des indépendances, p. 105). Derrière cette présentation quasiment satirique, le narrateur entrevoit que les Malinké passent pour des musulmans très pieux, or ils utilisent tous les fétiches pour jeter de mauvais sorts sur des personnes innocentes. Face à une telle hypocrisie religieuse, le narrateur en vient à se poser la question suivante: « Sont-ce des féticheurs? sont-ce des musulmans? Le musulmans écoute le Coran, le féticheur le Koma; mais à Togobala, aux yeux de tout le monde, tout le monde se dit et respire musulman, seul chacun craint le fétiche » (Les soleils des indépendances, p. 105).
En dehors des allusions, nous comptons aussi des emprunts culturels qui sont aussi au service de l'intertextualité dans les romans de Kourouma.
111.2. Les emprunts culturels
La culture est un élément très marqué dans les textes d’Ahmadou Kourouma. On le voit par le lexique malinké utilisé dans ses textes, par des traductions littérales des expressions malinké et surtout par les multiples proverbes et maximes malinké enchâssés dans ses textes en renforçant ainsi le caractère hybride de ceux-ci. Il est donc évident que ce romancier reste attaché à sa culture mandingue et n’hésite pas à s’y référer pour structurer ses textes.
111.2.1. Les maximes et les proverbes
Dans la culture africaine, selon la tradition malinké, on s’exprime presque toujours en insérant les proverbes et les maximes dans les propos pour mieux argumenter sa pensée. Les proverbes sont des formules langagières souvent imagées ou métaphoriques, de portée générale, qui contiennent une morale ou une sagesse populaire qui récapitule une vérité de base et que l’on insère dans ses propos pour frapper les consciences des interpellés.
La maxime, quant à elle, présente une règle générale de conduite. Patrimoines linguistiques d’une région ou d’une communauté donnée, ils sont utilisés et mieux compris par les membres de cette communauté. Ils forment un bloc autonome reconnaissable dans l’énoncé de celui qui les utilise.
Parlant des proverbes, Ahmadou Kourouma dit d’ailleurs dans une interview accordée à Aliette Armel dans Le Magazine littéraire, en septembre 2000 qu’« en Afrique, le discours joue un rôle essentiel. Dans les palabres africaines, c’est celui qui arrive avec le meilleur proverbe qui a raison. Quelle que soit la réalité des faits »; ce qui montre la place primordiale que jouent les sentences proverbiales dans la culture africaine. Ils interviennent à l’intérieur des énoncés comme pour mieux argumenter les idées, donner des conseils, moraliser, réconforter ou sanctionner les personnes interpellées, etc.
Disons que les proverbes jouent un rôle plus déterminant dans les romans de Kourouma, sachant que celui-ci a été nourri à la source de la culture malinké. De toute évidence, le « vrai » Malinké, c’est-à-dire celui qui est né et éduqué dans un environnement traditionnel, serait familier avec la culture orale, comme en témoigne cet informateur malinké dont les propos sont publiés par Ansoumane Camara: « Tout Maninka (Malinké) né au village se souvient de son enfance: on éduque avec le conte, on enseigne l’éloquence à l’aide des proverbes et devinettes, [...] on capte le sens de la bravoure à l’écoute des légendes et des épopées »106. Cette donne lève subrepticement un pan de voile sur cette culture malinké dans laquelle Kourouma a vu le jour et été éduqué.
Il n'est donc pas surprenant de rencontrer une certaine récurrence de proverbes dans les textes kouroumiens. Dans Les Soleils des indépendance, le proverbe est représenté entre autres comme un dispositif argumentatif qui alimente le processus narratif. Dans Monnè, outrages et défis, le proverbe est représenté notamment comme un outil pour souligner une remarque pertinente ou pour décrypter et crypter des nouvelles (p. 273), ou encore pour caractériser la population malinké en tant qu’une entité linguistique et culturelle (p. 247).
Ces proverbes occupent des places multiples dans les romans de Kourouma. Certains sont placés en début de chapitres, comme un chapeau qui coiffe sémantiquement le chapitre concerné. Nous retrouvons de nombreux exemples de ce type dans Les soleils des indépendances (les deux derniers chapitres de la troisième partie du roman) , Monnè, outrages et défis et En attendant le vote des bêtes sauvages:
Dans ce monde, les lots des femmes ont trois noms qui ont la même signification : résignation, silence, soumission. (Monnè, outrages et défis, p. 129)
Les choses qui ne peuvent être dites ne méritent pas de noms. (Les Soleils des indépendances, p. 151)
D’autres proverbes sont détachés et présentés en bloc dans les paragraphes ou entre les paragraphes. Le narrateur les utilise dans son énoncé pour attirer l’attention de son allocutaire sur un fait de la vie, comme nous le voyons dans cette illustration tirée d' En attendant le vote des bêtes sauvages:
Le sora termine l’intermède par des réflexions et proverbes sur le respect de la tradition:
Le veau ne perd pas sa mère même dans l’obscurité.
L’éléphant meurt mais ses défenses demeurent.
Le petit de la scolopendre s’enroule comme sa maman (En attendant le vote des bêtes sauvages, p. 445).
Ces proverbes véhiculent des leçons de la vie. D’autres, en outre, sont enchâssés dans les textes, dans les énoncés des personnages. Les proverbes ci-dessous sont prononcés pour moraliser Djigui qui souffre de voir son propre fils se retourner contre lui:
La blessure de Djigui provenait d’une possession de Djigui. On n’appelle pas au secours quand le couteau qu’on porte à sa ceinture vous transperce la cuisse: en silence, on couvre la plaie avec sa main. Le pus de l’abcès qui vous pousse à la gorge inévitablement descend dans le ventre, et la seule blessure qui ne se ferme jamais est celle que vous laisse la morsure du crocodile issu et sorti de votre propre urine (Monnè, outrages et défis, p. 273).
Il faut comprendre que le proverbe est l'essence qui fonde le discours chez Kourouma comme il le signale lui-même à travers le passage suivant: « Le proverbe est le cheval de la parole; quand la parole se perd, c’est grâce au proverbe qu’on la retrouve »(En attendant le vote des bêtes sauvages, p. 41). Evidemment, il informe le lecteur que certains énoncés sont des proverbes, et il le fait en désignant lesdits éléments comme proverbes. Les extraits qui suivent confirment notre argument :
« c’est pour les vieux aux barbes abondantes et blanches, c’est ce que dit le proverbe : Le genou ne porte jamais le chapeau quand la tête est sur le cou » (Allah n'est pas obligé, p. 11) ;
- « Sur un signe du sora, le cordoua se calme et ces proverbes sont énoncés : La mort moud sans faire bouillir l’eau. On n’entend pas un tamis devant la mort. Le cadavre d’un oiseau ne pourrit pas en l’air, mais à terre » (En attendant le vote des bêtes sauvages, p.106) ;
- « À l’esprit de Fama vint ce proverbe que le Malinké chante à l’occasion d’un grand malheur : Hé!Hé!Hé!Hé!/ Si notre avantage consiste à tomber dans le puits,/ Hé!Hé!Hé!Hé!/ Tombons-y pour nous le procurer. » (Les soleils des indépendances, p. 161) ;
- « Djigui, absent et songeur, attendait qu’ils aient achevé de compter les avantages et les joies du rail pour placer le proverbe approprié, la prière convenable [...] Quels que soient le courage et les vœux des humains, c’est toujours en définitive la volonté divine qui se réalise. » (Monnè, outrages et défis, p. 108).
Les exemples montrant la présence des proverbes dans les textes kouroumiens sont légion. Ces proverbes sont donc des formes d'incises qui s'enchâssent dans les textes kouroumiens et participent de l'hybridation de l'écriture.
III.2.2. Les traductions littérales
Elles véhiculent avec elles un pan de la culture de l’auteur. Il se vérifie que, de toute évidence, chaque langue a en elle les brides de sa culture d’origine et contient des mots et expressions pour désigner les éléments de son aire culturelle. Cependant, il est souvent constaté que la traduction ne rend pas toujours fidèlement le contenu sémantique ou la valeur de certaines expressions. C'est pour cette raison que nombre d'auteurs traduisent littéralement les expressions de leurs langues maternelles dans leurs textes en vue d'en garder la portée et la signification originelles. Leur compréhension nécessite alors des connaissances dans la culture concernée; cela contribue aussi à la vulgarisation des cultures.
Chez Kourouma, on retrouve plusieurs expressions malinké. Nous avons démontré dans la chapitre précédent que Kourouma a, en réalité, fréquemment recours à des mots malinké, en procédant par des emprunts et des interférences de toutes sortes, démontrant ainsi une certaine audace lexicale qui va de la désémantisation à la resémantisation107 des mots. Il s'agit donc de transgressions recréatrices sous la plume de cet écrivain. Cette recréation procède, par ailleurs par une sorte de mimétisme discursif. Ce mimétisme concerne, d'une part, le discours mandingue quotidien, d'autre part, le français de l'Ivoirien modeste, celui sur qui l'école a eu peu ou pas d'influence. En partant de quelques exemples, nous allons montrer comment le discours quotidien mandingue est mimé.
Dans l'incipit de Les soleils des indépendances, le lecteur peut être surpris par l'emploi particulier du verbe finir :« Il y avait une semaine qu'avait fini dans la capitale Koné Ibrahima, de race malinké ». Il s'agit ici d'un emploi tout à fait déroutant ou simplement déconcertant pour le locuteur francophone. Kourouma explique cet emploi: « si je dis 'avait fini', et non 'était décédé' ou 'était mort', c'est pour reprendre le concept malinké selon lequel les morts ne disparaissent pas: on finit une vie pour en recommencer une autre, différente. »108 Ainsi, nous comprenons que le romancier de Côte d'Ivoire, enfant du pays du pidgin, a volontairement choisi: il avait fini. Du reste, Kourouma nous fait remarquer que ce choix n'est guère innocent puisqu'il le répète dans l'avant-dernier paragraphe du roman: « Fama avait fini, était fini. »
La traduction littéraire de « avait fini » (« était mort »), ne rend pas avec la même expressivité cette idée de cessation de vie telle que rendue dans la langue malinké. Les exemples sont légion dans toute l’œuvre romanesque de Kourouma comme (faire pied la route, couper la route, etc.).
Dans Allah n'est pas obligé, juste dans l'incipit également, on peut lire: « Mon école n'est pas arrivée très loin; j'ai coupé cours élémentaire deux. J'ai quitté le banc parce que tout le monde a dit que l'école ne vaut plus rien, même pas le pet d'une vieille grand-mère » (Allah n'est pas obligé, p.7). La lecture de ce passage conduit à reconnaître facilement les expressions d'origine mandingue, langue maternelle de l'auteur, qui sont l'objet d'une traduction littérale. Si ces expressions d'origine mandingue se retrouvent tout au long du roman, la traduction littérale constitue à bien des égards une des formes esthétiques de l'hybridation de l'écriture chez Kourouma. On peut, en outre, observer, à la suite de l'extrait précédent, que le narrateur ménage, en réalité, un espace de rencontre entre le discours de la rumeur ou la configuration de ce que Jean Peytard109 nomme le « Tiers-parlant », du genre « les gens disent que », dans le roman « tout le monde dit que l'école ne vaut plus rien ». Ce tout le monde, c'est-à-dire n'importe qui, appartient bien évidemment de la communauté d'origine de Birahima. Il est alors aisé de comprendre les raisons pour lesquelles celui-ci convoque en appui l'aphorisme, « même pas le pet d'une vieille grand-mère » pour actualiser l'imaginaire mandingue. Et, pour confirmer l'ancrage de l'imaginaire mandingue, Birahima fait comprendre à travers une note explicative: « c'est comme ça on dit en nègre noir africain indigène quand une chose ne vaut rien. On dit que ça vaut pas le pet d'une vieille grand-mère parce que le pet d'une vieille grand-mère foutue et malingre ne fait pas de bruit et ne sent pas très très mauvais. »
Un autre exemple se trouve à la page 40, où le thème de la corruption est traduit littéralement par une expression métaphorique consacrée : « le mouillage des barbes ». Cette pratique illicite mais très répandue en Afrique, notamment, a permis à Yacouba d'importer et d'exporter des marchandises sans payer la moindre taxe, en versant tout simplement des pots- de-vin aux douaniers. Devenu richissime, Yacouba effectue le pèlerinage à la Mecque, et épouse dès son retour au pays plusieurs femmes et acheter plusieurs concessions. Mais très vite, il sera ruiné tant il engage quotidiennement des palabres interminables, lesquels l'ont conduit à oublier de « mouiller les barbes des douaniers ». Abordant cet aspect du sujet, le narrateur raconte:
Quand on est ruiné, les banquiers viennent réclamer l'argent qu'ils avaient généreusement prêté. Si tu ne rembourses pas sur place, ils te défèrent au tribunal. Si tu n'arrives pas à mouiller les barbes des magistrats, greffiers et avocats du tribunal d'Abidjan, tu es condamné au plus fort. Quand tu es condamné, si tu n'arrives pas à mouiller les barbes des huissiers et des policiers, on saisit tes concessions avec tes maisons (Allah n'est obligé, p. 40).
Nous pouvons remarquer dans cet extrait que les indices énonciatifs montrent clairement que l'écriture chez Ahmadou Kourouma mime le discours de l'opinion communément admise dans l'espace culturel ivoirien. Elle se reconnaît donc aux énoncés français qui sont le résultat d'une traduction littérale. Il est question du discours quotidien du commerçant mandingue qui pratique le commerce import-export en versant des pots-de-vin aux douaniers au préjudice de l'Etat.
III.3. L'hétérogloxie ou le polylinguisme chez Kourouma
L’hétéroglossie décrit la diversité ou la coexistence de variétés distinctes dans un seul code linguistique. Elle fait référence à la manière dont plusieurs variétés linguistiques d’une même langue s'imbriquent pour produire une polyphonie propre à un discours. Il s’agit, en effet, de la convocation des langues autres que celle qu’utilise l’écrivain dans la composition du texte. Elle est aussi la mise en commun de plusieurs langues dans un texte pour en faire une entité idéelle. Chaque mot ou expression arrive dans le texte avec son sémantisme et sa coloration culturelle, créant une hybridation de langues. On remarquera, à ce propos, chez Kourouma une convocation de plusieurs langues dans ses œuvres romanesques : le français, langue d’usage dans ses romans, le malinké, sa langue maternelle, l’arabe, l’anglais. Nous ajouterons à ces langues, la langue francophone. Il faut entendre par langue francophone la langue résultant de l’usage appropriatif que se font les locuteurs de la langue française, en y ajoutant le lexique ou des expressions locales telles quelles ou alors transcrites littéralement. Les mots de ces langues sont mêlés dans le texte de langue française pour former un tout et permettre à l’écrivain de mieux traduire son idée dans son discours. Si les textes kouroumiens usent généralement du français, il faut reconnaitre qu’ils s’inscrivent mieux dans un ensemble plus ouvert ou plus francophone, à l'instar d'un réceptacle où s'intègrent l’anglais, l’arabe et le malinké. Ainsi, les images, la pensée, et même l’imaginaire relèvent d’un espace multilingue.
111.3.1. La présence de l'anglais et de l'arabe aux côtés du français
Dans les romans de Kourouma, ces trois langues se côtoient. Plus particulièrement dans Allah n'est pas obligé, nous pouvons constater qu'un lexique anglais et arabe de niveau familier et courant accompagne le français dans le discours de Birahima, marquant ainsi l'intégration de plusieurs xénismes d'autres langues de l'espace narratif et culturel. La trame du récit se déroulant dans deux pays anglophones, le Libéria et la Sierra Léone, ces espaces narratifs apportent linguistiquement leur contribution à la construction hétéroglossique du discours. On peut lire à titre d’exemple les phrases suivantes dans lesquelles interviennent des mots et expressions anglais ou pidgin :
- On l’appelait là-bas grigriman110 (p.41);
- Le choix fait par l’un des grigrimen... (p.97);
- Les small-soldiers avaient tout et tout (p.41);
- Les enfants-soldats, les small-soldiers ou children-soldiers ne sont pas payés (p.49);
- Le petit, un vrai kid.(p.51);
- La moto et le car stoppen t net. (p.52);
- L’enfant-soldat haut comme le stic k d’un officier (p.52);
- . elle avait un sex-appeal voluptueux. (p.58);
- Les Malinkés les appellent les bushmen.(p.59);
- No Taylor No peace (p.67);
- Les natives , c’est les nègres noirs africains indigènes du pays.(97).
A ce xénisme anglais, l’on peut adjoindre les sigles des partis politiques ou associations de l’espace de narration :
- NPFL : National Patriotic Front of Liberia (p.53);
- ULIMO: United Liberian movement of Liberia (p.70);
- LPC: Liberian peace council (p.70);
- RUF: Front Révolutionnaire Uni (p.165).
Par ailleurs, il faut ajouter à ce lexique anglais la présence de quelques mots et expressions d’origine arabe intégrés au français dans Allah n'est pas obligé. Généralement, ils subissent quelques dérivations phonologiques pour épouser des prononciations adaptées au malinké ou au bambara. Ce sont pour la plupart des mots et expressions liés à la religion musulmane :
- Walahé (p.8) terme malinké emprunté au bambara et d’origine arabe et signifiant au nom d’Allah, au nom de Dieu;
- Allah Koubarou (p.15) : expression populaire malinké issue de l’arabe « Allah Akbar » avec adaptation phonologique et signifiant « Dieu est grand »;
- Chi allah la ho : expression d’origine arabe transcrite « inch’Allah », adoptée par les Malinké et signifiant « si Dieu le veut »;
- kif-kif (p.42) : expression familière empruntée à l’arabe magrébin et signifiant « pareil à, la même chose ».
111.3.2. L'ancrage de l'imaginaire mandingue dans l'écriture
L'ancrage du discours quotidien mandingue se reconnaît dans l'écriture de Kourouma aux énoncés français qui sont le résultat d'une transcription lexicale selon l'imaginaire malinké. Si la langue de production semble être du français, l’imaginaire qui la porte est généralement malinké. Ainsi les structures phrastiques, les expressions idiomatiques ne surprendront pas tant qu’elles coïncideront avec les structures et formes grammaticales françaises. Certaines expressions justifient cette assertion:
- l’école des blancs (p.31) expression idiomatique familière africaine désignant l’école occidentale;
- un grand quelqu’un (p.35) : expression familière malinké nominalisant le pronom indéfini quelqu’un et désignant une haute personnalité. Pluriel : des grands quelqu’uns;
- mouillage/mouiller des barbes (p.37) : expression idiomatique malinké et familière d’Afrique noire francophone signifiant corrompre;
- Courber la prière (p.184) : expression néologique signifiant prier à la manière musulmane;
- Parler vis-à-vis (p.8) : expression familière africaine signifiant avoir un franc-parler;
- égorger des sacrifices (p.39) : expression néologique du locuteur signifiant « immoler des animaux en guise de sacrifice »;
- faire pied la route (p.42) : expression malinké signifiant marcher, prendre la route à pied;
- réveiller l’attention (p.117) : déformation phonique familière de l’expression « éveiller l’attention »;
- se ceinturer (p.149) : expression idiomatique familière malinké imagée signifiant se déterminer à en finir avec une situation désagréable, « prendre le taureau par les cornes».
Ces expressions transcrites en français sont, en réalité, la traduction littérale d’expressions et d’images appartenant aux langues africaines et particulièrement au malinké. Pas conséquent, l’on y perçoit l’imaginaire linguistique des peuples africains ayant adopté le français, et parfois obligé de s’y exprimer. Le choix scripturaire de Kourouma qui leur ménage de l'espace dans son écriture, est une volonté manifeste d'hybridation. Et si selon Bakhtine, « l'hybridation, c'est le mélange de deux langages sociaux à l'intérieur d'un même énoncé, c'est la rencontre dans l'arène de cet énoncé de deux consciences linguistiques, séparées par une époque, par une différence sociale, ou par les deux »111. La rencontre de ces consciences linguistiques dans le discours romanesque de Kourouma et crée l'hybridité. Cette hybridité est également marquée par l’enchâssement des mots du lexique malinké dans la langue française.
III.3.3. L’enchâssement des mots du lexique malinké dans la langue française
L’une des marques de l'enchâssement des mots du lexique malinké dans la langue française se manifeste par une volonté ou un besoin de référenciation exacte des signifiés.
Ainsi, lorsque le mot ou l’expression à utiliser ne traduit pas fidèlement l’idée ou la pensée à émettre, il préfère se référer au mot ou à l’expression dans la langue de pensée : le malinké. L’on retrouvera alors enchâssés dans la langue française des mots et expressions tels que fissandji, déguè, djouma, fama, horon, tô, diéli, kabako, faforo, walahé, etc.:
- «... le toussotement provoqua un léger vent qui souleva la poussière, et les gendarmes s’envolèrent de l’arbre à palabre, le fissandjiri légendaire et sacré du Bolloda » (Monnè, outrages et défis, p. 266);
- « Un vendredi après la djouma (la grande prière publique), le monarque s’est saisi d’un drapeau vert » (En attendant le vote des bêtes sauvages, p. 63);
- « Nous retournons à la terre quand les horon (les nobles) et les fama (les princes) cessent d’être des héros » (Monnè, outrages et défis, p. 196);
- « Devant sa case, les salueurs se succédèrent, puis en son honneur s’alignèrent les plats de tô, de riz et même on mit à l’attache un poulet et un cabri » (Les soleils des indépendances p. 79);
- « Et tjogo-tjogo Johnson avait obtenu son accord secret » (Allah n’est pas obligé, p.44). Ces mots du lexique malinké foisonnent beaucoup dans les romans de Kourouma. Nous pouvons encore ajouter à la liste les mots malinké suivants:
- Gnama ou nyamans: terme malinké signifiant « ombre ou âme d’une personne ou d’un animal après la mort;
- Bilakoro: terme populaire malinké par lequel on désigne un non-initié, un enfant (sens péjoratif);
- Donson ba: Terme malinké par lequel on désigne un maître chasseur traditionnel. Il se compose de « donson » : chasseur traditionnel et « ba » : grand du point de vue du rang dans la confrérie;
- Le sora: Terme bambara utilisé pour désigner le griot chanteur traditionnel des chasseurs;
- Le donkun cela: Terme bambara désignant le lieu d’accomplissement d’un sacrifice rituel ou un rituel initiatique chez les chasseurs traditionnel;
- Dagas conons: terme bambara désignant un récipient (en général, un canari ou une marmite) ou encore les disciples des maîtres dozos.
En somme, nous avons pu constater que Kourouma se sert généralement de divers éléments linguistiques normalement bannis par l’écriture artistique pour produire son écriture romanesque : vocabulaire et orthographe relâchés, insertion de termes familiers du malinké, de l’anglais, de l’arabe ou des autres langues connues et courantes de son espace géographique et linguistique, bref un ensemble linguistique totalement hétérogène qui contribue à l'hybridation de l'écriture par le jeu intertextuel.
La question du jeu de la langue et sur la langue manifestera ainsi des formes expressives bizarres. Et, c'est la cas chez Kourouma. La langue s’inscrit dans un contexte culturel multilingue complexe affecté de signes des différents langages du milieu social du locuteur car toutes les langues qui y pénètrent y sont pour se bouleverser les unes les autres. Chez Kourouma, il en ressort un français composite, hybride, mêlant la langue française classique au lexique et structures de l’argot français, de l’anglais, de l’arabe, et au lexique et structures des langues africaines, surtout le malinké. C’est donc par un effet de mélange et de brouillage, et une volonté d'hybridation de l’informel langagier que l’écrivain francophone qu’est Kourouma parvient à révéler sa dimension artistique, en jouant subtilement sur l'intertextualité. Celle-ci procède également par la citation.
III.4. La citation
L'intertextualité se révèle également dans les romans de Kourouma par la citation. Celle-ci apparaît comme la forme emblématique de l'intertextualité tant elle rend visible par les guillemets, la citation même par des codes typographiques.
Ainsi, dans En attendant le vote des bêtes sauvages, par exemple, un vers de Léopold Sédar Senghor est cité à la page 169 et est repris plusieurs fois dans ce roman : « Savane noire comme moi, feu de la mort qui prépare la re-naissance » comme slogan du socialisme africain. Dans Monnè, outrages et défis, Djigui reprend la fameuse parole de Samory Touré, qu'il cite explicitement: « Quand un homme refuse, il dit non » (p. 266).
En clair, toute l’œuvre romanesque d’Ahmadou Kourouma est traversée par une diversité de formes d'intertextualité qui, toutes, servent l'hybridation des codes littéraires. Qu’elles soient implicites ou explicites, les traces de l'intertextualité se déploient dans le texte kouroumien. Elles fonctionnent dans ses romans sous un mode discursif. Notre analyse a permis de déceler dans les romans kouroumiens une révolution dans son écriture romanesque par la singularité des intrusions intertextuelles dans le discours mettant en exergue la particularité de son esthétique scripturaire. On y relève plusieurs procédés intertextuels notamment des allusions, des éléments culturels divers qui viennent compléter la structuration du texte à l’instar des proverbes et maximes ou des expressions en langue malinké. La coexistence de tous ces éléments dans les textes kouroumiens est donc une marque d'hybridation qui fait la particularité de Kourouma. L'autre particularité des textes kouroumiens est l'architextualité.
VI. L'ARCHITEXTUALITÉ OU LE MÉLANGE DES GENRES
L’architextualité peut se comprendre, selon Gérard Genette, comme la coprésence entre deux plusieurs genres dans une même œuvre. Elle est définie par Gérard Genette comme « l'ensemble des catégories générales, ou transcendantes - types de discours, modes d'énonciation, genres littéraires, etc. - dont relève chaque texte singulier112 ». Il estime également « qu'il s'agit d'une relation tout à fait muette, que n'articule, au plus, qu'une mention paratextuelle »113 et il explique que « la perception générique, [...], oriente et détermine dans une large mesure l'"horizon d'attente" du lecteur, et donc la réception de l'œuvre ». L'architextualité réfère donc selon la formule synthétique utilisée par Jean-Louis Dufays à « la généricité et [au] rapport du texte aux systèmes de conventions littéraires existantes »114.
Il est dont question d'une sorte de subversion générique, un mélange de genres. Or, les romans de Kourouma se présentent comme une fresque générique où mêlent hybridation entre épopée et fiction, conciliation entre oralité et écriture, épopée et satire, bref il y a dans ces romans une inclusion ou une union des divers types de discours. Nous allons démontrer cela en nous focalisant sur En attendant le vote des bêtes sauvages et Allah n'est pas obligé.
IV.1. Récit épique et discours satirique
Dans En attendant le vote des bêtes sauvages, le récit est tantôt épique (les exploits guerriers de Koyaga), satirique (la dénonciation des dictateurs et de leurs actes), tantôt romanesque. L’hybridation générique constituée par la conciliation entre l’oralité et l'épopée et la satire déséquilibre le système structural classique et découvre une déstabilisation sémantique, laquelle est un signe de déchéance politique dans l’Afrique postcoloniale. En mettant épopée et satire ensemble, Kourouma s'emploie à les alterner. En effet, le récit dans En attendant le vote des bêtes sauvages s’ouvre sur un ton épique, censé vanter les exploits rocambolesques et héroïques de Koyaga. Mais très vite, le lecteur se désillusionne pour découvrir plutôt la vérité sur la « dictature » du héros, sur ses « parents », ses « collaborateurs », ses « saloperies », ses « conneries », ses « mensonges », ses « nombreux crimes et assassinats... ».
Ce passage de l’épopée à la satire traduit l’expression de désillusions politiques qui ont marqué la conscience collective des Africains au lendemain des indépendances. L’épopée politique montre le héros sur -humain qui apparaît comme un héros-Sauveur du Peuple. La satire politique expose le héros in -humain qui est aussi le héros-Diable. Nous allons montrer comment cette situation est rendue à travers l’écriture de Kourouma.
IV.1.1. L’épopée politique
Selon le Robert Collège, l’épopée est « un long poème ou récit de style élevé où la légende se mêle à l’histoire pour célébrer un héros ou un grand fait ». Or le « héros », Koyaga, apparaît, dans la première ligne, dans une présentation hyperbolique et martiale, comparé à un dieu, à un surhomme. Dès les premières phrases du roman, le récit est donné immédiatement comme une épopée à la manière d’une « geste » pour présenter un personnage légendaire et mythique :
Votre nom : Koyoga ! Votre totem : faucon ! Vous êtes soldat et président. Vous resterez le président et le plus grand général de la République du Golfe tant qu’Allah ne reprendra pas (que des années encore il nous en préserve !) le souffle qui vous anime. Vous êtes chasseur ! Vous resterez avec Ramsès II et Soundiata l’un des trois plus grands chasseurs de l’humanité. Retenez le nom le nom de Koyoga, le chasseur et président-dictateur de la République du Golfe. (En attendant le vote des bêtes sauvages, p. 9).
L’identité de Koyaga découvre un héros doté d’une humanité surnaturelle. Est-il sur humain ou in- humain ? Surhumain, oui ! Le récit de la naissance de Koyaga et de ses premières années montre la naissance merveilleuse d’un héros, antithèse du commun des mortels, dans des conditions inhabituelles et paradoxales :
La gestation d’un bébé dure neuf mois ; Nadjouma porta son bébé douze mois entiers. Une femme souffre du mal d’enfant au plus deux jours ; la maman de Koyaga peina en gésine pendant une semaine entière. Le bébé des humains ne se présente pas plus fort qu’un bébé panthère ; l’enfant de Nadjouma eut le poids d’un lionceau (En attendant le vote des bêtes sauvages, p. 22).
Une naissance aussi controversée ne fait que préfigurer un destin hors pair pour un homme politique que deviendra Koyaga, le destin du « plus grand tueur de gibiers parmi les chasseurs », qui, dans ses premières années, constituait une source de tourments pour les animaux. L’épopée des prouesses politiques transparaît déjà dans le récit de l’histoire de Koyaga avant ses neuf ans.
Des mouches tsé-tsé partirent des lointaines brousses et des montagnes et foncèrent sur le bébé. Par poignées, Koyaga, vous avez écrasé les glossines dans vos mains. A quatre pattes, vous n’avez laissé vie sauve à aucun des poussins et margouillats qui picorent dans vos plats de bébé. Quand vous avez eu cinq, les rats perdirent la sécurité et la tranquillité dans leurs trous ; vous fûtes un grand et habile attrapeur de rats. Les tourterelles ne jouirent plus de leur repos sur les branches des arbres ; vous fûtes un adroit manipulateur du lance-pierre (En attendant le vote des bêtes sauvages, p. 22).
« Quelle étaient l’humanité, la vérité, la nature de cet enfant ? » s’interroge insidieusement Bingo. Nous découvrons que le héros est d’une nature surhumaine. Le récit du combat qu’il mena contre les monstres qui hantaient les paléos, dans le chapitre 5, confirme Koyaga « le plus féroce tueur de bêtes ». Ainsi Koyaga tua successivement « la panthère qui ne vivait que de la chair humaine », « un buffle noir solitaire, le plus âgé des buffles de l’univers » et qui « constituait pour tous les peuples paléos, tous les hommes de la région, une véritable calamité », et l’éléphant « qui détruisait les récoltes et lâchait sur les plantations des monts de crottes », toujours armé de sa « carabine 350 Remington Magnum ».
Nous pouvons considérer également le récit du combat entre Fricassa Santos et Koyaga (En attendant le vote des bêtes sauvages, pp. 95-101). Cette partie du roman montre les hauts faits magiques de Koyaga qui a pu arriver à bout des pouvoirs zoomorphiques du grand initié Fricassa Santos. Dans l’Afrique post-coloniale, les chefs d’Etat, dictateurs et tyrans, ont d’abord été accueillis comme des sauveurs venus pour délivrer le Peuple. C’est aussi le cas de Koyaga et des autres dictateurs dont nous parlent Kourouma dans En attendant le vote des bêtes sauvages. En effet, l’épopée politique dans l’œuvre raconte les exploits du héros sur humain qui vient comme un libérateur, un sauveur pour le Peuple. Ce héros-Sauveur faisant montre d’une certaine sur-humanité est bon de cœur, généreux, sympathique. Il combat le système existant et arrive à faire un coup d’Etat en éliminant physiquement le Président ou en le chassant du pouvoir. Comme exemples, Koyaga est devenu Président de la République du Golfe en assassinant Fricassa Santos ; Bossouma, l’Empereur du Pays aux Deux Fleuves, arriva au pouvoir en participant à un coup d’Etat contre le régime de son cousin, et en assassinant tous ses propres complices ; le dictateur au totem léopard accède au pouvoir en trahissant Pace Humba, celui-là même qui lui avait attribué le grade de général d’armée. Evidemment, l’arrivée au pouvoir de ces nouveaux dirigeants a donné naissance à de nouveaux espoirs qui se changeront rapidement en désillusions. Ce qui marque le passage de l'épopée à la satire dans le roman.
IV.1.2. La satire politique
Le passage de l’espoir à la désillusion est marqué par la corruption de l’épopée. En fait, l’épopée dans En attendant le vote des bêtes sauvages est hypertrophié et invalidé dès les premières lignes du donsomana, le récit purificatoire. En effet, l’ambiguïté des paroles de Bingo et surtout la franchise de celles de Tiécoura, le cordoua, le bouffon, qui semble d’avance invalider l’éloge, constituent des signes précurseurs de la retractatio satirique du style épique. Dans ce cas, nous sommes en présence d’un héros in -humain ou héros-Diable. Sans humanité, le héros-Diable est barbare, tyrannique, sanguinaire et ses exploits constituent une calamité pour le Peuple. Il s’agit en réalité d’une épopée dégradée d’un nouvel Hercule aux prises avec des glossines, épopée inversée d’un enfant qui très vite ne restreint plus sa chasse aux animaux nuisibles, empêchant au contraire les tourterelles de « jouir du repos ». « Quelles étaient l’humanité, la vérité, la nature de cet enfant ? », demande insidieusement Bingo. Nous proposons ci-après un schéma qui montre le passage de l’épopée à la satire, une représentation littéraire des désillusions politiques postcoloniale dans l’œuvre.
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Schéma 4 117 : Pic du passage de l’épopée à la satire dans En attendant le vote des bêtes sauvages
Ce schéma permet de bien voir que l'épopée met en exergue les qualités surhumaines du héros qui est montré comme généreux, véridique, tendre sympathique. Mais la satire le montre sadique, cruel, menteur et méchant. Ainsi, dans l'épopée, le héros est reçu comme un sauveur tandis qu'après les désillusions politiques, il est vu satiriquement comme le diable.
En effet, si par l'épopée, les hauts faits du héros sont exaltés, la satire, elle, définie par le Robert Collège comme « un long poème où l’auteur attaque les défauts, les ridicules de ses contemporains », en montre justement les vices et les imperfections. En effet, par une pseudoépopée, Kourouma fait une exposition critique des dictateurs africains de la période postcoloniale. En attendant le vote des bêtes sauvages est une œuvre satirique qui souvent provoque le rire. L’empereur Bossouma est un personnage super drolatique et comique (En attendant le vote des bêtes sauvages, pp. 237-239).
Kourouma dénonce par la voix de Bingo, le très doué griot, le mensonge de l’Histoire, les tromperies de l’épopée qu’il est censé chanter. Cette épopée est dite ironiquement et est tournée en dérision puis transformée en satire. A moins d’être l’héroïsation d’un criminel, en prétendant faire l’éloge de sa gloire militaire, l’épopée, dans En attendant le vote des bêtes sauvages, met au jour l’illusion du réel, que la satire déconstruit. En effet, Bingo, tout en rapportant l’épopée, la dénonce. En racontant le combat de Koyaga contre les montres qui hantaient les paléos, Bingo commence à suggérer les vraies raisons de son succès : « Toujours armé de votre carabine 350 Remington magnum... » (en début de paragraphe), « le coup de la 350 Remington magnum part pour la troisième fois. » L’allusion se fait plus précise au sujet du caïman : « le héros d’Indochine, le tireur d’élite, par trois fois encore vise et fait feu. ». La fin de ce récit montre que Koyaga est plus un assassin qu’un héros sauveur car il ne s’est pas « contenté (notons le caractère paradoxal de cette formulation) de faire passer de vie à trépas les quatre monstres qui terrorisaient tous les pays paléos »: « Avec votre Remington magnum [...] Vous avez tué, rendu orphelins et veufs un lot d’antilopes, de singes, de sangliers... ». Les termes employés, en humanisant les victimes, présentent ces « exploits » comme des crimes et le héros comme un criminel. Ainsi seront dénoncés la dictature, les conneries, les mensonges, et les crimes de Koyaga et des autres dictateurs.
Par cette satire, Kourouma dresse un tableau général de la politique dans l’Afrique postcoloniale. Il dénonce donc le régime policier (En attendant le vote des bêtes sauvages, p. 302), la terreur milicienne (les Lycaons) et les pratiques violentes (l’émasculation) (En attendant le vote des bêtes sauvages, pp.98-122), le militarisme (Koyaga est soldat et s’est nommé général ; Bossouma s’est autoproclamé maréchal ; le dictateur au totem léopard est nommé général), les détournements d’argent, mœurs débridées des dirigeants (Koyaga possède une femme dans chaque ethnie pour assurer l’unité de la nation, En attendant le vote des bêtes sauvages pp. 299-393), le culte de la personnalité, les faux attentats (cinquième veillée) et la propagande généralisée.
En définitive, la combinaison de l’épopée et de la satire montre une forme d'hybridation générique, une association de codes littéraires à l'image de l'hybridité identitaire et religieux des personnages. Mis à part cet aspect que nous avons voulu démontrer, on découvre également les marques de l'oralité et de l'écriture dans En attendant le vote des bêtes sauvages. De même, Allah n'est pas obligé se donne aussi à lire comme un composite événementiel, une œuvre où plusieurs genres littéraires sont mélangés.
IV.2. Allah n'est pas obligé: un roman composite
Dans Allah n'est pas obligé, nous sommes en face de témoignages, de mémoires et d'autobiographies, des genres enchâssés dans le récit. Dans ce roman, le narrateur prend donc part à l’élaboration de l’écriture romanesque. Il y joue le rôle du conteur traditionnel. Et comme ce dernier, il fait des commentaires sur les problèmes et les événements qu’il expose pour mieux sensibiliser le lecteur à la problématique du récit. Ainsi, ce roman se présente comme une œuvre composite qui mêle Mémoires, autobiographie, témoignages, etc.
IV.2.1. Une pseudo-autobiographie
Une autobiographie est le récit écrit qu’une personne réelle fait rétrospectivement de sa propre vie. Le mot « autobiographie », est composé de trois racines grecques : graphein (écrire), auto (soi- même), bio (vie). Les récits autobiographiques font référence à des lieux, des personnes et des événements réels : ils se différencient en cela des textes de fiction. L’autobiographie se caractérise par le fait que l'auteur, le narrateur et le personnage principal ne font qu’un. Le récit autobiographique est mené à la première personne.
Pour Philipe Lejeune, l'autobiographie est un : « récit rétrospectif en prose qu'une personne réelle fait de sa propre existence, lorsqu'elle met l'accent sur sa vie individuelle, en particulier sur l'histoire de sa personnalité »115.
Partant de cette définition, nous postulons que le récit fait par Birahima, le narrateur dans Allah n'est pas obligé, paraît être une fausse autobiographie qui est plus un récit autodiégétique. Il est toutefois à préciser qu'il se vérifie dans ce roman les indices qui marquent le discours autobiographique. En effet, le roman s'ouvre par ce que Philipe Lejeune (1975) nomme « le pacte autobiographique ». Pour lui, c'est la déclaration d'intention, le discours qui ouvre le texte autobiographique. Il écrit à ce propos:
La déclaration d'intention peut s'exprimer de différentes manières, soit dans le titre, dans la prière d'insérer, soit dans la dédicace et le plus souvent dans le préambule rituel, par exemple dans une note conclusive. Dans tous les cas, cette déclaration est obligatoire. (p. 24)
Dans Allah n'est pas obligé, le narrateur affirme dans l'incipit: « Je décide le titre définitif et complet de mon blablabla est Allah n'est pas obligé d'être juste dans toutes ces choses ici-bas. Voilà. Je commence à conter mes salades.» (Allah n'est pas obligé, p. 7). Suite à cette déclaration, le narrateur décline sa propre présentation en six points. Premièrement, il donne son nom: « Et d'abord... et un... M'appelle Birahima. Suis p'tit nègre.» (Allah n'est pas obligé, p. 7). Deuxièmement, il découvre son identité intellectuelle: «... Et deux... Mon école n'est pas arrivée très loin; j'ai coupé cours élémentaire deux. » Ilentendet comprend les Noirs civilisés et les toubabs mais ne sait rien de la géographie, de la grammaire, des conjugaisons et divisions (p. 8). Au point trois, il fait son portait moral: «... Et trois... suis insolent, incorrect comme barbe d'un bouc et parle comme un salopard. » (p. 8). Il ajoute qu'il parle malinké et qu'il est de la race des Malinké. Au point quatre, il avertit qu'il parle beaucoup et ne sait pas tenir sa langue, et se fout des coutumes du villages pour avoir participé à la guerre du Libéria, où il s'est bien drogué et a beaucoup tué avec son kalachnikov (p. 9). Cinquièmement, il présente ses fameux dictionnaires qui lui ont servi à raconter «sa vie de merde, de bordel de vie ». Il fait comprendre que ces dictionnaires lui permettent de « chercher les gros mots, à vérifier les gros mots et surtout à les expliquer. il faut expliquer parce que mon blablabla est à lire par toute sorte de gens: des toubabs colons, des noirs indigènes sauvages d'Afrique et des francophones de tout gabarit. » (p. 9). Et enfin, au point six, il nous peint son portrait physique: il n'est pas chic mignon parce que maudit pour avoir offensé sa mère morte avec cette colère, parce qu'il est poursuivi par les « gnama » de beaucoup d'innocents qu'il a tués au Libéria et en Sierra Léone, où il a fait la guerre tribale, a été enfant-soldat et s'est bien drogué.
Ces prolégomènes situés, Birahima fait le point sur sa présentation, son pacte autobiographique: « Me voilà présenté en six points pas un de plus en chair et en os avec en plume ma façon incorrecte et insolente de parler » (p. 10).
Si, selon Philipe Lejeune (1975), le pacte autobiographique montre l'idéal de sincérité de l'auteur ou du narrateur, Birahima a, par son autoportrait, témoigné d'une certaine franchise tant ces déclarations s'avouent comme des vérités sur sa propre personne, ses défauts et ses qualités. La démarche de narrateur est de rassurer le lecteur ou son auditoire de la véracité de son histoire, lui démontrer la réalité des choses et le mettre en confiance. Philipe Lejeune parle à ce propos de « contrat de confiance » que l'auteur ou le narrateur passe avec son lecteur ou son auditoire. Des confessions de Birahima, on peut comprendre qu'il s'agit à vrai dire de désarmer le lecteur ou l'auditoire, son hostilité et ses préventions.
Dans le roman, le discours autobiographique se situe à deux niveaux: l'identification et la distanciation. Philipe Lejeune fait remarquer que l'identification regroupe à son tour deux aspects: le registre du « déjà alors » et le registre du « encore aujourd'hui ». Le « déjà alors »fonctionne sur le plan intellectuel. Le narrateur se retrouve dans celui qu'il peint, soit que la personnalité d'alors annonce l'être d'aujourd'hui, c'est le « déjà alors », soit que l'aboutissement d'aujourd'hui constitue le prolongement d'une tendance ancienne, c'est le «encore aujourd'hui ». Dans tous les cas, il n' y a pas de désaveu, de refus de son image passée. En effet, nous pouvons constater chez Birahima que, loin de nier son enfance, il l'assume. Il raconte les conditions misérables vécues aux côtés de sa mère, malheureuse et souffrante et de sa grand-mère, affligée (Allah n'est pas obligé, pp. 13-16). C'est donc par le « encore aujourd'hui », qui se manifeste au plan affectif par le souvenir de son enfance, que la narrateur identifie toutes les sources de sa personnalité et fait l'inventaire de ses origines et des moments décisifs de sa vie. Dans le roman, Birahima évoque les souvenirs de son père, de
son beau-père, de sa tante, bref du sérail familial qui l'a vu naître et grandir. Disons que tout le premier chapitre du roman a servi à situer ce sérail familial.
Par ailleurs, le second niveau, qui est la distanciation, marquée selon Philipe Lejeune par la nostalgie ou la répudiation, ne se manifeste pas dans le roman avec insistance. La distanciation est perçue ici comme la difficulté de se reconnaître dans son passé. En effet, nous constatons tout simplement que Birahima prend des distances par rapport à son père dont il n'aime pas parler. Il explique qu'il le connait bien peu mais nous remarquons qu'il a éludé délibérément le récit de vie de ce personnage à qui il reprocherait certainement d'être un père irresponsable (Allah n'est pas obligé, p. 27). Il s'agit là d'une forme de répudiation, donc des événements que Birahima n'assume pas.
En outre, il faut noter que la figure du «moi» marque aussi le caractère autobiographique dans ce roman. Entre présent et passé, émotion et distanciation, le « moi » se déploie dans des proportions variables: les marques formelles et les données contextuelles.
Parlant des marques formelles, il faut dire que le discours autobiographique marque la présence du narrateur Birahima et sa subjectivité à travers l'emploi des pronoms personnels «je» et «nous». Par exemple : « Je décide le titre définitif... » (p. 7) ou « Chez nous, tout le monde connait les noms de tous les grands quelqu'uns originaires du village... » (p. 35) ou encore « Et nous nous sommes précipités comme des dingues, comme des diarrhéiques » (p. 125). Nous notons aussi l'emploi de la deuxième personne du pluriel où le lecteur est interpellé: « Asseyez-vous et écoutez-moi. Et écrivez tout et tout » (p. 10). Cet emploi exprime clairement, dans la dynamique autobiographique, le désir du narrateur d'influencer son lecteur par le pacte autobiographique, il s'engage à une totale authenticité auprès de ce dernier. Le lecteur occupe donc auprès du narrateur le rôle de témoin, de confident ou même de double.
Quant aux données contextuelles, elles situent l'univers de l'autobiographie qui est marqué dans le roman par des repères historiques et biographiques. En effet, l'histoire de Birahima est intimement liée aux guerres tribales et civiles du Libéria et de la Sierra Léone. Sa vie a croisé des épisodes de l'histoire générale de ces deux pays ainsi que des leaders politiques et des chefs de guerres comme Samuel Doe, Prince Johnson, Foday Sankoh, etc. De plus, Birahima livre un éclairage sur des données biographiques, lesquelles situent sa famille, sa mère, son père, son beau-père, sa tante, ses sœurs et ses cousins, bref des membres de sa famille qui ont marqué des épisodes de sa « vie de bordel » (Allah n'est pas obligé, pp-13-31).
En dernière analyse, nous avons trouvé dans Allah n'est pas obligé des indices qui sont proches du genre autobiographique, notamment le pacte autobiographique, les niveaux du discours autobiographique ainsi que la figure du « moi » à travers le système énonciatif de l'autobiographie. Si ce roman intègre en son sein une panoplie de genres, il est fort de constater qu'il tient d'abord du roman autobiographique au sens où Birahima, le narrateur, raconte fondamentalement sa propre vie, ce qui constitue une sorte de macro-récit duquel sont venus se greffer les Mémoires et les oraisons funèbres qu'il consacre à certains personnages. Cependant, il reste à noter qu'il s'agit d'une pseudo-autobiographie compte tenu du fait que le narrateur n'est pas l'auteur de l'œuvre.
IV.2.2. Les Mémoires et les récits de témoignages
Les Mémoires (roman-mémoires) sont en réalité un genre littéraire proche de l'autobiographie. La distinction notable entre ces deux genres se trouve dans la nature des faits racontés: dans le premier cas, le récit est centré sur la vie privée du narrateur-auteur tandis que, dans le second, il porte sur l'époque et les événements auxquels celui-ci a pris part ou dont il a été témoin oculaire. Dans les Mémoires, l'auteur raconte mais en focalisant son récit sur des événements historiques auxquels il a assisté en qualité de témoin ou auxquels il a pris part en tant qu'acteur. En clair, les Mémoires mêlent vie privée et vie publique, mais le narrateur-auteur donne plus de relief à la seconde.
Dans Allah n'est pas obligé, Birahima expose les événements politiques qui ont marqué ses aventures au Libéria et en Sierra Léone. Il raconte les guerres, donnent les motivations des seigneurs de guerre, précise les conditions, les craintes et les doutes des enfants-soldats enrôlés. Il donne des témoignages sur les alliances politiques, les collusions et les combines d'hommes politiques sans foi ni loi comme Samuel Doe, Foday Sankoh, etc., et sur la force africaine ECOMOG (pp. 97-119). Ces témoignages portent également sur les scènes de braquages, de viols, d'assassinats, de magie ou de sorcellerie ainsi que d'anthropophagie, etc. Ainsi, Birahima, l' alter ego de Kourouma, en bon mémorialiste, entreprend d'apporter son témoignage et éclairage sur les atrocités et les événements insoutenables qui ont ponctué les guerres du Libéria et de la Sierra Léone.
Pour Kourouma, le roman-mémoires est très bien indiqué pour relater les faits historiques de ces périodes bien sombres de l'histoire de Libéria et de la Sierra Léone afin d'apporter témoignages et éclairages sur les conditions de vie et d'enrôlement des enfants- soldats qui ont servi de bouclier aux véritables seigneurs de guerre. Le problème de la condition des enfants-soldats aura marqué la fin de ce vingtième siècle, selon Kourouma (p. 88).
Raison pour laquelle Birahima fait le choix de consacrer à certains enfants-soldats morts au combat des oraisons funèbres au cours desquelles il livre une sorte de discours épidictique à travers lequel le défunt est soit loué ou soit blâmé. Ce type de discours relate les circonstances de la naissance du personnage, son éducation, son service en tant qu'enfant- soldat, sa mort, mais surtout les conditions et les raisons de son enrôlement, etc. En effet Birahima saisit ces occasions pour exposer les affres et toutes les formes d'exploitation et d'exactions orchestrées sur la personne de l'enfant. Généralement, il s'agit d'enfants de rue, abandonnés à eux-mêmes, et dans des conditions terribles où ils sont appelés à se prendre en charge. Sarah, par exemple, est sans tuteurs ni parents, car rejetée par son père parce qu'elle est née fille (pp. 88-90).
En réalité, Birahima définit clairement son objectif en choisissant de dire l'oraison funèbre des siens tombés à la guerre. Il explique:
Quand un enfant-soldat meurt, on doit dire son oraison funèbre, c'est-à-dire comment il a pu dans ce grand et foutu monde devenir un enfant-soldat. je le fais quand je le veux, je ne suis pas obligé. Je le fais pour Sarah parce que cela me plaît, j'en ai le temps et c'est marrant . (p.88)
Après Sarah, il consacrera aussi une oraison funèbre à Kik (pp. 94-95), à Sekou Ouedraogo (pp.114-119), à Sosso (pp. 118-119) ou encore à Johnny la foudre (pp. 181-183). C'est clair que la plupart de ces enfants sont devenus enfants-soldats, soit pour fuir la faim qui sévit aux temps de la guerre, soit pour échapper aux sévices au sein de leur famille ou au sein de l'école. Dans tous les cas, « quand on n'a pas de père, de mère, de frère, de sœur, de tante, d'oncle quand on n'a pas de rien du tout, le mieux est de devenir enfant-soldat. les enfants- soldats, c'est pour ceux qui n'ont plus rien à foutre sur terre et dans le ciel d'Allah » (pp. 118-120).
En somme, il est à noter qu'avec les témoignages, Kourouma fait jouer à Birahima le rôle de mémorialiste. Il prend part aux actions du roman et présente aussi les actions des personnages. Les oraisons funèbres qu'il consacre à ses frères et ses sœurs de lutte, constituent des micro-récits qui sont greffés au macro-récit, celui de l'autobiographie de Birahima lui- même. Tout cet assemblage de discours et de récits marque un mélange de genres dans Allah n'est pas obligé, ce qui permet de dire qu'il s'agit là d'un roman composite.
En définitive, nous avons montré qu'il existe une subversion générique, un mélange de genres dans les romans de Kourouma, notamment En attendant le vote des bêtes sauvages et Allah n'est pas obligé. Il est clair que ces romans se présentent comme une fresque générique où mêlent hybridation entre épopée et fiction, épopée et satire, bref il y a dans ces romans une inclusion ou une union des divers types de discours. Ce mélange générique participe de la subversion des codes littéraires et marque les questions d'architextualité.
Au total, nos analyses ont permis de montrer que l’écriture kouroumienne est complexe aussi bien en termes de structure qu’en termes de langue. Nous avons noté à l’intérieur de ses romans la coexistence de plusieurs codes littéraires créant une subversion des codes. Ce mélange relève effectivement d'une certaine hybridation générique. Par exemple, l’écriture et l’oralité font partie intégrante d’un même système alors qu’elles sont initialement deux discours aux perspectives antagonistes. De même, la fiction et l’épopée sont conciliées. Les textes de Kourouma sont donc un véritable mélange des contraires qui posent ainsi des problèmes d’intertextualité, d’hypertextualité et d’architextualité.
En fait, Kourouma se sert généralement de divers éléments linguistiques normalement bannis par l’écriture artistique pour produire son écriture romanesque : vocabulaire et orthographe relâchés, insertion de termes familiers du malinké, de l’anglais, de l’arabe ou des autres langues connues et courantes de son espace géographique et linguistique, bref un ensemble linguistique totalement hétérogène qui contribue à l'hybridation de l'écriture par le jeu intertextuel. On relève dans les romans de Kourouma plusieurs procédés intertextuels notamment des allusions, des éléments culturels divers qui viennent compléter la structuration du texte à l’instar des proverbes et maximes ou des expressions en langue malinké. La coexistence de tous ces éléments dans les textes kouroumiens est donc une marque d'hybridation qui fait la particularité de Kourouma, et qui exprime les pratiques religieuses syncrétiques observés dans les religions en Afrique.
Enfin, nous avons vu qu'il y a une subversion générique, un mélange de genres dans les romans de Kourouma, notamment En attendant le vote des bêtes sauvages et Allah n'est pas obligé. Sans doute, ces romans se présentent-ils comme une fresque générique où mêlent hybridation entre épopée et fiction, épopée et satire, bref il y a dans ces romans une inclusion ou une union des divers types de discours. Nous avons démontré que le mélange générique participe de la subversion des codes littéraires et marque les questions d'architextualité chez Kourouma.
Cette forme d'écriture hybridée préfigure l'hybridité religieuse des personnages kouroumiens et permet de mettre au jour la coexistence des différentes religions qui caractérisent le syncrétisme religieux dans les romans étudiés.
DEUXIÈME PARTIE DE L'HYBRIDITÉ RELIGIEUSE À UNE INTERPRÉTATION NIHILISTE DU PERSONNAGE SYNCRÉTIQUE
CHAPITRE 3 DES RELIGIONS AFRICAINES TRADITIONNELLES À L'HYBRIDITÉ RELIGIEUSE
L’hybridité religieuse s'observe dans les romans d'Ahmadou Kourouma comme un dialogue fait de tensions, de contradictions et parfois de points de rencontre, marqué par un conflit et un syncrétisme religieux. Il n’y a pas de fusion ni de symbiose, mais une négociation souvent âpre et douloureuse. Ce dialogue entre les religions n’est pas une simple conversation, mais bien un dialogue à son point le plus intense, à la fois le plus tendu et le plus fondamental. Un dialogue de la limite, de l’extrême et un dialogue vital. Cette situation s'ouvre sur une problématique de l'identité religieuse des personnages kouroumiens qui sont pour la plupart syncrétiques, se situant finalement à l'« entre deux » du christianisme, de l'islam et des religions traditionnelles africaines. Le psychanalyste Daniel Sibony a consacré tout un ouvrage à l’entre-deux, qu’il tient pour un espace stratégique de l’élaboration identitaire. Selon lui :
l’entre-deux est une forme de coupure-lien entre deux termes, à ceci près que l’espace de la coupure et celui du lien sont plus vastes qu’on ne croit; et que chacune des deux entités a toujours déjà partie liée avec l’autre. Il n’y a pas de no man’s land entre les deux, il n’y a pas un seul bord qui départage, il y a deux bords qui se touchent ou qui sont tels que des flux circulent entre eux.119
Il est à observer que si cet espace est tellement important, c’est bien parce qu’il poserait la problématique de l'identité, mieux de l’origine. Une origine ou une identité toujours évanescente, fuyante, qui se joue précisément dans le creuset où elle se retire : dans l’entredeux et notamment dans l’entre-deux-identités, l’entre-deux-cultures ou l'entre-deux- religions.
Dans les romans de Kourouma, on assiste d'abord à l'effondrement, pour une grande part, des religions traditionnelles, ce qui se traduit généralement par un conflit religieux entre ces religions traditionnelles africaines et les religions nouvelles que sont l'islam et le christianisme. Cependant, pour se reconstruire, on observe que la plupart des Africains assument leur identité religieuse hybride en associant l'animisme soit à l'islam, soit au christianisme, ou carrément à tous les deux dans une perspective syncrétique.
Dans ce chapitre, nous allons nous intéresser à la problématique de l'hybridité religieuse, en montrant comment cela se manifeste dans les romans de Kourouma. De ce fait, il sera précisément question d'analyser la dialectique de déconstruction identitaire que génère le conflit religieux représenté dans ces romans, et de montrer l'identité syncrétique de certains personnages. Pour ce faire, nous allons exploiter un certain nombre de concepts opératoires spécifiques ainsi qu’une diversité d’approches théoriques appropriées pour mener à bien nos analyses. Ainsi, nous aurons recours aux travaux d'Edward B. Tylor (1874)120, de James G. Frazer (1887)121 et de Claude Lévi-Strauss (1962)122 pour analyser les religions traditionnelles africaines. Nous exploiterons ceux de Daniel Sibony (1991), de Dominique Budor et Walter Geerts (2004) pour analyser la problématique de l'hybridité religieuse. Afin de cerner le concept de syncrétisme, un concept qui est du plus haut intérêt pour notre réflexion, nous convoquerons les travaux d’André Droogers (1989)123 et de Jacques H. Kamstra (1970)124. Ce cadre théorique orientera notre analyse dans ce chapitre qui portera sur trois axes majeurs: les composantes des religions traditionnelles africaines, le conflit religieux né de la rencontre avec les nouvelles religions. Le dernier point se focalisera sur la problématique du syncrétisme chez les personnages kouroumiens.
I. LES COMPOSANTES DES RELIGIONS TRADITIONNELLES AFRICAINES
D’après Amadou Hampâté Bâ, les Africains ont connu et possédé leurs propres religions bien longtemps avant l’avènement en terre africaine des religions monothéistes telles que l’islam et le christianisme. En fait, selon le critique, les tenants de ces religions étrangères ne peuvent donner, en ce qui concerne la religion, de leçons de morale aux Africains qui de nature seraient foncièrement croyants, et conscients de la présence divine et de l’omniprésence du sacré:
L’homme noir africain est un croyant né. Il n’a pas attendu les Livres révélés pour acquérir la conviction de l’existence d’une Force, Puissance-Source des existences et motrice des actions et mouvements des êtres. Seulement, pour lui, cette Force n’est pas en dehors des créatures. Elle est en chaque être.125
Cette croyance africaine dont parle Amadou Hampâté Bâ est décrite et explicitée par Kourouma en ces termes : « [...] Avant de se retirer [au ciel] il [Allah] a donné à toutes ses créatures (hommes, plantes, animaux, objets) des âmes, des forces vitales, disent les négro- africains. Et la vie est une lutte permanente entre ces forces »126. On peut facilement appréhender à partir de cette assertion, les postulats fondateurs des religions africaines. Existait-il une religion traditionnelle africaine ou des religions traditionnelles africaines avant l'islam et le christianisme?
John Mbiti, tout comme Hampâté Bâ, insiste sur la religiosité congénitale des Africains quand il affirme que les Africains, de nature, « sont notoirement religieux »127. De plus, avec Eliade Mircea, nous savons que l’homme des sociétés traditionnelles est par essence un «homo religiosus »128, c’est-à-dire un être qui a tendance à vivre le plus possible dans le sacré ou dans l’intimité des objets consacrés. Selon de nombreux ethnologues et anthropologues, on décèle une forme de culte même dans les civilisations les plus rudimentaires, celle que l’on dit primitives. Un peuple primitif, sans faire des extrapolations sur ce mot, n’est pas un peuple arriéré ou attardé. Il peut dans tel où tel domaine témoigner d’un esprit d’invention et de réalisation qui laisserait derrière lui les réussites des peuples qui se disent civilisés. Il s’agit donc de peuple à propos de qui Claude Lévi-Strauss écrit: « Une véritable société primitive devrait être une société harmonieuse, puisqu’elle serait, en quelque sorte, une société en tête- à-tête avec soi. »129 Et pour George Lang :
Le primitivisme procède d’une présomption tout à fait commune selon laquelle l’autre est moins civilisé, moins pourvu en biens matériels superflus, donc, peut-être, moins encombré, plus proche de la vraie nature humaine. Attribution à double tranchant : on peut mépriser le sauvage comme étant primitif, matériellement ou intellectuellement ; on peut aussi lui envier son état. Il est normal de désirer ce qu’on n’a pas ; mais dans ce cas ce qu’on envie, c’est de ne pas avoir. Les motifs littéraires primitivistes découlent de cette dialectique du désir, de ce désir de l’absence.130
Il est donc vérifiable que, dans les sociétés traditionnelles où l’homme vit le plus proche de la nature, tout ce qui l’entoure peut revêtir des significations particulières. La nature, la maison, les outils de travail peuvent être considérés comme des objets sacrés. C’est ce qui explique sans doute l'animisme dans les sociétés africaines traditionnelles, où il est difficile de distinguer le sacré du profane. A ce propos, l’importante thèse de Mathieu René Sanvée intitulée Le Sens du Sacré dans la littérature africaine d’expression française : Poésie et Roman de 1928 à 1968 131 démontre la religiosité primordiale de l'Africain traduite dans la littérature africaine. Aussi, Maurice Delafosse avait-il déjà à juste titre remarqué qu' « aucune institution n’existe [en Afrique noire], que ce soit dans le domaine social ou dans le domaine politique, voire même en matière économique, qui ne repose sur un concept religieux ou qui n’ait la religion pour pierre angulaire. »
Cependant, l’histoire des études sur les religions africaines est là pour témoigner à quel point celles-ci sont difficiles à appréhender et à caractériser. Dans la tradition occidentale, la religion est relation avec un Tout-autre, nettement distinct, perçu dans son altérité comme personne, et grâce à l’écriture ces rapports ont pu être codifiés et hautement conceptualisés pour prendre la forme d’un corps de doctrine. En Afrique noire, la situation est foncièrement différente et aux yeux de l’observateur extérieur plus floue, plus confuse, plus insaisissable.
A cet effet, on ne saurait parler d'« une religion traditionnelle africaine» mais plutôt des « religions traditionnelles africaines ». En effet, beaucoup ont tendance à affirmer définitivement que les Africains sont des animistes. Mais, force est de constater qu'au regard des travaux réalisés par d'Edward B. Tylor (1874), et des définitions que celui-ci a proposées au concept d'« animisme», il serait assez réducteur de limiter l'Africain dans le seul animisme. L'espace religieux de l'Afrique traditionnelle est partagé par plusieurs conceptions du divin. C'est pourquoi il n'est pas étonnant de voir un Africain croire aux mânes des ancêtres, aux génies, aux fétiches, au totem, etc. A ce propos, il est important de signaler que les religions africaines ont d’abord été étudiées dans leurs éléments et leurs composantes. On a employé et on emploie encore à leur propos plusieurs concepts: animisme, fétichisme, naturisme, vitalisme, mânisme, paganisme, totémisme, dynamisme, polythéisme, etc. Ceux-ci remontent pour la plupart à l’anthropologie évolutionniste de la fin du siècle dernier quand on cherchait à déceler par quelles voies l’homme des débuts de l’humanité, donc véritablement primitif, en était arrivé à se constituer une image du monde invisible, et par quels cheminements celle-ci a progressé par la suite pour aboutir à nos conceptions actuelles, en suivant de stade en stade une sorte de loi d’évolution universellement valable. Nous allons nous intéresser à l'animisme, au mânisme, au fétichisme et au totémisme en déterminant leurs significations avec illustrations dans les romans de Kourouma. Notre intention, ici, est d'analyser distinctement ces composantes des religions traditionnelles africaines afin de mieux les circonscrire.
1.1. L'animisme et le culte des ancêtres (mânisme)
Le terme « animisme » désigne, dans son sens général, la croyance aux âmes et aux esprits. Dans son sens spécifique, il se réfère à la théorie d'Edward B. Tylor (Primitive Culture, 1874) selon laquelle la croyance aux esprits représente la première phase de la religion. Il y voyait la forme primitive ayant engendré toutes les religions. Pour Philipe Descola132, le schème animique n’est pas une croyance mais une façon d’organiser la perception du monde à partir de ressources universellement présentes chez l’être humain. L’animisme consiste donc plus précisément dans le fait de percevoir une continuité (ou une ressemblance) entre l’intériorité humaine (l’intentionnalité) et celle de tous les êtres du monde, mais de fonder leur différence dans leurs propriétés et leurs manifestations physiques (forme du corps, manières de faire, attributs matériels).
Quant au culte des ancêtres ou le mânisme, il joue dans les religions négro-africaines un rôle de premier plan. Les morts sont toujours intensément présents dans la sphère des vivants, peuplant leurs rêves, se plaisant à fréquenter les lieux qui leur étaient familiers. Au plan proprement religieux, les ancêtres remplissent des fonctions nettement différentes d’une culture à l’autre selon la place qui leur est attribuée dans la hiérarchie des êtres spirituels: viennent-ils de suite après les vivants comme c’est le cas pour de nombreux peuples bantous, ils font figure d’intermédiaires privilégiés à qui on s’adresse en premier lieu? Se placent-ils au contraire au-dessus des "génies"? Ce sont ces derniers que l’on invoque d’abord. La communauté des ancêtres apparaît comme une sorte de conscience collective transcendée, hypostasiée; elle forme l’univers invisible de la communauté des vivants. Liés à la terre par le tombeau, les morts ont un pouvoir sur la fécondité du sol, des animaux et des hommes.
Au regard de leurs définitions, l'animisme et le mânisme semblent être deux religions traditionnelles qui s'imbriquent l'une dans l'autre à cause de la place importante qu'elles accordent aux esprits et aux âmes. Dans notre analyse, nous allons les mettre en relief indistinctement.
A ce titre, l'animisme est perceptible à travers la croyance en l'immortalité de l'âme, en la présence des génies et des divinités. Dans Les soleils des indépendances, l'âme de Koné Ibrahima a entrepris un long voyage à la suite de la mort de celui-ci, un voyage ponctué de multiples apparitions (Les soleils des indépendances, p. 9).
Selon la croyance animiste malinké, tout Malinké possède une âme qui se libère du corps après la mort. Ce fut le cas de ce défunt qui « comme tout Malinké, quand la vie s'échappa de ses restes, son ombre se releva, graillonna, s'habilla et partit par le long chemin pour le lointain pays malinké natal pour y faire éclater la funeste nouvelle des obsèques. » (Les soleils des indépendances, p. 9).
Identifiée à une ombre, l'âme du Malinké n'est plus assujettie à la pesanteur spatiotemporelle. Elle est partout à la fois, fait des aller et retour de plus de deux kilomètres à la ronde. Elle vit encore et peut interférer dans la dimension physique pour agir. Tout le monde sent et pressent sa présence, des hommes et même les bêtes: « Au village natal l'ombre a déplacé et arrangé ses biens. De derrière la case on a entendu des cantines du défunt claquer, ses calebasses se frotter; même ses bêtes s'agitaient et bêlaient bizarrement » (Les soleils des indépendances, p. 9).
Pour le Malinké, l'âme du défunt assiste aussi aux funérailles et conduit même les obsèques. C'est pourquoi l'âme de Koné Ibrahima, après s'être rendue au pays malinké, est retournée dans la capitale où gisait la dépouille mortelle pour veiller, compter et remercier. En amont et en aval, l'âme a pris part aux cérémonies funéraires:
D'ailleurs c'est possible, d'ailleurs sûr, que l'ombre a bien marché jusqu'au village natal; elle est revenue aussi vite dans la capitale pour conduire les obsèques et un sorcier du cortège funèbre l'a vue, mélancolique, assise sur le cercueil. Des jours suivirent le jour des obsèques jusqu'au septième jour et les funérailles du septième jour se déroulèrent devant l'ombre, puis se succédèrent des semaines et arriva le quarantième jour, et les funérailles du quarantième jour ont été fêtées au pied de l'ombre accroupie, toujours invisible pour le Malinké commun (Les soleils des indépendances, p.10).
La présence de l'âme du défunt aux obsèques revêt une dimension fantomatique très répandue dans l'animisme traditionnel africain en général et notamment malinké. Les morts ne sont pas morts, comme le souligne Birago Diop dans son poème intitulé « Souffles »:
Ceux qui sont morts ne sont jamais partis :
Ils sont dans l'Ombre qui s'éclaire
Et dans l'ombre qui s'épaissit.
Les Morts ne sont pas sous la Terre :
Ils sont dans l'Arbre qui frémit,
Ils sont dans le Bois qui gémit,
Ils sont dans l'Eau qui coule,
Ils sont dans l'Eau qui dort,
Ils sont dans la Case, ils sont dans la Foule :
Les Morts ne sont pas morts.133
Cet extrait résume bien l'essence de l'animisme et du mânisme africains. Selon ces croyances, les morts continuent de partager les espaces des vivants, interagissent avec ceux-ci.
Et quelquefois, il faut faire des sacrifices pour calmer leurs esprits. A la mort de Lacina, un cousin de Fama, des prières et des sacrifices ont été nécessaires pour contenir son esprit et apaiser également les mânes des ancêtres (Les soleils des indépendances, p.119).
Il faut remarquer que, dans l'animisme et le mânisme africains et plus spécifiquement malinké, les esprits des morts interviennent dans la sphère des vivants soit pour protéger, pour exaucer les prières ou encore pour prévenir des dangers.
Dans Allah n'est pas obligé, l'âme de la mère défunte de Birahima est intervenue pour protéger celui-ci accompagné de Yacouba sur le chemin de voyage pour le Libéria. Birahima croyait en l'existence de l'esprit des morts et était convaincu que, devant n'importe quel danger, l'âme de sa défunte maman viendrait à son secours:
Nous n'avons même pas beaucoup fait pied la route, même pas un kilomètre: tout à coup à gauche, une chouette a fait un gros froufrou et est sortie des herbes et a disparu dans la nuit. J'ai sauté et j'ai crié "maman!" et je me suis accroché aux jambes de Tiécoura (Allah n'est pas obligé, pp. 42-43).
Après l'invocation de sa maman défunte, et à la suite des multiples prières dites par Yacouba, un homme sans peur ni reproche, Birahima fait comprendre qu'un touraco avait chanté à droite, ce qui signifiait qu'ils avaient la protection de l'âme de sa maman défunte:
Le touraco ayant chanté à droite, Yacouba s'est levé et a dit que la chant du touraco est une bonne réponse. Une bonne chose qui signifiait que nous avions la protection de l'âme de ma mère. [...] L'âme de ma maman avait balayé sur notre route le funeste froufrou de la chouette (Allah n'est pas obligé, p. 43).
Portée à une plus grande dimension, la croyance en l'âme des morts se transforme en culte à l'adresse des ancêtres que l'Africain ou le Malinké vénère et dont il sollicite l'aide. Le culte des ancêtres ou le mânisme est une composante essentielle des religions traditionnelles africaines dans l'espace malinké. Avant Allah, le Dieu des musulmans, nous remarquons que le Malinké accorde une place importante aux mânes des ancêtres. Ceux-ci ont pour fonction la protection de leurs descendants et d'assurer la pérennité de leur postérité. C'est pourquoi dans Monnè, outrages et défis, en face du danger imminent, celui de l'anéantissement des royaumes du Mandingue par les colonisateurs, le roi de Soba se tourna premièrement vers les mânes des Keita pour solliciter leur secours. D'innombrables sacrifices leur furent offerts (Monnè, outrages et défis, pp. 13-19). Djigui Keita, roi de Soba, et tout son peuple croyaient aux mânes de leurs ancêtres qui étaient censés garantir la pérennité de la dynastie des Keita.
Les mânes sont également invoqués pour accorder la sagesse et la capacité aux rois, aux leaders communautaires et leaders politiques pour une bonne administration des hommes et de leurs pays.
Ainsi, dans En attendant le vote des bêtes sauvages, Koyaga, qui venait d'accéder au pouvoir suprême de la République du Golfe après l'assassinat et l'émasculation de Fricassa Santos, Nadjouma, la mère de Koyaga, le marabout Bokano et le conseiller Maclédio s'étaient réunis dans le sanctuaire situé au Nord dans les montagnes du pays paléo, pour offrir des sacrifices aux mânes des ancêtres. Ici, les mânes sont priés pour la consolidation du pouvoir politique de Koyaga:
Vous étiez tous quatre en conciliabule, accroupis face à l'autel sur lequel de généreux sacrifices de gratitude immolés aux mânes des ancêtres fumaient. Vous disiez de profondes prières, de pressantes implorations par lesquelles vous demandiez aux mânes des ancêtres de mieux vous inspirer, de vous aider, de vous protéger, de guider vos pas dans la meilleure voie de la bonne administration des hommes et du pays. Vos prières furent exaucées, vos sacrifices acceptés (En attendant le vote des bêtes sauvages, p.182).
Dans Les soleils des indépendances, les ancêtres sont invoqués par Salimata pour que ceux-ci lui accordent la maternité. Elle leur offrait des sacrifices dans cette intention. Aussi est-il évident que l'adoration des mânes est fondamentale chez le Malinké traditionnel.
En fait, le mânisme, se distinguant difficilement de l'animisme, s'accompagne de l'adoration des génies ainsi que des éléments de la nature (plante, minéral, animal) dont les quatre fondamentaux sont : l’eau, la terre, l’air et le feu.
Soulignons que dans l'Afrique traditionnelle en général, et en pays malinké en particulier, on attribue généralement des esprits aux rivières, aux montagnes, aux animaux, etc. Des génies peuplent ainsi l'imaginaire malinké. En effet, dans Monnè, outrages et défis, des sacrifices sont faits au bord des rivières, des montages, au pieds des fromagers. La colline Kouroufi est symbolique à Soba. En effet, le peuple de Soba et Djigui lui-même croyaient en la protection de ces collines contre toute invasion extérieure. Fort de cela, des sacrifices furent souvent faits sur Kouroufi.
Par ailleurs, à Togobala, capitale de tout le Horodougou, deux animaux étaient vénérés et à qui des sacrifices étaient offerts par les Malinkés: une hyène et un serpent boa.
La plus âgée des hyènes des montagnes du Horodougou - on l'appelait respectueusement "l'Ancienne" - hurlait rarement dans les nuits de Togobala. Tout le village: femmes, hommes et enfants, reconnaissait la raucité et l'aphonie de son hurlement, et dès que l'Ancienne donnait (elle commençait généralement le coucher du soleil), tout se taisait, même les chiens. Les vieux du village comptaient sur les doigts les hououm! L'hyène partait de la montagne, descendait, s'approchait et s'approchait, entrait dans le village par le nord, du côté du fromager, passait concessions et cases et s'arrêtait au pied du baobab, là, hurlait, hurlait, fouillait le sol, se vitulait et se taisait. On lui égorgeait une chèvre et un chien. L'Ancienne le happait et disparaissait dans la nuit silencieuse (Les soleils des indépendances, p.155).
Les Malinkés croyaient au message dont l'animal était porteur. D'autres offrandes et sacrifices étaient ensuite organisés en son honneur. C'était pareil pour le boa:
Et le serpent! Aussi âgé que l'Ancienne, aussi gros que le cou d'un taurillon, vingt pas de longueur, on l'appelait "le Révérend du marigot". Du marigot, parce que les matins et les soirs frais, il se réchauffait en travers de la piste du marigot. Les passants le saluaient et l'enjambaient. Les ménagères l'utilisaient comme séchoir, les enfants comme sièges. Souvent il se promenait derrière les cases, mais jamais, nuit ou jour, harmattan ou hivernage, il ne passait les portes du village, sauf quand il avait un message, un avenir malheureux à dévoiler, un grand sacrifice à indiquer (Les soleils des indépendances, pp. 155-156).
Si les sacrifices indiqués sont organisés, les résultats sont aussi positifs. C'est ainsi que le village de Togobala a pu survivre à beaucoup de fléaux notamment à l'épidémie de peste qui firent des morts et des enterrements en 1919 selon les souvenances de Fama.
Fama se souvenait encore de l'entrée du Révérend, un vendredi de l'hivernage 1919. On lui jeta un coq aux pattes liées, le Révérend le dédaigna; un bouc, il l'assomma, l'enlaça, le serra, l'étouffa, l'enduisit de bave et l'avala jusqu'aux cornes. Pendant trois jours le boa digéra le bouc, trois jours pendant lesquels les sacrifices fumèrent.
Et les résultats furent heureux, car trois lunes après arriva la calamité annoncée. L'effroyable épidémie de peste connue dans toute l'Afrique sous le nom de grande maladie du grand vent. Cette épidémie dévasta le Horodougou, tua les hommes et les bêtes, dévasta plusieurs villages. A Togobala, il y eut des morts et des enterrements; mais le village survécut et cela grâce aux devins, grâce au boa, grâce aux sacrifices [...] (Les soleils des indépendances, p.156).
Ce boa rappelle aussi bien le python sacré adoré par les habitants d'Umofia dans Le monde s'effondre de Chinua Achébé, qui s'est évertué à représenter dans ce roman l'espace socioculturel du peuple Igbo du Nigéria.
Notons aussi que les personnages kouroumiens croient en l'existence des génies qui sont également souvent implorés pour leur venir en aide. Il faut se souvenir que c’est en implorant le génie du mont Tougbé que la mère à Salimata a pu la féconder: « La maman de Salimata avait souffert de la stérilité et ne l’avait dépassée qu’en implorant le mont Tougbé dont le génie l’avait fécondée de Salimata. » (Les soleils des indépendances, p.38).
Selon ces croyances, le génie peut jeter son dévolu sur une femme qui est donc considérée comme son épouse. Une telle femme ne peut se marier avec un homme que si elle a été exorcisé par le biais de sacrifices réclamés par le génie en question.
Dans En attendant le vote des bêtes sauvages, Nadjouma, la mère de Koyaga, était possédée par le génie Fa, le génie de la divination. A la suite d'une déclaration d'amour faite à son adresse par l'infirmier Kaboré, Nadjouma entra en transe, les regards hagards et le corps pétrifié (En attendant le vote des bêtes sauvages, p.49). Ainsi Nadjouma ne pouvait se marier car « ses partenaires risqueraient à chaque instant la colère vengeresse du génie et elle-même pourrait tomber dans une transe dont elle ne se relèverait pas si elle ne s'abstenait pas de toute relation sexuelle.» (En attendant le vote des bêtes sauvages, p.60).
Et pour mieux garder la femme à son seul service, le génie peut la rendre stérile (le cas certainement de Salimata) ou lui enlever tout désir sexuel, c'est le cas de Nadjouma qui est rendue frigide par le génie Fa après un accouchement très risqué: « C'était le génie qui l'avait rendue frigide après la difficile maternité qu'elle avait endurée pour mettre Koyaga au monde. Elle décida de se consacrer à la voyance, à la géomancie. »(En attendant le vote des bêtes sauvages, p.60).
Il arrive que le génie soit intransigeant et cruel et sa passion inextinguible, peut-être parce qu'il n'agrée par les sacrifices qui sont offerts, il retient la femme pour la mort. Dans les romans de Kourouma, cet aspect funeste des génies est plus remarqué sur les champs de l'excision. Salimata a failli mourir à la suite de cette atroce épreuve parce que, donnée par le génie du mont Tougbé, « On l'avait promise en mariage, on l'avait excisée sans avertir, sans calmer la passion du génie, par une adoration spéciale » (Les soleils des indépendances, p.39).
En agissant ainsi à son égard, on considère que le génie se sent trahi et ne peut plus contenir sa colère effroyable. « C'était donc la jalousie et la colère du génie qui déclenchèrent l'hémorragie. C'était le génie sous la forme de quelque chose d'humain qui avait tenté de violer dans l'excision et le sang » (Les soleils des indépendances, p.39). L'action maléfique du génie peut aller au-delà du simple viol car il lui arrive même de tuer carrément une des excisées. Cette réalité tragique est rendue dans Allah n'est pas obligé où Birahima, le narrateur, explique:
C'est comme ça, c'est le prix à payer chaque année à chaque cérémonie d'excision, le génie de la brousse prend une jeune fille parmi les excisées. Le génie la tue, la garde comme sacrifice. Elle est enterrée sur place là-bas dans la brousse, sur l'aire de l'excision. Ce n'est jamais une moche, c'est toujours parmi les plus belles, la plus belle excisée. Ma maman était la plus belle des jeunes filles de sa génération; c'est pourquoi le génie de la brousse avait choisi de la retenir pour la mort (Allah n'est pas obligé, p.20).
Il apparaît qu'un trait essentiel des femmes intéresse les génies: la beauté. Les génies s'éprennent des plus belles femmes: Salimata (Les soleils des indépendances), Nadjouma (En attendant le vote des bêtes sauvages) et Bafitini (Allah n'est pas obligé). Dans ces romans, Kourouma nous renseigne beaucoup sur la beauté légendaire de ces trois femmes qui sont à la fois martyrisées par la passion insoutenable de génies aussi considérés et respectés en tant qu'êtres sacrés.
L’animisme peut donc être vu comme une relation triangulaire entre la nature, les êtres humains et le sacré. Il faut comprendre que l’animisme africain, plus qu’une conception religieuse, théologique ou spirituelle, peut être perçu comme une véritable philosophie. Il ne se célèbre pas dans une église, il n’obéit pas à des dogmes ou à des lois écrites, il se vit. Par cette voie, l'Africain traditionnel s'explique à sa façon les mystères de la vie et de la mort. Il fait le lien entre les individus, les éléments de la nature et Dieu. La conception animiste veut que les trois soient inextricablement liés.
De même que les ancêtres ont une place importante dans l'univers religieux des personnages kouroumiens, les fétiches et les totems y joue également un rôle majeur. Comme nous l'avons dit plus haut, on ne saurait justement parler d'une religion traditionnelle africaine ou uniquement de religion animiste en parlant de l'Afrique traditionnelle telle que représentée chez Kourouma, mais des religions traditionnelles africaines. Le fétichisme et le totémisme sont donc, au même titre que l'animisme et le mânisme, des composantes essentielles de ces religions traditionnelles de l'Afrique.
1.2. Le fétichisme et le totémisme
1.2.1. Le fétichisme africain et malinké
Le terme fétiche dériverait du latin factitius (fabriqué de main d’homme) et du portugais feitico (adjectif, fictif; substantif: charme, sortilège, enchantement, maléfice) ou fetisso (du latin fatum, objet fée, enchanté)134. Les religions africaines ont une composante fétichiste évidente, s’il est entendu par là que l’on utilise et que l’on manipule à des fins culturelles des objets naturels ou artificiels qui renvoient à des puissances qui leur sont extérieures. En leur qualité de symboles et de représentation du sacré, ces objets permettent de rappeler concrètement la présence de l’Invisible, de concentrer ou de déployer les forces qui en émanent grâce à l’existence d’un support. Ce support, qui peut être toutes sortes d'objets, est alors lui-même vénéré. Pris comme tel, le fétichisme allie idolâtrie, culte vodou et maraboutage.
Dans Les soleils des indépendances, la case du féticheur Tiécoura est révélatrice. Elle est:
isolée, ronde, réduite, encombrante grouillante de margouillats. A l’intérieur le fétiche dominateur était un masque épouvantable qui remplissait une grande moitié ; une lampe à l’huile flambait, fumait et brillait juste un peu pour maintenir tout le mystère. Le toit [...] était chargé de mille trophées : pagnes, panier, couteau, etc. Sur la nuit, sur la brousse, sur les mystères s’ouvrait la porte, elle aussi très petite et à laquelle pendait une natte (Les soleils des indépendances, p.38).
La case du fétiche, lequel fétiche est ici un masque, est un lieu rempli de mystères. Par sa forme, son emplacement et ses objets, elle inspire crainte et effroi. Objet d'adoration et de pouvoir, le masque incarne la puissance, et apparaît surtout comme l'icône représentative d'un esprit ou mieux d'une divinité.
Dans En attendant le vote des bêtes sauvages, la pierre aérolithique et le Coran sont vénérés par Koyaga comme des fétiches. En effet, sa protection, sa longue vie et son pouvoir politique reposaient, à la vérité, sur ces deux objets. C'est pourquoi à la perte de ceux-ci, le règne de Koyaga est ébranlé et son avenir politique est devenu précaire et hypothétique. Se fondant sur les conseils du marabout Bokano, Koyaga qui croyait d'ailleurs aux fétiches, comme tous les autres dictateurs cités dans ce roman, a placé sa foi dans l'aérolite et le Coran. Il faut préciser ici que la considération que celui-ci donne au Coran n'est pas dans un sens où il adhère à l'Islam, mais ce livre sacré est pris tout simplement pour un objet de culte pour maintenir son pouvoir politique. Pris en tant que tel, le Coran représente, aux yeux de Koyaga et du marabout Bokano, un fétiche dont le pouvoir pouvait prêter longue vie et assurer la protection. La quête de la protection est d'ailleurs l'un des motifs qui poussent un certain nombre d'hommes politiques africains à s'adonner au culte fétichiste. De Fricassa Santos, celui-là initié aux mystères du Vaudou de Notsè et aux bois sacrés chez les Sénoufos de Boundiali entre autres, à Koyaga, dont le pouvoir a été soutenu par le Coran et l'aérolite, tous les hommes politiques africains cités dans En attendant le vote des bêtes sauvages s'investissent dans les pratiques fétichistes et se parent généralement de toutes formes de gris- gris à savoir des amulettes, des talismans ou de petits objets censés porter bonheur ou protéger. Il s'agit des objets-fétiches comme on les dénomme couramment.
Les gris-gris sont très présents dans les romans de Kourouma. Ils caparaçonnent particulièrement le corps des personnages-féticheurs chez Kourouma, et au-delà de ceux-là, les hommes politiques ou d'autorité comme Djigui Kéita dans Monnè, outrages et défis, les présidents-dictateurs (Koyaga, Bossouma, Tiécoroni, etc.) dans En attendant le vote des bêtes sauvages, les enfants-soldats comme Birahima, Kid, Tête brûlée, Tieffi, etc., et les seigneurs de guerre comme Prince Johnson, Rita Baclay, le colonel Papa le bon, etc. dans Allah n'est pas obligé.
Il faut souligner que le fétichisme occupe une place importante dans la création romanesque d'Ahmadou Kourouma. Ce dernier adopte une position critique à l'égard du fétichisme en Afrique. Il explique ce fait en précisant:
Chez les Africains vous trouvez le fétichisme parmi les comportements non logiques. Car chez les Africains, même s'ils sont musulmans ou chrétiens, il y a ce fétichisme qui correspondait à une nécessité donnée, et cette magie continue à vivre...Je le constate, je ne le regrette pas. Moi-même je ne crois pas à la magie mais je crois que les Africains, pour ne pas être totalement désorientés, pour ne pas perdre pied, ont besoin de cette culture. Je ne crois pas à la magie, parce que si la magie était vraie on n'aurait pas connu l'esclavage, l'exploitation. On prétend que la magie peut faire que les gens deviennent des oiseaux, qu'ils peuvent s'échapper. S'il y avait une force, cent millions d'esclaves ne seraient pas partis...Notre histoire est trop tragique pour 135 croire que nous avions une force que nous gardions en réserve.
A côté de l'emploi des gris-gris à l'instar des talismans et des amulettes (Yacouba, par exemple, pour montrer qu'il était un féticheur, un grand « grigriman » musulman, s'était attaché de nombreux gris-gris au cou et de nombreux talismans aux bras, tandis que Birahima était bardé d'amulettes135 136 ), nous notons aussi dans les romans de Kourouma une place importante accordée au totémisme.
1.2.2. Le totémisme: des zoonymes au pouvoir totémique
La thématique de « totémisme » est sans doute l'une de celles qui ont le plus marqué les rapports de la tradition anthropologique avec la question du religieux. Le totémisme comme le fétichisme ou l’animisme, sont des notions qui trouvent au cœur des débats de la fin du XIXe et du début du XXe siècle sur l’origine de la religion et la quête d’un religieux sinon originel du moins élémentaire, entre l’idée d’un culte rendu aux plantes et aux animaux plus ou moins identifiés aux hommes.
Théorisé par James G. Frazer (1887)137, le totémisme a pour modèle d’origine la pratique des Indiens de la côte nord-ouest des Etats-Unis associant un ancêtre animal à chaque clan qui lui rend un culte. J.-G. Frazer y voyait un stade de développement socioreligieux immédiatement postérieur à celui de la bande.
Claude Lévi-Strauss, dans son ouvrage intitulé Le totémisme aujourd’hui138, quant à lui, considérera qu’il s’agit de la réalisation anecdotique d’un dispositif classificatoire de portée très générale. Il s'est surtout attaché à faire un élargissement du concept qui dévoile un autre objet : la logique des systèmes symboliques.
Pour Philipe Descola139, il existe cependant un schème totémique qui, en plus de la continuité des âmes, perçoit et distingue des ressemblances physiques entre les humains et les non-humains, fondant une relation privilégiée entre un groupe et une espèce naturelle.
Au regard de ces points de vue, recentrons le débat à partir de la définition de la notion même de « totem ». Ce terme provient en fait de la langue ojibwa140, une des langues algonquines de l'Amérique du Nord, où il précise une relation de parenté entre germains et désigne, plus généralement, le clan ou groupe exogame. Pour les Ojibwa, en effet, il existe une relation métaphorique entre chacun des clans patrilinéaires et patrilocaux et un animal totémique. A ce propos, Émile Durkheim affirme:
Chaque clan a son totem qui lui appartient en propre; deux clans différents d'une même tribu ne sauraient avoir le même. En effet, on fait partie d'un clan par cela seul qu'on porte un certain nom. Tous ceux donc qui portent ce nom en sont membres au même titre; de quelque manière qu'ils soient répartis sur le territoire tribal, ils soutiennent tous, les uns avec les autres, les mêmes rapports de parenté. Par conséquent, deux groupes qui ont un même totem ne peuvent être que deux sections d'un même clan. Sans doute, il arrive souvent qu'un clan ne réside pas tout entier dans une même localité, mais compte des représentants en des endroits différents. Son unité, cependant, ne laisse pas d'être sentie alors même qu'elle n'a pas de base géographique140141.
Par ailleurs, parlant des objets symboliques dans la croyance totémiste, Durkheim précise:
Les objets qui servent de totems appartiennent, dans la très grande généralité des cas, soit au règne végétal soit au règne animal, mais principalement à ce dernier. Quant aux choses inanimées, elles sont beaucoup plus rarement employées142.
Retenons que le totem est une façon d'établir des corrélations entre, d'un côté, les végétaux ou les animaux, et, de l'autre, les groupes humains sociaux. Le totémisme met donc un accent particulier sur l'unité du groupe, sur les plantes et les animaux sacrés. Il symbolise tantôt l'ancêtre, présenté comme sous les traits d'un ancêtre mythique ou d'un parent lointain de son groupe social (en général le clan, parfois la fratrie, la classe d'âge); tantôt l'éponyme : souvent cet "ancêtre" donne son nom au clan; ou encore une entité religieuse: le totem est sacré, on ne le consomme pas, on le respecte, on le craint, il est présenté comme le fondement des institutions, un modèle de comportement, une exigence d'organisation.
Dans les romans de Kourouma, nous retrouvons le totémisme sous des traits pareils. Mais, il faut d'ores et déjà souligner que les catégories totémiques semblent varier d'un roman à un autre.
Dans En attendant le vote des bêtes sauvages, il y a une parenté particulière qui unit l’homme, l’animal et le végétal. Kourouma procède par une pratique malinké qui fait qu’on est indifféremment désigné par son nom propre ou par son nom de totem. L’animal, comme l’homme, prend part activement et organise l’ensemble de la vie. Ils appartiennent tous au même sang, leurs incarnations sont les mêmes pour conjurer tout sortilège maléfique, ou pour montrer le pouvoir magico-spirituel des .personnages, des hommes politiques de l’Afrique postcoloniale, qui, grâce à la magie et la sorcellerie, vont exercer une emprise merveilleuse sur leur peuple. Le tableau analytique suivant montre les zoonymes et la signification politique dans En attendant le vote des bêtes sauvages. (Voir tableau ci-dessous)
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Tableau : Les représentations totémiques et les incarnations politiques chefs d’Etat dans En attendant le vote des bêtes sauvages
Dans En attendant le vote des bêtes sauvages, l’évocation totémique montre la nature bestiale des figures politiques, qui sont toutes représentées par des animaux sauvages, des rapaces, des animaux de chasse, des carnivores. En effet, à partir des analogies, il est aisé de se rendre compte que chaque personnage a son double dans une bête sauvage, qui est le totem ; leurs destins, leurs comportements et leurs réactions seront identiques à ceux de l'animal totem. L’incarnation caractérielle de chaque animal totémique explique le comportement politique du dictateur.
Précisons que dans En attendant le vote des bêtes sauvages, les animaux totémiques des personnages, loin d'être des représentations claniques, apparaissent plutôt des emblèmes, figurant la puissance et la force des dictateurs. A propos du totem comme emblème, Émile Durkheim fait remarquer que « le totem n'est pas seulement un nom; c'est un emblème, un véritable blason, dont les analogies avec le blason héraldique ont été souvent remarquées »142.
Ainsi, le faucon, par exemple, apparaît beaucoup plus comme un symbole, un emblème pour Koyaga qu'un simple nom. Au-delà du nom, c'est dans la figure emblématique que réside le pouvoir et la puissance. Disons que, en tant que forme de blason, le lien ontologique entre le personnage et son animal totémique reste consubstantiel et les corrélations homologiques confirment, entre les deux, un rapport métaphorique.
Cependant, qu'il s'agisse des Soleils des indépendances, ou de Monnè, outrages et défis, Kourouma montre le totem comme relevant du clan. Ce n'est plus un totem "individuel" comme nous l'avons dans En attendant le vote des bêtes sauvages.
Dans Les soleils des indépendances, les Doumbouya sont associés au totem panthère. Ainsi, Fama Doumbouya est évoqué sous l'appellation de panthère:
Fama Doumbouya !Vrai Doumbouya, père Doumbouya, mère Doumbouya, dernier et légitime descendant des princes Doumbouya du Horodougou, totem panthère, était un « vautour ». Un prince Doumbouya !Totem panthère faisait bande avec les hyènes. Ah les soleils des Indépendances! (Les soleils des indépendances, p.11).
De cet extrait transparaissent clairement les origines princières ainsi que la grandeur du clan Doumbouya dont est issu Fama. En effet, la panthère est connue pour être un noble félin avec des qualités physiques importantes: au regard de sa taille, sa force est considérable. Les proportions harmonieuses de son corps, le dessin moucheté de son pelage, la finesse de sa silhouette, tout concourt à l'expression de l'élégance dégagée par la panthère. En corrélation avec ses traits caractéristiques, entre autres, relatives à la panthère, soulignons également qu'elle est un félin rapide, instinctif, discret et calme, mais pouvant devenir rapidement féroce.
Il apparaît logique que les personnes ayant pour totem la panthère, comme les Doumbouya, devraient dégager une personnalité noble avec une tendance "guerrière", pleine de dignité et d'honneur. Paradoxalement, il n'est pas commun que ce fauve, qui a également une tendance à la vie solitaire, fasse la compagnie des hyènes, considérées généralement comme charognards et malpropres. En clair, Nous réalisons que Kourouma a voulu traduire la chute du personnage et de son clan, dont le règne a été renversé par l'avènement des indépendances. Ainsi, de la panthère, un prédateur qui tue sa proie avant de la manger, Fama s'est rangé dans le camp des vautours ou des hyènes qui se disputent des charognes. De toutes les manières, ce qui nous intéresse ici, c'est bien plus la représentation totémique du clan Doumbouya.
De même, dans Monnè, outrages et défis, Djigui Kéïta a pour totem l’hippopotame. Il s'agit de l'animal totem des Keita. Nul n'ignore la force et la puissance de cet animal semi- aquatique massif au corps en forme de tonneau. C’est un mammifère proche génétiquement des cétacés. En effet, il en existe deux espèces : la première est la plus connue, c’est l’hippopotame dit amphibie. La seconde est l’hippopotame nain. L’hippopotame est considéré comme le deuxième animal terrestre le plus lourd derrière l’éléphant. Ce portrait fait, il est aisé de reconnaître, chez le roi Djigui, les traits de parenté entre le totem et le clan des Kéita. La force de domination de ce roi, sa témérité et son courage devant les envahisseurs en sont quelques traits distinctifs. Les griots ne manquent pas de célébrer sa grandeur et, partant, celle de sa dynastie: « Kéïta !Kéïta !Totem hippopotame !Levez-vous pour triompher ; votre griot est là pour vous accompagner et vous glorifier » (Monnè, outrages et défis, p.47).
Au regard de ces illustrations dans les romans de Kourouma, il faut considérer, en plus, le totem comme un élément sacré. A cet effet, les analyses proposées par Durkheim, et dont nous avons parlé plus haut, indiquent que le totémisme relève du fait religieux. Aussi, l'animal totem revêt-il un caractère sacré aux yeux du clan ou de la personne désignée. Cette réalité n'est pas courante seulement chez les Malinké, telle que Kourouma la présente. Ainsi, Martin Dossou Gbénouga souligne dans sa thèse de doctorat que « les Pédah du Togo et du Bénin, par exemple, ont pour totem le python et se reconnaissent tous liés à un ascendant et parfois par des marques raciales d'identification »143. Il poursuit en faisant remarquer que: « Chez les Bè, la tourterelle est sacré; les Pla, du Togo et du Bénin, vénèrent le boa; les Pédah ont une profonde adoration pour le python en qui ils se reconnaissent et qui veillent sur tous. »144 Il apparaît que le totémisme fait réellement partie des religions traditionnelles africaines d'autant qu'il est présent chez presque tous les peuples africains. Kourouma en a fait un usage littéraire pour démontrer le profond enracinement des Malinké dans les religions traditionnelles africaine dont le fétichisme, l'animisme et le mânisme, etc.
Ce parcours nous a permis de montrer qu'avant l'arrivée de l'Islam et du Christianisme, les peuples africains avaient déjà des religions, qu'elles soient taxées de primitives ou de païennes145. Les religions traditionnelles africaines seront ébranlées par les religions nouvelles introduites par la colonisation. De leurs contacts vont naître des conflits qui se traduisent par les comportements des personnages dans les romans de Kourouma.
II. LE CONFLIT RELIGIEUX DANS LES ROMANS DE KOUROUMA
Le terme de « conflit » est à entendre ici comme antagonisme, opposition de sentiments ou d'opinions entre des personnes ou des groupes. Ainsi, le conflit religieux dont il est question dans les romans de Kourouma se traduit par la haine religieuse qu'un groupe ethnique ou religieux donné, manifeste à l'encontre d'un autre. Dans les romans de Kourouma, le conflit religieux se constate entre musulmans et fétichistes, d'une part et, entre musulmans et chrétiens, d'autre part.
2.1. Entre musulmans et le fétichistes
Dans les romans de Kourouma, le conflit met aux prises les musulmans malinké et les tenants du fétichisme. Pourtant, il faut souligner que les premières heures furent celles de la tolérance, ce qui contribua à rapprocher les deux groupes sociaux : Allama sauve la couronne des Sénoufos envahis par des montagnards et Souleymane Doumbouya est cordialement reçu à Horodougou par les Bambara animistes. Ce fut le temps mythique, ce fut l’époque bénie où les disparités de culte ne pesaient pas lourd dans les relations sociales. Mais au XIXème siècle, le prosélytisme musulman s’intensifia. Il contribua à détériorer le climat de tolérance qui avait jusqu’alors prévalu entre l'islam et le fétichisme.
Dans Les soleils des indépendances, le conflit interreligieux est rendu à travers la spoliation des Bambara du Horodougou de leurs terres par les djihadistes malinké du nord au profit de Bakary Doumbouya. Il faut remarquer que ce mépris pour le paganisme survivra au temps et alimentera de sourdes rivalités qui opposeront Diamourou, musulman pieux, à Balla, animiste endurci.
Par ailleurs, en lisant Monnè, outrages et défis, nous découvrons une forme de xénophobie basée sur les clivages religieux qui rendent délétères les relations entre animistes et musulmans. En effet, les habitants de Soba n’ont que mépris pour les tirailleurs du nord aux mœurs « rébarbatives ». Le côtier Houphouët et le forestier Touboug passent dans les propos de Béma pour des infidèles et des cafres avec, comme circonstance aggravante, leur affiliation au communisme athée. En réaction à cette politique d’exclusion, les tribus animistes, de leur côté, tiennent les musulmans pour des esclaves et Touboug, converti de force à l’ islam, fut excommunié par ses congénères qui « ne voulaient pas d’un musulman comme chef... » (Monnè, outrages et défis, p.233). Paradoxalement, le christianisme implanté avec la colonisation ne fut jamais, dans les deux romans, en conflit ouvert ni avec l’islam, ni avec l’animisme.
Le conflit religieux entre l'islam et l'animisme est aussi mis en relief dans Allah n'est pas obligé, où nous remarquons que les groupes ethniques sont bien distinctement décrits par le narrateur:
Dans notre pays, le Horodougou, il y a deux sortes de races, les Bambaras et les Malinkés. Nous qui sommes des familles Kourouma, Cissoko, Diarra, Konaté, etc., nous sommes des Malinkés, des Dioulas, des musulmans. Les Malinkés sont des étrangers; ils sont venus de la vallée du Niger depuis longtemps et longtemps. Les Malinkés sont des gens bien qui ont écouté les paroles d'Allah. Ils prient cinq fois par jour; ils ne boivent pas de vin de palme et ne mangent pas le cochon ni les gibiers égorgés par un cafre féticheur comme Balla. Dans d'autres villages, les habitants sont des Bambaras, des adorateurs, des cafres, des incroyants, des féticheurs, des sauvages, des sorciers. Les Bambaras sont parfois aussi appelés Lobis, Sénoufos, Kabiès, etc. Ils étaient nus avant la colonisation. On les appelait les hommes nus. Les Bambaras sont les vrais autochtones, les vrais anciens propriétaires de la terre (Allah n'est pas obligé, p. 20).
Dans ce passage, Birahima entreprend de discriminer le musulman du non-musulman.
Plus concrètement, nous notons facilement dans ces propos tout le mépris que les « vrais » musulmans nourrissent à l'endroit des féticheurs, des cafres, des sauvages (les mots sont assez expressifs). En effet, le portrait qu'il fait des non croyants, est foncièrement imprégné d'une note péjorative qui traduit que ceux-ci sont des barbares:
C'était des vrais vieillards féticheurs, non musulmans. Leurs boubous étaient dégoûtants, ils étaient vilains et sales comme l'anus de l'hyène. Tellement ils croquaient des colas que deux avaient les mâchoires nues, complètement, comme des séants d'un chimpanzé. Le troisième lui aussi avait les mâchoires nues sauf celle d'en bas avec deux crocs verdâtres comme fétiches. Tellement ils chiquaient le tabac, leurs barbes étaient rousses comme les poils du gros rat de la case de maman et non pas blanches comme les vieillards musulmans qui font cinq ablutions par jour. Ils marchaient comme escargots, cassés sur bâtons (Allah n'est pas obligé, p.24).
Dans cet extrait, Birahima, pour mieux montrer le caractère barbare du non-musulman, établit une comparaison entre les vieillards musulmans et les vieillards féticheurs. Les premiers sont propres, beaux comme des anges tandis les derniers sont vilains, sales et répugnants. Cette dichotomie illustre presque parfaitement le conflit religieux entre l'islam et l'animisme.
En dehors des relations d'animosité entre musulman et féticheur, nous observons également que le christianisme, figure religieuse de l'Occident conquérant, est mal accueilli par le musulmans.
2.2. Entre musulmans et chrétiens
Le christianisme est difficilement dissociable du pouvoir colonialiste, lequel s'est d'ailleurs fondé sur cette religion pour avoir main mise sur l'Afrique. C’est donc le cas du christianisme colonial, qui apporte dans les mentalités de nouvelles notions théologiques. Etablissant un rapport entre la puissance des pays colonisateurs et les miracles du Dieu chrétien, Marc Augé écrit :
Le christianisme débarque avant ou sans le colonisateur, parlant de la vraie force et des vrais miracles ; en un sens la force matérielle des conquérants militaires lui sert de preuve, comme s’il en était le secret chaque jour dévoilé ; et l’évidence de cette force matérielle constitue par elle-même un message et une démonstration, dont l’existence du christianisme à son tour formule la réalité historique en vérité essentielle146.
En se formulant comme une vérité essentielle, le christianisme va se heurter à la vision du monde, telle que préconçue par les Africains, qu'elle relève des religions traditionnelles africaines ou de l'islam. Assimilé donc à l'impérialisme, le christianisme est reçu en Afrique comme une intrusion, source de conflit.
Chez Kourouma, notamment dans Monnè, outrages et défis, les occidentaux sont désignés sous les traits péjoratifs d'irréligieux, d'infidèles, d'incirconcis, de non incisés ou de Nazaréens. La résistance contre les impérialistes est en même temps la lutte contre leur religion. Après qu'un des officiers blancs lui a serré la main pour leur avoir donné la colline Kouroufi, le roi Djigui affirme: « C'est une main d'infidèle et d'incirconcis qui m'a souillé. » (Monnè, outrages et défis, p.37).
Plus clairement, les colonisateurs sont considérés comme des impurs, des ennemis de Soba et partant de l'islam:
Les Français, des Toubabs blancs chrétiens; les chrétiens, des nazaréens, des «Nazaras». Les «Nazaras» s'avouaient les ennemis de l'islam; c'était des impurs. Leur contact, comme celui du porc et du chien, faisait perdre la pureté rituelle, la tâhara. L'orant, après leur avoir serré les mains, doit refaire ses ablutions, se purifier avant d'entrer en prière (Monnè, outrages et défis, p.19).
Notons que l'appellation «nazaréens» ou plus ironiquement «Nazaras» est chargée d'une connotation religieuse qui identifie les colonisateurs à leur religion qui est le christianisme et que les peuples africains notamment musulmans devaient combattre. Au-delà donc de la résistance contre les Blancs, il faut souligner que c'est beaucoup plus contre le christianisme que la guerre est déclarée. Et à propos de cela, le roi Djigui est éminemment convaincu : « les «Nazaras» ne vaincront pas ».
Préférant même la mort à leur soumission à cette religion nouvelle, nombre de figures emblématique de l'islam en Afrique ont résisté jusqu'à la dernière goutte de leur sang. Qu'il s'agisse de Babemba de Sikasso, Aly Bojury N'Diaye, roi du Djolof ou de Bandiougou Diarra, chef des Bambara, le suicide a été l'option décisive et ultime pour ne pas assister à la victoire des Nazaréens, du christianisme sur l'islam. Pour illustration, un messager rapporte à Djigui une des effroyables informations, parlant de la chute de Oussébougou:
C'est case par case que les nazaréens ont pris la ville. Quand, enfin, les habitants ont compris que toute résistance était vaine, pour ne pas tomber dans les mains des Infidèles, les survivants, y compris les femmes et les enfants, sont rentrés dans les cases, s'y sont enfermés, se sont entourés de seko (natte de paille) et y ont mis le feu. Pendant que les Français investissaient les cases pleines d'hommes, de femmes et d'enfants à demi carbonisés, tout à coup, une grande flamme a jailli du donjon: le chef Bandiougou Diarra venait de se faire sauter sur ses réserves de poudre (Monnè, outrages et défis, p.23).
Cette hécatombe suicidaire est l'une des preuves que la nouvelle religion, le christianisme, a été systématiquement refusée en terre d'islam. De même, refusant catégoriquement toute possibilité de soumission au christianisme, Babemba a plutôt choisi de mourir. Le narrateur raconte :
Quand, de son palais, Babemba, le roi de Sikasso, entendit les pas de corse des assaillants, commanda à son garde:"Tiékoro, tue-moi pour que je ne tombe pas entre les mains des Blancs". Le garde déchargea son arme sur lui et le roi, qui gisait déjà sur le coup, eut la force de se redresser et de s'achever de sa propre main pour honorer: "Moi vivant les nazaréens n'entreront pas à Sikasso!" (Monnè, outrages et défis, p.22).
Par ailleurs, la résistance contre l'invasion des chrétiens nazaréens, contre l'introduction de l'irréligion, a été organisée et menée à sa tête par Samory Touré, l'Almamy, le plus valeureux du Mandingue. Un dilemme se posait alors aux rois du Mandingue: accepter la suzeraineté de Samory Touré pour préserver la Négritie de l'irréligion, ou la refuser et tomber dans les mains des nazaréens. Tous les rois du Mandingue, dans le but de refuser le christianisme, sont allés boire le déguè de l'alliance, même Djigui Kéita qui s'est aussi rendu auprès de l'Almamy pour lui faire allégeance: «Moi Djigui, je viens en croyant; je viens boire le déguè de l'alliance; vous jurer fidélité jusqu'à la mort; vous promettre de refuser jusqu'à la mort l'irréligion » (Monnè, outrages et défis, p.27).
Mais, malgré les alliances des rois du Mandingue et face à la victoire imminente des colonisateurs français, des nazaréens, l'Almamy ordonna aux peuples de déménager et de laisser un pays en grabats aux envahisseurs. Seul le roi Djigui refusa de quitter Soba, jusqu'à ce que les Français y entrèrent sans coup férir, par la colline Kouroufi, malgré les sortilèges et les gris-gris dont cette colline était parée:
Oui! Djigui était nez à nez avec une vraie colonne française. Les Nazaréens étaient entrés à Soba par la colline Kouroufi, par Kouroufi truffée de sortilèges! Ils l'avaient escaladée comme s'enjambent le seuil de la case et les cuises d'une femme déhontée; s'étaient emparés de l'arsenal. Sans tirer un coup de fusil! Sans faire hurler un chien! Sans tuer un poussin! Sans effarer une seule poule couvant ses œufs! (Monnè, outrages et défis, p.35).
Malgré la prise de Soba, que nous pouvons aisément constater à travers cet extrait, le roi Djigui n'a pas reculé devant l'envahisseur. Pour lui, le combat n'est pas fini là, la résistance n'est pas terminée. Courageusement, il demanda à l'interprète de transmettre au capitaine blanc, le message suivant plein de défis:
- Dis au Blanc que c'est contre eux, Nazaras, incirconcis, que nous bâtissons ce tata. Annonce que je suis un Kéita, un authentique totem hippopotame, un musulman, un croyant qui mourra plutôt que de vivre dans l'irréligion. [...] Redis, redis encore qu'Allah des croyants n'acceptera pas que la victoire finale reste aux incroyants (Monnè, outrages et défis, pp.35-36).
En clair, la guerre entre l'islam et le christianisme a été sans merci. Le christianisme est refusé par le Malinké d'avant la colonisation. Mais, il faut noter que l'échec des résistances, comme nous le révèle Kourouma dans Monnè, outrages et défis, traduit en quelque sorte le fait que le conflit entre l'islam et le christianisme s'est soldé par la victoire des chrétiens, des nazaréens. En effet, en mission civilisatrice, les Toubabs vont rapidement installer une école, un dispensaire, mais aussi une église à Soba, et le premier prêtre y a fait son entrée après la construction d'une route moderne:
La route ouverte, nous vîmes débarquer, au milieu de la chaussée, un Blanc vêtu de blanc: le casque colonial, la longue soutane et les chaussures étaient tous d'un blanc immaculé. Il était couché dans un hamac balancé par quatre porteurs nègres, à l'ombre d'un parasol soutenu par un cinquième, et rafraîchi avec de larges éventails par deux autres. Il portait des lunettes noires, deux chapelets noirs (l'un à la main, l'autre au sautoir) et avait la barbe abondante. Ce fut l'évangélisateur. Il était précédé d'un Nègre marchant pieds nus levant une croix noire, la croix triomphante. [.] On nous commanda de l'appeler le marabout des Toubabs, de l'accueillir avec les fêtes que nous réservions aux hôtes de marque, de lui construire à l'entrée du quartier des Sénoufos animistes une mosquée nazaréenne et une école dans laquelle seraient envoyés les incirconcis des tribus non islamisées, et un dispensaire où tout le monde irait se soigner: musulmans et cafres (Monnè, outrages et défis, p.68).
Les termes «marabout des Toubabs» et «mosquée nazaréenne» sont révélateurs et montrent que l'imaginaire collectif des peuples de Soba n'intégrait aucun élément de la religion nouvelle qu'était le christianisme. Ainsi, ces termes, pour désigner respectivement le prêtre et l'église, sont chargés de distanciation et peut-être de rejet. Il est clair que les musulmans et les cafres peuvent fréquenter le même dispensaire, mais pas la même école ni le même lieu de prière. Le christianisme était, en définitive, assimilé à l'animisme et au fétichisme.
Mais, force est de constater que les personnages musulmans eux-mêmes n'étaient pas de purs croyants. Leur identité religieuse est imprécise et mérite une attention particulière. De toutes les manières, syncrétisme et œcuménisme sont manifestes dans les romans de Kourouma.
III. LE SYNCRÉTISME RELIGIEUX: DUPLICITÉ OU L'ENTRE- DEUX-RELIGIONS
Le concept de «syncrétisme» dans l’histoire des religions a suscité des réactions critiques auprès des auteurs. Selon André Droogers147, l’origine du mot «syncrétisme» remonte à Plutarque ; celui-ci l’utilise pour décrire les citoyens de Crète, qui se hissent au- dessus des clivages qui les divisent et s’unissent pour lutter contre leur rival commun. À en croire Droogers, Erasmus par la suite se sert du terme pour définir un accord optimiste et constructif passé entre des entités affichant des caractéristiques dissemblables. Le mot acquiert une connotation négative au 17e siècle, car il est utilisé pour décrire un compromis de mauvais aloi, contracté par les tenants de positions théologiques divergentes. Au 19e siècle et au-delà, de nombreux chercheurs vont poursuivre la réflexion amorcée par leurs prédécesseurs.
Jacques Kamstra148, tout comme Brandon149, Charles Stewart et Rosalind Shaw150 affirment qu’aucune religion ne peut échapper au syncrétisme, un terme que Kamstra emploie pour décrire « la coexistence d’éléments étrangers les uns aux autres au sein d’une religion donnée »151 [« the coexistence of elements foreign to each other within a specific religion »]. La définition que Kamtra propose pour le mot « syncrétisme » cadre bien avec le contexte religieux que nous nous entendons analyser dans les romans de Kourouma.
3.1. 1. L'entre-deux-religions ou la problématique d'une croyance plurielle chez les personnages kouroumiens
Dans les romans de Kourouma, nous constatons aisément la coprésence de plusieurs croyances. Les personnages kouroumiens sont généralement à l'entre-deux-religions, notamment entre la religion musulmane et le fétichisme ou entre le christianisme et l'islam.
Dans En attendant le vote des bêtes sauvages, Koyaga porte plusieurs casquettes religieuses, comme l’atteste cet extrait: « On est toujours plus sincère quand on prend à témoin plusieurs au lieu d’un seul Dieu » (En attendant le vote des bêtes sauvages, p.107). Il faut rappeler que cet énoncé est proféré par le narrateur quand il décrit le comportement de Koyaga lors d’une cérémonie de prestation de serment. Au cours de celle-ci, Koyaga, nous précise le narrateur, « prêta serment sur les mânes des ancêtres, le Coran et la Bible » (En attendant le vote des bêtes sauvages, p.107).
En fait, la plupart des présidents-dictateurs mis en scène dans En attendant le vote des bêtes sauvages pratiquent plus d'une religion. Ils affichent un comportement syncrétique comme ce portrait de Tiékoroni le peint:
L’homme en blanc fut un pieux et pratiquant musulman qui transforma son pays en république islamique ; Tiékoroni, un catholique qui bâtit dans les terres ancestrales de son village natal le plus somptueux lieu de culte catholique hors de Rome. Cette opposition dans les croyances religieuses n’était que purement formelle. Ils étaient tous les deux foncièrement animistes (En attendant le vote des bêtes sauvages, p.173).
Par ce passage, Kourouma montre que l'homme en blanc qui n'est autre que Nkoutigui Fondio, dictateur de la République des Monts qui fut le plus courageux pour dire Non à la Communauté française proposée par De Gaulle, et Tiékoroni, maître de la République des Ébènes, sont à la vérité tous les deux des animistes. Cependant, l'homme en blanc passe pour musulman pratiquant tandis que Tiékoroni, lui, se présente comme un fervent catholique. Kourouma décrie le syncrétisme religieux auquel s’adonnaient ces deux chefs d’État eu égard à la dichotomie qui existait entre ce qu’ils proclamaient et ce qu’ils pratiquaient. Le narrateur nous fait savoir que « le dictateur au totem caïman croyait en Dieu, aux fétiches et à la sorcellerie... »(En attendant le vote des bêtes sauvages, p.205). Ainsi, ces présidents- dictateurs affichaient une identité religieuse plurielle qui allie la pratique de la foi musulmane, chrétienne et fétichiste.
Dans le même ordre d’idées, dans Les Soleils des indépendances, Fama pratique la foi islamique en public, mais en cachette s’adonne aux pratiques fétichistes. Même en tant que musulman, Fama observe scrupuleusement les recommandations du féticheur (Balla) parce qu’il veut respecter l’esprit et la lettre de la sagesse qui veut qu’ « on ne couche jamais dans la case d’un enterré sans le petit sacrifice qui éloigne esprits et mânes » (Les soleils des indépendances, p. 93). Ainsi, Fama, « entre de vieux canaris et un cabot galeux » exécute nuitamment des sacrifices dans la case patriarcale qu’occupait son défunt cousin Lacina et ce, « en dépit de sa profonde foi au Coran, en Allah et en Mahomet » (Les soleils des indépendances, p. 94).
Concernant l'hybridité religieuse de Fama, le narrateur s'est interrogé sur la duplicité des Malinké:
Les Malinkés ont la duplicité parce que qu'ils ont l'intérieur plus noir que leur peau et les dires plus blancs que leurs dents. Sont-ce des féticheurs? Sont-ce des musulmans? Le musulman écoute le Coran, le fétiche suit le Koma; mais à Togobala, aux yeux de tout le monde, tout le monde se dit et respire musulman, seul chacun craint le fétiche. ni margouillat, ni hirondelle! (Les soleils des indépendances, p. 93).
Dans cet extrait, nous remarquons que le narrateur paraît ironiser sur l'hypocrisie et la duplicité des habitants de Togobala qui le jour proclament leur foi en l’Islam et la nuit se soumettent aux pratiques fétichistes de Balla. Or, les habitants de Togobala, ayant adopté l’islam comme religion officielle, traitaient Balla de cafre, c’est-à-dire de non-croyant, d’infidèle, voire d’impie. Il était donc rigoureusement interdit de le fréquenter de peur de subir le châtiment divin. Les habitants de Togobala transgressaient cet interdit social pour consulter le sorcier la nuit venue. Nous comprenons donc les raisons qui ont poussé le narrateur à les tourner en dérision pour montrer le comportement syncrétique des musulmans de Togobala.
Les croyances affichées par Koyaga et Fama sont, à tout point de vue, révélatrices de leur vision religieuse. Leur comportement religieux démontre que chez certains Africains, les lisières entre les religions sont poreuses. À ce propos, N.K. Das152 fait remarquer que « les gens [...] suivent souvent plusieurs traditions religieuses sans nécessairement établir des limites entre ces dernières, même quand ils affirment ouvertement leur allégeance à une religion à un moment donné153 ». Ce fait semble une réalité manifeste dans le contexte religieux africain. Sur ce point, Alassane Ndaw154, parlant des religions en Afrique, explique:
Et si des millions d’Africains sont devenus musulmans ou chrétiens au cours des derniers siècles, ils n’en ont pas, pour autant, renié certaines de leurs croyances anciennes et, pour eux, fondamentales, lesquelles, d’ailleurs, s’accommodent aussi bien de croyances nouvelles surajoutées.
Ainsi, en pratiquant à la fois la religion traditionnelle et l’islam, Fama, par exemple, semble obtenir le meilleur des deux mondes religieux. Ce faisant, il se donne d'adopter, sur le plan religieux, une vision conciliatrice qui lui permet de se renouveler et d’évoluer de façon harmonieuse au sein de la religion islamique sans renier sa religion traditionnelle.
De plus, il est possible de penser qu'en adoptant une approche syncrétique, les personnages kouroumiens cherchent à combler une quelconque insatisfaction qui demeure toujours dans son âme malgré les actions bienfaitrices de la religion étrangère.
Cette réalité apparaît lisiblement dans Les Soleils des indépendances, dont les extraits suivants sont pleins de significations: « [...] au refus d’Allah, à son insuccès devant un sort indomptable, le Malinké court au fétiche [...] » (p. 99) ; « [...] le fétiche prédisait [prédit] plus loin que le Coran » (p.136). Ces propos semblent souligner, dans une certaine mesure, les limites des religions importées. L'expérience faite par Salimata, la femme de Fama, est encore plus révélatrice.
Malgré la générosité sans borne de Salimata, elle reste toujours stérile. Pourtant Fama pouvait en témoigner, « elle priait proprement, se conduisait en tout et partout en pleine musulmane, jeûnait trois jours, faisait l’aumône et les quatre prières journalières. » (Les soleils des indépendances, p. 28).
Face à l’insuccès et se rendant compte que sa foi est mal récompensée, Salimata se tourne vers les pratiques traditionnelles, en tentant de réconcilier l’aspect social, collectif, de la vie religieuse, avec la vraie foi vécue et entretenue intérieurement, étant convaincue que les pratiques traditionnelles n’ont rien perdu de leur caractère sacré. Elle transforme par cette vision sa chambre en un sanctuaire où se côtoient, dans une étrange promiscuité, des symboles évoquant les esprits et mânes des ancêtres, génies protecteurs qui veillent sur les vivants, et le Coran:
Trépidations et convulsions, fumées et gris-gris, toutes ces pratiques exécutées chaque soir afin que le ventre se fécondât. Elle [Salimata] priait les sourates pieuses et longues du marabout qui sollicitait que toutes ses selles soient d’or. Finissait-elle ? Avec la fièvre elle déballait gris-gris, canaris, gourdes, feuilles, ingurgitait des décoctions sûrement amères puisque le visage se hérissait de grimaces repoussantes, brûlait des feuilles (Fama plongeait le nez dans la couverture), elle se plantait sur les flammes, les fumées montaient dans le pagne et pénétraient évidemment jusqu’à l’innommable dans une mosquée [...]. Toujours fiévreusement, Salimata plongeait deux doigts dans une gourde, enduisait ses seins, genoux et dessous de pagne, recherchait et attrapait quatre gris-gris, les accrochait aux quatre pieux du lit, et la danse partait. D’abord elle rythmait, battait, damait ; le sol s’ébranlait, elle sautillait, se dégageait, battait des mains et chantait des versets mi-malinké, mi-arabe ; puis les membres tremblaient, tout le corps ensuite, bégaiement et soupirs interrompaient les chants, et demi-inconscience, elle s’effondrait dans la natte comme une touffe de lianes au support arraché. Un moment, le temps de fouetter les pieds et hurler comme un démon, elle se redressait. Essoufflée, en nage, en fumée et délirante elle bondissait et s’agrippait à Fama (Les soleils des indépendances, pp. 29-30).
Salimata n’est pourtant pas le seul personnage à avoir recours à la fois à Allah et aux mânes des ancêtres. Ce phénomène s’est généralisé, comme nous l'avons mentionné plus haut, à Togobala où tout le monde se dit musulman. On y pratique la divination, et « pas uniquement avec les méthodes prescrites par Allah. Parce que musulmans dans le cœur, dans les ablutions, le fétiche koma leur devait être interdit. Mais le fétiche prédisait plus loin que le Coran » (Les soleils des indépendances, pp. 154-155).
Face aux exigences de l’espace social, les habitants de Togobala passent outre la loi d’Allah qui leur interdit le fétiche koma. C’est pourquoi, « chaque harmattan, le koma dansait sur la place publique pour dévoiler l’avenir et indiquer les sacrifices. Et quel village malinké n’avait pas ses propres devins ? Togobala la capitale de tout le Hourodougou, entretenait deux oracles : une hyène et un serpent boa. » (Les soleils des indépendances, p. 155).
Dans ce monde aux frontières irrémédiablement poreuses, le merveilleux se confond librement avec le réel et sert de support aux pratiques religieuses, caractéristiques de l’animisme africain. Divination, prophéties et sacrifices occupent, en effet, une place prépondérante dans la vie spirituelle du musulman.
Nous observons que Djigui, en plus de Fama, fait aussi montre d'une foi aveugle à l’art divinatoire, aux prophéties et au pouvoir conséquent des sacrifices qui en découlent. Mais si, pour conjurer le mauvais sort ou favoriser le destin, Salimata se contente de quelques poulets et Fama de quatre bœufs, ce sont en revanche de véritables orgies de sang humain que Djigui organise. Le roman Monnè, outrages et défis s'ouvre par l'évocation du sang que réclame impétueusement Djigui pour les mânes des ancêtres : « Du sang! encore du sang! Des sacrifices! encore des sacrifices! » (Monnè, outrages et défis, p.13). Ces sacrifices qui scellent l’alliance entre les humains et les esprits et divinités trouvent leur prolongement dans la magie et le fétichisme protecteurs. Djigui lui-même passe pour un grand maître dans la sorcellerie.
Certes, sa science s’avère inopérante contre les zombies, mais elle fige net le brigadier Zan Traoré. C’est donc une société fortement ancrée dans le magico-religieux et le surnaturel malgré la forte prégnance de l’islam. Face à l'invasion imminente des colonisateurs, tout Soba, le royaume sur lequel régnait Djigui, se mit en ébullition. Quoique musulman, le roi rassembla les pythonisses, les géomanciens, les jeteurs de cauris et d'osselets qu'il interrogea d'abord sur l'avenir de son royaume. Ensuite vont être amoncelés des sacrifices à l'infini, aux mânes des ancêtres, aux génies amalgamés avec des prières à Allah. C’est d’ailleurs pour cela que le narrateur de Monnè, outrages et défis a pu dire sans ambages:
La religion était un syncrétisme du fétichisme malinké et de l’islam. Elle donnait des explications satisfaisantes à toutes les graves questions que les habitants pouvaient se poser et les gens n’allaient pas au-delà de ce que les marabouts, les sorciers, les devins et les féticheurs affirmaient (Monnè, outrages et défis, p.21).
Nous pouvons à ce stade retenir que la vie de Djigui et de Fama est un incessant aller- retour entre deux espaces antithétiques : celui sacré de la mosquée et celui païen du fétichisme. Ils allient l'islam et le fétichisme, se construisent ainsi une identité religieuse hybride.
Dans Allah n'est pas obligé, l'islam, le christianisme et le fétichisme sont pratiqués indistinctement par les personnages. Les exemples sont nombreux. Mais particulièrement, nous allons relever le cas du Prince Johnson et celui de la Sœur Hadja Aminata Gabrielle.
Le personnage de Prince Johnson est un chrétien qui, pour se rendre invulnérable aux balles, a commis à son service un féticheur chrétien puis un féticheur musulman:
Johnson avait un féticheur, un féticheur chrétien. Dans les recettes de ce féticheur, il y avait toujours des passages de la Bible et toujours la croix qui trainait quelque part. [...] Johnson était heureux de rencontrer Yacouba, un féticheur musulman. [...] Les combattants allaient compléter les fétiches par des amulettes constituées de versets du Coran gribouillés en arabe (Allah n'est pas obligé, pp.132-133).
Prince Johnson apparaît comme un personnage syncrétique pour le fait d'allier le christianisme, le fétichisme et l'islam. Son comportement syncrétique s'explique par l'obsession du pouvoir et de l'invincibilité. Dans une de ces prières, il demande à Jésus Christ et au Saint Esprit de rendre efficaces les fétiches:
Quand Yacouba s'est présenté comme un grand grigriman, Johnson a fait une courte et pieuse chrétienne et a terminé par: « Que Jésus Christ et le Saint Esprit veillent à ce que tes fétiches restent toujours efficaces . » (Allah n'est pas obligé, p.132).
Nous pouvons aussi dire que Prince Johnson adopte une approche syncrétique de la religion peut-être parce qu’il n’est pas satisfait de la spiritualité que le christianisme lui propose, et en temps de guerre où les balles sifflent venant de partout, se contenter des pouvoirs d'une seule religion serait très périlleux. Face à ce défi, les personnages kouroumiens cherchent une certaine plénitude en choisissant de combiner ces différentes religions. Expliquant par exemple le comportement syncrétique des musulmans de Togobala dans Les soleils des indépendances, le narrateur fait comprendre que « [...] le fétiche prédisait [prédit] plus loin que le Coran » (Les soleils des indépendances, p.136). De cela, on peut comprendre qu'il y aurait des limites propres à leurs religions premières, que ces personnages tentent de pallier. À cet égard, John S. Mbiti écrit:
[...] Ni le christianisme ni l’islam ne semblent pas enrayer le sentiment de frustration et de déracinement. Il ne suffit pas d’apprendre et d'embrasser une foi qui se manifeste une fois par semaine, le dimanche ou le vendredi, alors que le reste de la semaine est pratiquement vide. Il ne suffit pas d’embrasser une foi qui reste confinée à une chapelle ou une mosquée, fermée six jours et ouverte seulement une ou deux fois par semaine. Si le christianisme et l’islam n’occupent entièrement pas l’homme dans sa totalité autant, si ce n’est davantage, que les religions traditionnelles, la plupart de ces nouveaux convertis retourneront à leurs anciennes croyances et coutumes peut-être six jours par semaine, et sûrement en cas d’urgence ou en période de crise.155
Ainsi, dans un Libéria où régnait le bordel, la guerre tribale, le christianisme était incompétent pour, à lui seul, apporter la protection nécessaire au Prince Johnson et à ses soldats. Raison pour laquelle il s'impose à lui la combinaison des fétiches chrétiens et des fétiches musulmans.
L'identité religieuse hybride des personnages kouroumiens est donc symptomatique d'une réelle question de besoins non satisfaits en matière de foi qui situe ces personnages entre plusieurs religions. Cette réalité identitaire tragique est clairement exposée par Kourouma à travers le personnage de Sœur Hadja Aminata Gabrielle : « La Sœur Hadja Gabrielle Aminata était tiers musulmane, tiers catholique et tiers fétichiste » (Allah n'est pas obligé, 298), dont le nom révèle une forte charge de syncrétisme. A ce propos, Koutchoukalo Tchassim, qui s'est intéressée à l'étude du syncrétisme dans Allah n'est pas obligé, décrit:
Son syncrétisme ne se lit qu'à travers son nom qui est une mixture de noms catholique et musulman précédés de noms-titres (Sœur Hadja) qualificatifs chrétien et musulman. Le récit la présente plus musulmane avec l'imposition à ses filles de la prière musulmane, sa tenue de Hadja dans laquelle elle est morte et son intransigeance sur la virginité des filles à exciser, elle même étant matrone. L'aspect fétichiste de ce personnage ne peut être lié qu'aux cérémonies mystiques organisées en son honneur par les chasseurs féticheurs qui l'ont abattue et ensevelie.156
En somme, il faut retenir que le nom « Sœur Hadja Aminata Gabrielle » a une double articulation syncrétique, d’abord religieuse et ensuite baptismale. « Sœur » est une désignation chrétienne renforcée par « Gabrielle ». D’autre part, il faut noter que Hadja est la désignation de toute femme ayant effectué un pèlerinage à la Mecque, ville sainte musulmane.
En clair, Sœur Hadja Aminata Gabrielle est un composite chrétien et musulman. Par ailleurs, Aminata est un nom islamique et par extension malinké et Gabrielle un nom occidental. Le personnage se situe donc à l'entre-deux du christianisme et de l'islam.
Remarquons qu'au-delà du syncrétisme religieux, comme nous l'avons constaté dans le comportement de beaucoup de personnages kouroumiens, il est noté une certaine paganisation du christianisme et une réelle volonté vers un certain œcuménisme chrétien.
II.2. L'œcuménisme chrétien
Le mot « œcuménisme » est issu du participe grec oikouménê, du verbe oikéô, «j'habite », sous-entendant le mot gê, « terre » et signifiant « [terre] habitée »157. Il traduit un caractère universel qui, avant que le terme soit employé dans son acception moderne, a servi à qualifier pendant les premiers siècles du christianisme les conciles dits alors « œcuméniques ». Le terme signifie l'ensemble de la terre habitée, d'un point de vue didactique, il veut dire universel. Ce terme a donc été utilisé pour désigner un mouvement qui concerne uniquement les chrétiens dans un premier temps. Il est également employé pour désigner le dialogue des chrétiens avec les juifs, avec les membres d'autres religions (musulmans, hindouistes, bouddhistes, etc.) ou même avec les non-croyants. Cet emploi extensif, qui peut se justifier par l'origine du mot, ouvre la voie sur la possibilité d'une religion de l'universel.
L'œcuménisme, tel que défini, est présent dans les romans de Kourouma notamment dans Allah n'est pas obligé, où le personnage de Papa le bon reste la parfaite illustration. En effet, Papa le bon, formé aux USA pour devenir prêtre, l'est devenu mais dans «le foutu Libéria» en tant que prêtre œcuménique. Il organise des messes œcuméniques au cours desquelles il parle à la fois de Jésus-Christ, de Mahomet et de Bouddha: « Le colonel Papa le bon organise une messe œcuménique (Dans le Larousse, œcuménique signifie une messe dans laquelle ça parle de Jésus-Christ, de Mahomet et de Bouddha. Oui le colonel Papa le bon organise une messe œcuménique. » (Allah n'est pas obligé, p.53).
Pour ces messes, Papa dispose d'un temple œcuménique où toutes les religions sont autorisées, qu'il s'agisse du christianisme, de l'islam, du bouddhisme et du fétichisme. Le narrateur fait noter que « la troisième chose dans le quartier d'en haut, c'était le temple. Le temple était ouvert à toutes les religions ». Cela marque encore fortement l'œcuménisme chez Papa le bon. De plus, notons que le temple servait également de palais de justice et Papa le bon, en juge, fait jurer les accusés sur Dieu et les fétiches.
En définitive, nous pouvons retenir que l'œcuménisme chez le personnage Papa le bon traduit une réelle volonté d'unification de toutes les religions mais, en même temps, il est symbolique d'une profonde crise des religions. Il peut être question d'une certaine paganisation du christianisme, auquel cas l'identité religieuse des chrétiens montrerait de graves corruptions.
Avant la colonisation, les peuples africains adoptaient exclusivement des pratiques de l'animisme et du mânisme, du fétichisme et du totémisme qui sont des composantes des religions traditionnelles africaines. Chez les peuples du Mandingue, largement représentés par Kourouma, on a constaté alors la préexistence de l'islam par rapport au christianisme qui sera introduit en Afrique par les colonisateurs blancs. Nous avons constaté que la rencontre de ces différentes religions a entraîné une haine religieuse qui s'observe par les rapports conflictuels entre musulmans et fétichistes, ainsi qu'entre musulmans et chrétiens. Au-delà de cette réalité conflictuelle, une hybridité religieuse s'installe chez les personnages par la conciliation de ces différentes religions, créant ainsi des situations de syncrétisme et d'œcuménisme, beaucoup plus remarquables chez les personnages situés dans l'Afrique postcoloniale. Il se pose dès lors un réel problème de l'identité religieuse des Africains en tant que peuples colonisés. Les Africains seraient-ils devenus des bâtards religieux? À propos de la bâtardise, Harris Mémel- Fotê écrivait:
Dans Les soleils des indépendances, la notion présente un contenu global, à la fois cosmologique et anthropologique. Elle désigne en effet trois choses : la corruption dans la nature, l’altération dans la culture, le désordre dans la société, bref, la perte de l’identité du monde.158
La perte identitaire semble liée à la question de l'hybridité religieuse. Il est donc question de religions en crise; ce qui est symbolique d'une certaine crise identitaire au plan religieux. Quelle religion pour l'Afrique postcoloniale?
En dehors de l'hybridité religieuse dans les romans de Kourouma, il est fort constaté également une volonté manifeste de cet auteur de porter l'hybridation dans son processus d'écriture même. Aussi, l'écriture, la langue et le discours sont-ils le reflet de la multiplicité des croyances, donc de l'hybridité religieuse manifestée par le comportement syncrétique des personnages qu'il est utile d'interpréter au regard de la forme scripturale hybridée adoptée par Kourouma.
CHAPITRE 4 UNE INTERPRÉTATION NIHILISTE DU PERSONNAGE SYNCRÉTIQUE
L'hybridation scripturaire, comme nous l'avons montrée dans la création littéraire de Kourouma, est loin d'être un fait innocent. Au contraire, elle est porteuse de sens et reste très significative. Elle est fortement marquée par les réalités que représente Kourouma. Alors, fort de ce constat, des questions se posent à nous: le comportement syncrétique des personnages révèle-t-il les doutes et les inquiétudes de ceux-ci? Dans un premier temps, nous remarquons qu'il s'agit de personnages à conscience déchirée qui se trouvent être l'image d'une société en déliquescence, avec une culture décadente. Est-il question d'un nihilisme dans le comportement des personnages syncrétiques? De toutes les façons, Kourouma a entrepris de produire une écriture des incertitudes et des idées plurielles, qui est symbolique de l'expression d'un certain nombre de malaises. Dans ce chapitre, notre objectif consistera à préciser, dans une perspective nihiliste, que l'écriture hybridée permet de mettre au jour la décadence du personnage syncrétique.
LENIHILISME EN QUESTION ...
Comment définir le terme de nihilisme ? Est-il possible d’en donner une bonne définition ? Il nous paraît qu’il y a autant de « nihilismes » que de nihilistes, ce terme vaste ayant été annexé par des champs divers. Le nihilisme peut être compris et défini de manières différentes. On pourrait tracer son commencement jusqu’aux philosophes grecs, ou chez des mystiques religieux, ou encore chez des écrivains russes comme Tourgueniev et Dostoïevski ou chez le philosophe allemand Friedrich Nietzsche. Evidemment, il est important de signaler que ces nihilismes sont divers, dans leurs bases théoriques comme dans leurs expressions pratiques. Vladimir Biaggi159 nous donne des points éclairants là-dessus :
Le XIXe siècle fit de ce concept un usage déconcertant, inscrit dans une série de malentendus ; mais ce n’est pas par hasard si romanciers russes, philosophes allemands et essayistes français semblent découvrir avec le nihilisme le mot qui serre de plus près les illusions perdues, la douleur d’exister, le néant de toute vie, la tentation de la mort. Le terme s’installe alors dans une dimension polémique, il permet de désigner avec une remarquable imprécision la mélancolie, le pessimisme et, de façon plus générale, toute conception tant soit peu tragique ou décadente de la vie.160
Malgré cette définition du nihilisme comme une vision décadente du monde, il existe toujours une difficulté définitoire de la notion. En effet, le nihilisme est difficile à saisir dans sa vérité, cela est évident. Le nihilisme : l’absolu refus, volonté d’effacer ce qui fut, de nier ce qui est, de considérer que le monde est suffisamment vieux pour ne pas prolonger inutilement son agonie. Le mot nihilisme provient du mot nihil (rien en latin). Qu’est-ce que c’est, ce rien? Expression de la décadence du monde occidental, conséquence d’un romantisme qui s’abîme dans la désolation des illusions perdues ?
Cette conception tragique et décadente est proche aussi du mal du siècle, d’après Biaggi: « Le mal du siècle, qui fut aussi celui de Werther, de René ou de Rolla, atteint son paroxysme lorsque Paul Bourget en précise les symptômes : « une mortelle fatigue de vivre, une morne perception de la vanité de tout effort » (Essais de psychologie contemporaine, p. XXIII). ».161 Ce mal du siècle est comparable à ce que nous retrouvons également dans l'écriture de Kourouma.
Il est intéressant de voir la description que donne Biaggi de Netchaïev162, une figure révolutionnaire et nihiliste dans Les Possédés (1886) de Dostoïevski. Chez lui, le nihilisme s’accomplit dans un terrorisme rationalisé et militarisé, son objectif est l’extermination de toutes les couches de la société, à l’exception des révolutionnaires chargés de rebâtir le nouvel Eden.
Dans le cadre de cette lecture nihiliste que nous nous proposons d'appliquer à l'écriture kouroumienne, il nous paraît utile d’aborder la notion « Absence » de Baudrillard, comme il l’évoque dans La Transparence du Mal:
Vertige éclectique des formes, vertige éclectique des plaisirs : c’était déjà la figure du baroque. Mais, dans le baroque, le vertige de l’artifice est aussi un vertige charnel. Comme les baroques, nous sommes des créateurs effrénés d’images, mais secrètement nous sommes des iconoclastes. Non pas de ceux qui détruisent les images, mais de ceux qui fabriquent une profusion d’images où il n’y a rien à voir. La plupart des images contemporaines, vidéo, peinture, arts plastiques, audiovisuel, images de synthèse sont littéralement des images où il n’y a rien à voir, des images sans traces, sans ombre, sans conséquences. Tout ce qu’on pressent, c’est que derrière chacune d’elles quelque chose a disparu. Et elles ne sont que cela : la trace de quelque chose qui a disparu. Ce qui nous fascine dans un tableau monochrome, c’est l’absence merveilleuse de toute forme. C’est l’effacement - sous forme d’art encore - de toute syntaxe esthétique, de même que ce qui nous fascine dans le transsexuel, c’est l’effacement - sous forme de spectacle encore - de la différence sexuelle. Ces images ne cachent rien, ils ne révèlent rien, elles ont une intensité négative en quelque sorte.163
Cette conception de l’art, développée par Baudrillard, pourrait s’appliquer à l’écriture hybridée de Kourouma. Elle s'inscrit dans la dynamique d'une perception iconoclaste du monde et reste marquée par l'expression figurative de la thématique de l'Absence dans un univers hétéroclite et protéiforme qui caractérise l'hybridation scripturaire. Alors, lorsque nous considérons le point de vue de Jean Baudrillard, nous réalisons que, en produisant une écriture hybridée, Kourouma procède comme par l'assemblage d'images disparates sur un tableau, où, en définitive, rien ne se fait voir, où tout est absent. Cette interprétation de l'écriture hybridée, qui part du tout au rien, concrétise notre approche du nihilisme scripturaire chez Kourouma.
En définitive, il faut retenir que la forme de nihilisme qui va nous intéresser, dans le cadre de notre travail, est l'expression d'un monde chaotique marqué par le refus absolu de conformité, la volonté manifeste de nier ce qui est et de considérer le monde comme incertain. Signalons que le nihilisme est donc l’idéologie d’un parti libertaire, niant les valeurs imposées, par exemple par la société. Et peut-être, en tant qu'idéal, le nihilisme est caractéristique d'une vision romanesque.
Mais par-delà l’écume des mots, la force des mythes et la séduction des images, le nihilisme est-il un idéal, un concept régulateur de l’action ou une notion si vague et si romanesque que l’on n’en perçoit jamais que les symptômes dans les formes les plus diverses de l’athéisme, de l’anarchisme ou du pessimisme, diagnostiquées comme signes de santé ou marques de maladie?164
Précisons que, dans notre approche de l'écriture nihiliste chez Kourouma, nous identifions deux aspects que nous analyserons: l'écriture de l'Absence et l'écriture des incertitudes.
I. LE PERSONNAGE SYNCRÉTIQUE DANS UN MONDE DÉCADENT: L'ÉCRITURE DE L'ABSENCE
Si la notion de nihilisme désigne « toute conception tant soit peu tragique ou décadente de la vie », nous pensons que les romans de Kourouma expriment la même conception tragique et décadente du monde. En effet, nous observons que l'écriture hybride de Kourouma traduit la chute d’une société pourrie, où les relations humaines n’existent plus que dans une mesure inauthentique, où les personnages hybrides souffrent de la douleur d’exister. Les illusions perdues y sont vivement présentes. La tentation de la mort y a trouvé une place prépondérante. Cette réalité est traduite par une écriture de l'Absence, selon la conception de Jean Baudrillard, et est caractérisée par les fins tragiques des personnages/héros, la figure du bâtard ou de l'orphelin (l'absence du père ou de la mère), la stérilité.
1.1. Les fins tragiques des personnages syncrétiques: le deuil en présence
Kourouma marque fortement ses romans de deuil. Il y traduit généralement une fin, la fin d'un personnage central qui préfigure un effondrement systémique total. Les romans de Kourouma évoquent en effet largement la perte du monde d’avant la colonisation - ses valeurs, ses traditions, sa culture - mais aussi sa structure sociale marquée par le syncrétisme religieux. Les personnages kouroumiens, pris dans le tourbillon de l'hybridité religieuse, tombent dans l'errance.
Dans Les soleils des indépendances, Kourouma raconte ainsi l’errance de Fama, un authentique prince malinké qui a tout perdu. Le personnage syncrétique ne possède plus rien. Tout ce qu'il a en sa possession ne lui appartient pas en propre. A la vérité, il est dans une certaine absence et fait l'expérience de la perte. Malgré ses nombreuses prières musulmanes et ses innombrables sacrifices aux fétiches du Horodougou, Fama n'a pas pu préserver le trône des Doumboya.
Ainsi, la colonisation avait dépossédé Fama de son pouvoir, mais les indépendances, bien qu’il se soit battu pour elles, ne lui ont pas rendu son statut. Il n’a pas su trouver sa place et n’a finalement obtenu d’autre avantage que la carte d’identité nationale. Nous notons donc que le destin de Fama est tragique parce qu’il veut résister de toutes ses forces aux dynamiques du changement apporté par la colonisation.
Pour lui, les indépendances représentent l’avènement du règne des « fils d’esclaves » et il lui reste seulement l’amère consolation du souvenir. Tout n’est plus désormais, selon ses propres termes, que « bâtardise », tout dégénère. Dans la nouvelle société règne l’anonymat : par deux fois Fama se voit demander ses papiers, ce qu’il prend pour un affront à sa dignité. De manière générale, ses prétentions et ses attentes n’attirent que mépris et agacement. Certes Fama montre une certaine grandeur, refusant par exemple de recevoir quoi que ce soit du pouvoir injuste qui l’a condamné ou préférant mourir devant la frontière plutôt que de se résigner à ce que le passage lui en soit interdit. ce comportement traduit un refus de la part du personnage d'accepter les réalités du nouveau monde. Ce reniement est une marque de nihilisme qu'il est possible de retrouver chez Fama.
Raison pour laquelle, il est important de souligner que Kourouma montre bien que le tragique destin de son héros est lié à cette incapacité à s’adapter au monde nouveau. Fama est par exemple demeuré plus ou moins illettré en français comme en arabe, ce qui lui ferme beaucoup de portes.
Par ailleurs, il dédaigne à plusieurs reprises des occasions de retrouver un certain statut (il répugne à prendre la charge de chef coutumier dont il hérite ; à sa libération, il refuse de saisir la chance de diriger une coopérative) et, en dépit de sa lucidité, il se montre souvent peu conséquent (il épouse Mariam en sachant qu’il s’agit d’une erreur ; il refuse d’écouter les conseils de ses amis et se compromet inutilement).
Observons donc que le tragique de la vie de Fama est traduit par son comportement nihiliste marqué par le refus du monde nouveau et son attachement absolu au monde ancien dont il lui est visiblement difficile de faire le deuil. Jean-Claude Nicolas note à ce propos que Fama ne remet jamais en cause la tradition - même lorsqu’elle paraît critiquable - et refuse tout ce qui semble étranger à l’univers de son enfance165. Ainsi, nous pensons que Fama devient le centre même de son tragique, car, incapable de surmonter la perte initiale, il choisit de se sacrifier plutôt que de s’adapter.
Chose particulièrement marquante, ce roman, qui s'ouvre sur le deuil (la mort d'Ibrahima Koné), se referme également sur le deuil (la mort de Fama). La fin tragique de Fama, mortellement blessé par un crocodile sacré, marque également la fin des Dombouya. Notons que Fama, dernier prince de la dynastie des Doumbouya, est mort sans laisser de descendant! Aussi faut-il alors préciser que l'effondrement de l'ancien monde s'est fait avec l'effacement des Doumbouya dont Fama restait l'ultime espoir. Remarquons à ce propos que le nihilisme tient précisément aussi de cette perte d'espoir pour un nouveau monde, ce qui renforce le tragique dans ce roman.
Dans Monnè, outrages et défis, ce n’est pas seulement un personnage qui porte la marque du deuil, mais toute la ville de Soba. Avant l’arrivée des Blancs, celle-ci représente un monde clos et fini:
Depuis des siècles, les gens de Soba et leurs rois vivaient dans un monde clos à l’abri de toute idée et croyance nouvelles. Protégés par des montagnes, ils avaient réussi, tant bien que mal, à préserver leur indépendance. C’était une société arrêtée. Les sorciers, les marabouts, les griots, les sages, tous les intellectuels croyaient que le monde était définitivement achevé et ils le disaient. C’était une société castée et esclavagiste dans laquelle chacun avait, de la naissance à la mort, son rang, sa place, son occupation, et tout le monde était content de son sort ; on se jalousait peu. La religion était un syncrétisme du fétichisme malinké et de l’islam. Elle donnait des explications satisfaisantes à toutes les graves questions que les habitants pouvaient se poser et les gens n’allaient pas au-delà de ce que les marabouts, les sorciers, les devins et les féticheurs affirmaient : la communauté entière croyait à ses mensonges. Certes ce n’était pas le bonheur pour tout le monde, mais cela semblait transparent pour chacun, donc logique ; chacun croyait comprendre, savait attribuer un nom à chaque chose, croyait donc posséder le monde, le maîtriser. C’était beaucoup (Monnè, outrages et défis, p.21).
C'est avec l'entrée à Soba des colonisateurs que ces repères anciens seront ébranlés fondamentalement, et paraîtront désuets. En effet, on constatera que les sacrifices rituels ne produisent plus leurs effets, les devins et tous ceux chargés de déchiffrer le monde semblent avoir perdu leurs pouvoirs. Le tragique réside justement dans cette situation de perte des pouvoirs de l'Afrique traditionnelle dont Soba est ici la symbolisation. Pour Kourouma, ce monde traditionnel n’incarne pas un absolu comme le montrent les modalisations dans la description du monde clos et achevé de Soba (« société arrêtée », « société castée et esclavagiste », « mensonges »). Le siège de Soba par les Français malgré les multiples sortilèges et les nombreux sacrifices en est une preuve tangible.
Par ailleurs, il faut noter que le tragique est marqué également dans Monnè, outrages et défis par la perte du pouvoir et de l'autorité par le roi Djigui Kéita. Du compromis, le roi Djigui a semblé s'enliser dans la compromission avec le pouvoir colonial. Ayant perdu toute autorité après la défaite de son peuple contre les envahisseurs blancs, le roi Djigui était devenu un personnage outragé, lui et tout son peuple d'ailleurs. Sa défaite le condamnait à rendre visite chaque vendredi aux Blancs, ce qui constitue un déshonneur, un monnew dont il pâtira tout le reste de sa vie durant, pleine désormais de mépris, d'injures, d'humiliations, bref de monnè.
Il faut donc souligner que l'absence de pouvoir et d'autorité dans la vie actuelle de Djigui va précipiter sa fin tragique, son suicide manqué, mais sa crise cardiaque qui l'emporte. Après être trahi par son fils Béma, Djigui décide de revenir au Bolloda qu'il avait quitté entre temps, mais devant l'entrée de la ville, sa jument se cabre et refuse de lui obéir malgré les commandements du roi à la bête d'avancer. Le narrateur rapporte:
Devant tout son peuple le Massa se trouvait désobéi, trahi, désavoué et honni. C'était intolérable. Il se pencha, arracha la sagaie d'un proche courtisan et, afin que de loin tout le monde vît la lame flamboyante s'enfoncer dans sa gorge, voulut se redresser. A peine s'appuya-t-il sur les étriers que le cœur lâcha et qu'il s'effondra. La vie venait de quitter Djigui; il ne passa pas les limites de Soba... (Monnè, outrages et défis, pp.269-270)
La tentative de suicide du roi Djigui est l'expression d'un nihilisme qui se traduit par sa volonté de s'effacer lui-même, ne pouvant plus supporter le déshonneur. Il a cherché à mourir digne en s'égorgeant, mais la crise cardiaque qui l'emporte, l'en a empêché. Ainsi, la fin de Djigui résume l'ensemble de toutes ses entreprises inachevées, y compris son propre suicide. Espoir perdu, rien de Djigui n'a donc réussi, même pas le train qu'il devait faire venir à Soba.
La notion de perte de pouvoir est également présente dans En attendant le vote des bêtes sauvages. Dans ce roman, Koyaga, président-dictateur de la république du Golfe, a perdu le Coran sacré et l'aérolithe qui sont les fondements symboliques de sont pouvoir politique et de sa puissance. La disparition de ces objets peut être perçue comme la préfiguration d'une fin tragique du personnage même ainsi que de son règne. Il est vrai que contrairement à Fama ou à Djigui qui ont connu une mort physique, nous pouvons considérer la perte du Coran sacré et de l'aérolithe comme symbolisant la mort spirituelle de Koyaga. De plus, il est important de souligner que l'idée de deuil étant intimement liée à toute idée de perte, Kourouma fait également de Koyaga un personnage endeuillé, dont le tragique est traduit par un avenir politique incertain et hypothétique.
L'idée de deuil, laquelle reste liée au destin du personnage syncrétique, est encore plus marquée dans Allah n'est pas obligé. En effet, pour Birahima, la perte des repères traditionnels (qui s’ajoute à la perte de sa mère) ouvre les portes du chaos et de l’errance. Chez Birahima, la fin tragique se traduit par l'absence d'avenir. Quel avenir peut espérer un enfant-soldat? Parler de Birahima, c'est évoquer la problématique des enfants de rue, des enfants-soldats, des orphelins, des bâtards, bref c'est aborder la fin imminente d'une société en mal de se pérenniser d'autant que l'enfant, dit-on, est le père de l'homme. Allah n'est pas obligé présente un univers social déchiré où la fin tragique du personne de Birahima doit s'appréhender comme une projection dans un futur proche. Mais ajoutons que pour l'heure le personnage reste endeuillé par la mort de sa mère, de celle de ses compagnons de lutte (des enfants-soldats tombés sur le champ de bataille) et celle de sa tante dont la recherche a été le motif central de ses pérégrinations. Au final, Birahima apparaît comme un personnage nihiliste et un libertaire qui refuse de respecter la tradition et les coutumes. Cependant il reste motivé par une volonté de tuer et de se détruire par la consommation des drogues. Sa liberté de ton lui permet un usage très personnel des ressources de la langue, notamment au niveau de la variété des registres et de la surenchère de proverbes et d’images, à travers lesquels il remet en cause la gérontocratie et affirme son identité de personnage tragique et mélancolique :
Un enfant poli écoute, ne garde pas la palabre... Il ne cause pas comme un oiseau gendarme dans les branches de figuier. Ça c’est pour les vieux aux barbes abondantes et blanches, c’est ce que dit le proverbe : le genou ne porte jamais le chapeau quand la tête est sur le cou. C’est ça les coutumes au village. Mais moi depuis longtemps je m’en fous des coutumes du village, entendu que j’ai été au Libéria, que j’ai tué beaucoup de gens avec kalachnikov (ou kalach) et me suis bien camé avec kanif et les autres drogues dures. [.] Et moi j'ai tué beaucoup d'innocents au Libéria et en Sierra Léone où j'ai fait la guerre tribale, [.] Je suis poursuivi par les gnamas, donc tout se gâte chez moi et en moi (Allah n'est pas obligé, pp.9-10).
Ainsi, Kourouma a choisi de marquer son œuvre d'une couleur sombre comme signe du deuil manifesté par la fin tragique des personnages comme Fama, Djigui, Koyaga et Birahima, des exemples auxquels nous nous sommes intéressés. En tant qu'écrivain nihiliste, à notre sens, cet auteur, lui-même, iconoclaste et anticonformiste de par ses choix scripturaires exprimant ruptures et renouvellement, demeure pessimiste quant à l'avenir des idéaux qu'il fait incarner par ses personnages. En effet, par la mort de Djigui Kéita et celle de Fama, nous voyons que le monde précolonial a disparu, le monde colonial et sa cohérence oppressive sont également renversés, mais aucun ordre satisfaisant ne semble vouloir émerger. Au contraire, ce sont les dictatures et le chaos des guerres civiles qui constituent le seul horizon. Il semble, au final, que la dimension extatique de l’écriture hybride de Kourouma autoriserait une interprétation optimiste du deuil et de la mort dans ses romans. Cet auteur serait-il, comme ses propres personnages, un homme portant le deuil des espoirs déçus, des rêves brisés ou des libertés arrachées? Parce que, comme l’ont remarqué un certain nombre de critiques, il y a en effet un contraste flagrant entre le contenu plutôt sombre et parfois nostalgique de ses romans et la langue, pleine d’audaces, d’hybridations téméraires et novatrices que nous avons découvert chez lui.
En même temps que l'écriture des fins tragiques participe de la problématique de du chaos et de l'Absence chez le personnage syncrétique, on remarque qu'une place importante est également donnée à la figure du bâtard et de l'orphelin.
1.2. Les figures du «bâtard» et de l'orphelin comme symboliques du personnage syncrétique
Avant d'aborder l'analyse de la figure du bâtard et de l'orphelin, soulignons que d’après Dominique Maingueneau, la paratopie d’identité familiale (enfants abandonnés, orphelins, bâtards) serait l’une des plus riches et des plus constantes de la littérature :
Les paratopies d’identité familiales ainsi réfléchies dans les œuvres jouent un rôle si important parce que l’activité littéraire implique par nature que le créateur masculin mette en cause la logique patrimoniale. L’artiste est en effet celui qui renonce à faire fructifier le patrimoine (le capital et la généalogie), à être le fils de son père, pour se consacrer aux mots. Sur lui pèse inévitablement la culpabilité d’avoir préféré la stérile production de simulacres à la transmission généalogique. Il prétend s’innocenter en se conférant une filiation d’un autre ordre, en devenant fils de ses œuvres. Sa légitimité, il entend ainsi la tirer non de son patronyme mais de son pseudonyme, de ce qu’il écrit, et non de son inscription dans le réseau patrimonial. De là le lien évident pour toute mythologie de la création entre la condition d’artiste et la bâtardise ou le meurtre du père.166
Par ce point de vue, il faut comprendre que la thématique de la bâtardise est consubstantielle au processus de création en littérature. Ainsi, il est évident que beaucoup d'écrivains produisant des œuvres, qui explorent de multiples paratopies, trouvent sûrement dans cette clarification de Dominique Maingueneau un socle solide pour les écritures hybrides.
Dans l'écriture hybride de Kourouma, le «bâtard » et l'orphelin sont présentés comme des personnages hybrides et syncrétiques, qui entretiennent entre eux un rapport de réciprocité, parce que les «bâtards » deviennent souvent des orphelins et les orphelins sont très probablement des «bâtards ».
Avant de poursuivre, nous trouvons utile, pour éviter toute confusion, de lever quelque équivoque concernant notre appréhension du terme de «bâtard». Si nous avons choisi de le mettre entre guillemets, c'est justement parce que ce terme renvoie à deux catégories distinctes mais qui ne sont pas sans lien. Au sens premier, il s’agit d’un enfant né hors mariage, mais par extension, et notamment pour un animal, il s’agit d’un être qui n’est pas de race pure. Compris comme tel et appliqué à l'homme, le terme est péjoratif. A ce titre il fait référence à l'illégitime, à un mélange subversif fondé sur l'opprobre, l'abject. Ainsi, tantôt ce sont des enfants illégitimes, ignorant parfois qui est leur père ou n’ayant guère de contact avec lui, tantôt ils vivent comme des « bâtards » en raison de leur situation qui les expose à plusieurs rencontres culturelles, où ils sont écartelés entre deux mondes, deux statuts sociaux, etc. Le «bâtard » pourra désigner plus spécifiquement un métis comme figure de l'impur et donc de l'illégitime. Mais, dans le cadre de notre travail, le « bâtard » désignera plus particulièrement un personnage déchu d'un quelconque piédestal et qui symbolise désormais l'errance. Nous n'oublions pas de préciser que ce thème fonctionne bien évidemment en rapport avec la thématique de l'Absence que vit le personnage syncrétique. Comment se traduit alors la thématique de la bâtardise dans les romans de Kourouma? Le syncrétisme ne s'apparente-t-il pas à une bâtardise religieuse?
Chez Kourouma, le thème de la bâtardise est essentiel, notamment dans Les soleils des indépendances, même s'il ne se situe pas exactement sur le plan « biologique ». Pour Fama, les indépendances incarnent vraiment l’ère de la bâtardise, celle où règnent désormais « fils d’esclaves » et « bâtards », donc d'illégitimes et d'usurpateurs. Toutefois, il faut remarquer que cette bâtardise est plutôt celle d’une époque, d’un avilissement général que celle des individus. Par contre, au-delà de la déliquescence de toute la société, c'est beaucoup plus la déchéance de Fama qui nous paraît plus symbolique et plus révélatrice de cette bâtardise.
En effet, déclassé et rétrogradé par les changements entraînés par les soleils des indépendances, Fama n’a aucune autre source d’approvisionnement excepté de travailler dans les obsèques tout comme tous les griots malinkés, les vieux Malinkés. Ainsi, il semble condamné à l'errance et surtout se condamne beaucoup plus en faisant la compagnie des gens sans nom ni honneur à défendre, donc des « bâtards ». L’absence ou la perte de tout honneur, on ne peut plus trop désirer, constitue la source principale du courroux de Fama contre ses pairs de race, les Malinkés. Il s’érige contre vent et marée pour reconstruire un passé lointain révolu par les soleils des indépendances qui ne cessent de briller et qui le plongent dans un état d'hallucination périlleux. Devenu alors un prince déchu et donc illégitime à l'heure de ces mêmes indépendances, le prince légitime des Doumbouya traduit la symbolique même de la bâtardise dans un monde nouveau qui ne veut plus de lui.
En conséquence, dans sa frustration, Fama cherche à se dissocier de ses frères de race, une tentative de s’arroger l’honneur et la royauté que lui confère sa naissance de prince Doumbouya. Aussi considère-t-il Bamba qui ose porter la main sur lui, comme « un fils de chien, vil de damnation, un damné abject, un bâtard. » (Les soleils des indépendances, p. 21).
Mais sa bâtardise, à lui, réside aussi dans son incapacité de pouvoir défendre de façon pérenne son honneur et son nom. Et comme tout bâtard, Fama finira par comprendre qu'il est comme un enfant impur, illégal et rejeté dans un monde qui semble ne plus être le sien et qui ne le reconnaît plus: « Fama voulait partir, parce qu'il savait que personne ne voulait plus de lui dans la capitale, que personne ne l'aimait. » (Les soleils des indépendances, p.184).
Figure emblématique de la bâtardise, Fama donne également une préfiguration de l'orphelin, marquée ici par l'image obsédante de l'Absence. Nous pensons que la figure de l'orphelin est marquée chez Fama par sa séparation d'avec son épouse, Salimata, laquelle incarne à la fois l'épouse et la mère. En se séparant de cette femme avec qui il a cherché vainement à se faire une descendance, Fama devient la parfaite illustration de l'image de l'orphelin.
Nous pouvons pousser la réflexion plus loin, concernant la figure de l'orphelin dans Les soleils des indépendances, en faisant observer que la perte même de son statut princier par Fama nous paraît être une perte du pouvoir qu'il a eu en héritage de ses ancêtres. Ces derniers représentent la figure du père, de l'autorité et du pouvoir. Alors, notre analyse ici veut démontrer que le renversement du trône des Doumbouya et la chute de Fama ainsi que la perte de son pouvoir, peuvent être perçus comme la mort du père, et partant rendant Fama orphelin. Ainsi, en plus d'incarner la bâtardise, Fama nous semble en même temps symboliser la figure de l'orphelin.
Ce raisonnement est également applicable, par ailleurs, au personnage de Djigui Keita dans Monnè, outrages et défis. En effet, chez ce personnage, l'image de l'orphelin est rendu à travers le mutisme des mânes des ancêtres devant les incommensurables sacrifices faits par Djigui en vue de repousser les envahisseurs blancs. Ce silence des ancêtres, figure du père, doit se lire comme l'expression d'une absence. Ainsi, malgré la confiance qu'il continue de leur faire en les implorant et en se remettant à eux par le truchement de nombreuses et régulières prières, le roi Djigui fait l'expérience de l'enfant abandonné, l'enfant dont le père décline toute responsabilité ou carrément celui dont le père est mort. Cette absence du père, également figure protectrice, va précipiter Djigui et son peuple (faisons remarquer ici que contrairement à Fama qui est à lui seul l'incarnation de la figure de l'orphelin, Djigui et tout Soba en sont la manifestation) dans la bâtardise.
Après la défaite de son armée contre les colonisateurs blancs, Djigui a perdu d'abord partiellement son pouvoir, partiellement parce qu'il est resté de toutes les façons le roi de Soba sous la juridiction des Français. Mais, il devra subir les humiliations, les mépris, toutes sortes d'outrages dans sa cogestion du pays avec le pouvoir colonial. De même que Fama, qui est condamné à collaborer avec les bâtards, les hyènes et les vautours, en d'autres termes des gens sans valeur, Djigui est obligé de coopérer avec le pouvoir colonial qu'il considère comme des gens infidèles, des incroyants, des impurs. Par cette alliance même, il est désormais lié à ces mêmes personnes qu'il rejette et reste écartelé entre deux mondes perdus, au Bolloda (palais royal de Soba) où son pouvoir est complètement fragilisé, et au Kébir (le quartier habité par les Blancs) où il n' a et ne peut espérer aucun pouvoir. Ainsi, la bâtardise de Djigui va l'entrainer entre ces deux espaces de pouvoir perdu, tout le reste de sa vie durant, jusqu'à sa propre perte. Nous pouvons, à cet effet, remarquer que, vers la fin de sa vie, le roi Djigui sombre irrémédiablement dans une situation d'illégitimité, évincé par son propre fils Béma, situation où toute nouvelle tentative de reprendre le pouvoir pouvait l'éloigner davantage de ce fils usurpateur.
De même que Fama choisit finalement de rejoindre Togobala, parce qu'ayant compris qu'en situation d'illégitimité, de bâtardise dans un temps qui semble ne plus être le sien, où les humiliations et les mépris sont devenus insoutenables, nous voyons que Djigui décide de retourner à Toukoro, le village originel de la dynastie des Kéita.
Ce choix ultime et fatal, que font les personnages-bâtards kouroumiens (Fama est mort au cours de son voyage; Djigui de même), peut être perçu comme l'expression de leur volonté manifeste de quitter un univers devenu inhospitalier pour eux et où plus rien ne leur appartient. Survient alors chez eux l'envie inextinguible de disparaître, de s'effacer ou de partir tout simplement. Voilà qui traduit un comportement nihiliste que Kourouma fait dévoiler par Fama et Djigui. Ainsi, nous pouvons constater que, de l'absence remarquée autour d'eux-mêmes, qu'il s'agisse de celle du pouvoir et de celle de la figure du père (surtout chez Djigui et Fama), les personnages-bâtards kouroumiens en arrivent à vivre leur propre absence à travers leur fin tragique.
En analysant la thématique de l'Absence chez Kourouma, nous sommes finalement arrivé à la conclusion qu'il est presqu'impossible de parler distinctement de la figure du «bâtard» et de celle de l'orphelin. Ces deux termes renvoient bien entendu aux figures du personnage syncrétique. Rappelons que c'est bien parce que ces deux types de personnage (bâtard et orphelin) vivent des conditions et des histoires similaires. Mais, beaucoup plus encore parce que l'un entraîne forcément l'autre. Cette réalité est soulignée d'ailleurs par Gérard Bouchard167 qui estime que la figure de l’orphelin préfigure forcément celle du «bâtard».
En outre, nous observons que dans ses romans En attendant le vote des bêtes sauvages et Allah n'est pas obligé, Kourouma fait de la figure de l'orphelin un personnage qui s'assume en tant que tel, et qui prend son destin en mains pour que le vide créé autour de lui par l'absence du père ou de la mère soit comblé d'une manière ou d'une autre. Effet, nous notons que les personnages de Koyaga et de Birahima sont tous les deux des orphelins au sens propre du terme. Cependant, il faut indiquer que le premier l'est de père tandis que le second l'est de mère. Ajoutons qu'en ce qui concerne Birahima, en plus de la mort de sa mère, Kourouma n'a mentionné que d'un trait en filigrane la présence de son père. Autrement dit, on en déduit qu'il est question d'un père incapable et qui marque de part son incapacité toute son absence aux côtés de son enfant.
Alors, si Birahima est de fait un orphelin de père et de mère, si nous considérons évidemment le désengagement probable du père comme l'expression d'une absence prolongée, Koyaga, par contre, a le soutien de sa mère et du sorcier Bokano, qui lui assurent une indéfectible protection. Cette protection et ce soutien, Birahima, de son côté, va les rechercher auprès de sa tante, Mahan, qui apparaît comme l' alter ego de la mère, mais qu'il ne reverra plus jamais si ce n'est sa tombe qui lui sera finalement montrée. Certes, il aura la protection de son cousin Yacouba, le marabout grigriman, avec qui il va connaître des temps fous d'errance dans des foyers de guerres tribales, en tant qu'enfant-soldat. Il est clair que l'orphelin vit la terrible absence de la famille, et pour le cas de Birahima, c'est facile de devenir enfant-soldat. Il l'affirme d'ailleurs en ces termes: « Et quand on n’a plus personne sur terre, ni père ni mère ni frère ni sœur, et qu’on est petit, un petit mignon dans un pays foutu et barbare où tout le monde s’égorge, que fait-on ? Bien sûr on devient un enfant soldat. » (Allah n'est pas obligé, p. 94).
Mais devenu enfant-soldat après avoir été enfant de rue, Birahima s'assume en tant que tel. Loin de s'enfermer dans la résignation pour subir son sort, nous remarquons qu'il va au bout de ses rêves, quels qu'ils soient. Sentant la menace autour de lieu, à tout-bout-de-champ, il devient aussi menaçant, capable de tuer pour survivre.
Quant à Koyaga, il démontre le même comportement de quelqu'un qui assume pleinement son destin. Il n'hésitera pas non plus à tuer pour instaurer son pouvoir politique, aidé par sa mère et par le marabout Bokano. Si lui même ne semble pas tellement symboliser la figure de la bâtardise, Koyaga a fait de nombreux enfants bâtards avec au moins une femme des quarante-trois ethnies de la République du Golfe. Ces enfants bâtards, illégitimes sont toujours récupérés par la mère de Koyaga et envoyés à l'Ecole des enfants de troupe de la Présidence (En attendant le vote des bêtes sauvages, pp.300-302).
Nous retrouvons donc chez ces deux personnages cette volonté de résister à l'effacement, contrairement à Fama et Djigui qui l'ont précipité chez eux. Cette attitude de résister à la fin, à sa propre fin, nous semble un pseudo-espoir d'autant que le monde dans lequel vivent ces personnages (Koyaga et Birahima) semble ne leur garantir aucun avenir certain. Aussi pouvons-nous constater que le règne dictatorial de Koyaga est sous le coup de l'ébranlement, à la suite de la perte des objets symboliques (le Coran sacré et l'aérolithe) représentant le pouvoir de sa mère et de celui du marabout Bokano; quant à Birahima, il est sorti survivant des guerres tribales, mais a-t-il un avenir radieux qui lui est réservé? Un ancien enfant-soldat peut-il redevenir un enfant « normal »?
Ainsi, bâtards et orphelins partagent bien des points communs au point que leurs destins parfois se confondent dans les romans de Kourouma. Seule nuance peut-être : les orphelins, ne disposant d’aucun repère (le cas plus précisément de Birahima), seraient encore plus vulnérables, plus démunis que les bâtards. Être orphelin apparaît souvent la condition nécessaire impliquant la bâtardise (les cas Fama et Djigui). Les personnages - bâtards ou non qui ne le sont pas, vivent d’ailleurs souvent des situations particulièrement dramatiques, c'est la douloureuse expérience d'une Absence, d'un vide qui peut se transformer en gouffre dans lequel ils peuvent s'enliser. Ce vide traduit chez ces personnages une tendance nihiliste qui les inscrit dans un pessimisme total où l'avenir n'augure rien de bon.
Cette idée d'avenir incertain ou carrément impossible fonde aussi la thématique de l'Absence chez Kourouma. Nous la retrouvons sous l'aspect de la stérilité.
1.3. La stérilité ou la problématique d'un avenir absent chez le personnage syncrétique
L’importance du motif de la stérilité dans les romans Kourouma montre que l’avenir n’est pas facile à envisager pour les personnage syncrétiques. Quelle postérité pour ceux dont la généalogie n’est pas assurée ? En s’interrogeant de la sorte, nous sommes amené à nous rappeler qu’il est d’autres transmissions que celles du sang. Ainsi, nous avons identifié chez Kourouma deux aspects de la thématique de stérilité: celle physique et celle psychique. Nous définissons la stérilité physique comme l'incapacité d'ensemencer une femme pour en avoir une descendance. Quant à la stérilité psychique, nous la considérons comme l'incapacité de produire des idées ou mieux une idéologie progressiste au profit de ses semblables, de sa communauté ou de son peuple.
Au regard de cette conception de la stérilité, le cas Fama est très révélateur dans Les soleils des indépendances. En effet, par la stérilité physique de ce personnage, Kourouma semble dénoncer l'improductivité des nouveaux leaders politiques africains après les indépendances. En effet, dans ce roman, le narrateur s’acharne à démontrer au lecteur que le personnage de Fama traîne une tare physique qui l’empêche de procréer. Il est « le stérile, le cassé, l’impuissant » (Les soleils des indépendances, p. 30). A l’instar des autres personnages de l’œuvre, Fama patauge dans la médiocrité qui semble marquer la période des indépendances. Notons que le couple Fama-Salimata n’arrive pas à engendrer malgré plusieurs années de vie commune. Mais nous pensons qu'il faudrait saisir derrière cette stérilité physique une volonté de Kourouma de traduire l'image obsédante d'un impossible avenir pour les peuples africains au lendemain des indépendances. La déception, l’amertume, la haine des indépendances se conjuguent dans une vision que Fama a de ces nouvelles nations infertiles dans le domaine de tout progrès. Ce handicap de la stérilité se cristallise à travers l'image d'un avenir hypothéqué. L’Afrique souffre de ses dirigeants qui semblent incapables de tracer une ligne de mire qui propulse l’essor du continent.
Dans Monnè, outrages et défis, la stérilité de Djigui est psychique et peut être rattachée à ses multiples échecs et finalement à son incapacité à laisser à sa postérité ainsi qu'à son peuple un héritage, une certaine idéologie qui leur garantisse la liberté, le progrès bref le développement. Il symbolise de ce fait l'échec idéologique et intellectuel de l'Afrique précoloniale. A la vérité, les choix de Djigui d'offrir des sacrifices aux mânes des ancêtres en vue de repousser les envahisseurs doivent être considérés comme des idéologies stériles et obsolètes d'autant qu'ils ont plutôt poussé le peuple et lui-même à des échecs cuisants devant la technique et la science des colonisateurs.
Quant à Koyaga, dans En attendant le vote des bêtes sauvages, malgré le fait qu'il montre une grande fécondité physique (sa maman organise des cérémonies de sortie d'enfants et s'occupe des femmes du dictateur), il souffre, de même que tous les autres dictateurs d'ailleurs, d'une grave stérilité psychique qui se traduit par son incapacité à élaborer un véritable programme de société pour sortir son pays de la misère.
La stérilité, quelle soit psychique ou physique, traduit une incapacité à engendrer un avenir radieux. C'est donc l'expression d'une absence, une vision chaotique non seulement du présent mais encore du futur.
Au total, nous pouvons conclure ce point en disant que l'écriture hybridée de Kourouma traduit en fait un monde chaotique en pleine déliquescence qui reste marqué par la thématique de la disparition, de l'effacement et donc de l'Absence. C'est donc dire que les personnages kouroumiens, en situation syncrétique, adopte un comportement nihiliste que reflète cette forme d'écriture choisie par cet écrivain. L'idée de l'Absence participe de la construction de cette écriture hybridée, anarchique à l'image même de la société qu'elle représente, et reste marquée par des aspects comme le deuil ou les fins tragiques, la figure du bâtard et de l'orphelin, et la problématique de la stérilité. Nous avons pu aborder ces différents aspects dans une perspective nihiliste dont l'écriture hybridée de Kourouma est, à bien des égards, l'expression.
Par ailleurs, en dehors de l'écriture de l'Absence ou de la représentation d'un monde en décadence, l'écriture des incertitudes est aussi une des thématiques qui participent de l'écriture nihiliste chez Kourouma.
II. LES INCERTITUDES DES PERSONNAGES SYNCRÉTIQUES
L'écriture hybridée de Kourouma, disons-nous, peut être interprétée comme l'expression d'un nihiliste scripturaire qui se traduit également par la perte des repères, vécue par les personnages syncrétiques, les espaces aux contours flous et imprécis, et l'inscription du non- sens. En fait, si le nihilisme fait référence à un monde décousu et chaotique, les personnages syncrétiques évoluent dans un monde d'incertitudes dont l'écriture hybridée de Kourouma est une image parfaite. Même le rapport de ces personnages au temps semble marqué par le trouble et l'écriture hybridée se caractérise chez Kourouma par une chronologie bouleversée et un espace instable. Dans un monde où rien ne semble assuré, les contradictions se multiplient sans toujours pouvoir se résoudre. La vision du monde est marquée par les fissures, l’éclatement et les fragments. L’incertitude ontologique apparaît alors comme l’une des caractéristiques des personnages syncrétiques. Vivant le manque d'assurance dans leurs religions premières, les personnages syncrétiques vivent la perte des repères temporels, évoluent dans des espaces fragmentés et s'enlisent dans l'absurde.
2.1. La perte des repères temporels par les personnages syncrétiques
L'écriture hybridée est une écriture des incertitudes des personnages syncrétiques. Dans ce monde incertain, le temps paraît une donnée évanescente, fluctuante et insaisissable; il semble brouiller toute direction possible. Aussi, les personnages kouroumiens, pour la plupart syncrétiques, sont-ils condamnés à évoluer dans des univers aux chronologies troublées et fondamentalement perturbées.
En fait, il faut remarquer que dans chaque religion, il existe une façon typique de concevoir le temps. Ainsi, le temps n'est pas saisi de la même manière par le musulman, par le chrétien ou encore par le pratiquant des religions traditionnelles africaines. Raison pour laquelle les personnages syncrétiques vivent profondément la fuite du temps comme un drame ontologique. Ils ont conscience d'un temps qui leur échappe inéluctablement et ne font que le subir.
La fuite du temps est ici également l'expression d'une absence, l'absence de temps, et peut être aussi saisie sous l'angle d'une approche culturelle. Edward T. Hall fait comprendre à cet effet que, chaque culture développe des rapports au temps différents et l’étude de ces rapports permet de pénétrer une dimension cachée de la culture. Il écrit que: « Le temps peut être considéré comme une métaphore d’une culture dans son ensemble ».168 Lorsque nous considérons cette conception culturelle de la temporalité, nous reconnaissons sans grande difficulté les tensions et les contradictions entre des systèmes temporels dans les romans de Kourouma.
Ainsi dans Monnè, outrages et défis, nous sommes en présence de la confrontation entre deux systèmes temporels, celui des peuples de Soba et celui des colonisateurs blancs. En effet, Djigui est censé avoir cent vingt-cinq ans. L’interprète Soumaré explique au commandant blanc :
— Les Nègres de Soba ne savent pas compter leur âge [...] Ils pratiquent une culture itinérante et décomptent le nombre d’exploitations mises en jachères depuis la naissance de l’individu. Ce nombre est multiplié par cinq ; le champ étant supposé être cultivé pendant cinq ans, alors qu’il arrive que les lougan soient délaissés après quatre et même trois ans quand la sécheresse sévit. Le toubib interrogé lapidairement répondit : — Les Nègres sont des menteurs. Djigui a au plus soixante-quinze ans, ce qui pour un indigène n’est pas rien (Monnè, outrages et défis, p.98).
Remarquons que deux conceptions semblent s’affronter ici, celle d’un temps affectif, lié à un vécu individuel et marqué par les religions traditionnelles africaines et, celle d’un temps objectif, mesurable (celui des horloges et des calendriers) introduit par la colonisation et marqué par le christianisme. En effet, dans l'entendement du commandant, la différence culturelle est niée, il n’y a pas de systèmes différents, seulement la vérité (le temps occidental) et le mensonge (le temps à Soba).
Il faut souligner que dans l'imaginaire des peuples de Soba, l’âge n’est pas lié à un temps neutre, il est au contraire chargé de signification. En effet, cent vingt-cinq n’est pas un chiffre obtenu par un calcul mathématique « objectif », mais un chiffre symbolique : « Dire à Soba d’un vieillard qu’il a plus de cent vingt-cinq ans, c’est lui jeter un mauvais sort. Aussi la politesse et les menaces des sicaires nous apprirent à répéter année après année, que Djigui s’approchait des cent vingt-cinq ans. » (Monnè, outrages et défis, p.98).
De cette confrontation des données temporelles, il faut comprendre que Kourouma choisit de mettre en exergue un rôle fort symbolique que traduit le dérèglement des repères temporels. Nous pouvons encore mieux appréhender cette perturbation du temps selon la conception traditionnelle, un temps cosmologique, de l'Africain en l'opposant aux données du temps chronométré introduit désormais par la civilisation occidentale. Ainsi, selon qu'on se situe du côté des colonisateurs ou du côté des populations de Soba, le temps n'a ni le même sens ni la même durée. C'est bien ce qui peut expliquer le flou qui s'est instauré autour de l'âge de Djigui. Si, par ailleurs, on sait que le temps n'a pas la valeur pour le chrétien et pour le musulman, on peut comprendre que le personnage syncrétique ne sache plus exactement à quel temps se référer.
A l'exemple de Monnè, outrage et défis, il existe également une grande imprécision sur l'âge de Birahima dans Allah n'est pas obligé. Ce dernier raconte: « Suis dix ou douze ans (il y a deux ans grand-mère disait huit et maman dix) » (Allah n'est pas obligé, p.8). On note ici que le temps semble avoir un rapport avec la perte de la mémoire. Aussi l'imprécision est-elle évidemment, à plus d'un titre, l'expression d'une confusion mémorielle qui traduit pour sa part une confusion temporelle. On peut se demander comment une mère et une grand-mère peuvent aussi facilement, et ce de si tôt, se tromper sur l'âge d'un enfant serait né il y a juste dix ou douze ans. Cela est la preuve que le temps est perçu comme une donnée perdue d'avance et sur laquelle le personnage syncrétique n' a aucune emprise. Il faut par ailleurs déduire que le flou autour de l'âge de Birahima laisse entrevoir sans difficulté toutes les instabilités dans la vie de ce personnage qui sera condamné à l'errance dans un temps où il affirme ne plus rien comprendre du tout: « Moi alors j'ai commencé à ne rien comprendre à ce foutu univers. A ne rien piger à ce bordel de monde. Rien saisir de cette saloperie de société humaine. » (Allah n'est pas obligé, p.122).
Si le temps est présenté comme une donnée qui échappe à l'emprise des personnages kouroumiens, un temps qui semble se dissoudre dans le vague et le flou, créant ainsi la confusion, dans Monnè, outrages et défis ou dans Allah n'est pas obligé, il paraît presque énigmatique dans Les soleils des indépendances. Dans ce roman, un exemple nous paraît assez illustratif concernant la fixation de la date des funérailles du cousin Lacina. Le narrateur semble incapable de donner avec précision cette date: « Déjà cinq soleils de tombés, de parcourus. Il en restait dix-huit à voir se lever avant qu'arrive la date des funérailles du quarantième jour du cousin Lacina. » (Les soleils des indépendances, p.120). Nous observons que, pris sous cette forme énigmatique, le temps devient plus insaisissable et paraît inintelligible. Ainsi, il peut se concevoir comme une perte, l'émanation d'une absence.
Exprimé en termes d'absence, le temps apparaît dans En attendant le vote des bêtes sauvages comme un manque tragique. En effet, Koyaga, dont le pouvoir politique est garanti par un Coran sacré et un aérolithe (l'alliance de ces deux objets symbolise le syncrétisme au niveau de ce personnage) vient de les perdre; mais il sait que pour les retrouver, il lui faut se faire dire son donsomana, son récit purificatoire par un sora et son cordoua. Soulignons que la perte de ces objets de pouvoir et surtout la situation politique délétère qui a pris place dans la république du Golfe précipitent Koyaga dans une course contre la montre où il semble vivre le tragique de l'absence de temps. Il convoque précipitamment la réunion des maîtres chasseurs dans sa résidence pour se faire dire son récit cathartique. Mais il est important d'indiquer que, entre le donsomana et la fin probable de son règne, Koyaga pâtit du manque de temps, et semble donc déboussolé, désorienté.
Comme nous pouvons le constater, au regard de ces illustrations, la thématique de la perte des repères temporels marque de façon indélébile les personnages syncrétiques dans les romans de Kourouma. La perte ou l'absence du temps nous semble être une des caractéristiques des incertitudes de ces personnages que nous retrouvons chez cet auteur.
Beaucoup plus particulièrement, nous avons observé un point commun du traitement du temps dans tous les quatre romans de Kourouma. Il s'agit du temps cyclique qui nous paraît symboliser le comportement syncrétique des personnages kouroumiens, reflétant leur incessant aller-retour d'un espace religieux à un autre. Ce temps confine les personnages comme des prisonniers dans l'univers du récit. Il concilie la fin et le début, où la fin est le début et le début devient la fin. En effet, dans chacun des romans, on se rend compte que les incipits ne sont que le retour des clausules, et vice versa. Par exemple, dans Les soleils des indépendances, on remarque que le récit s'ouvre sur un deuil (la mort d'Ibrahima Koné) et se referme sur un deuil (La mort de Fama).
De même, dans En attendant le vote des bêtes sauvages, on observe que le début du récit est en fait la reprise de la fin (Le récit du début ou de la fin reste marqué par la rencontre des maîtres chasseurs à la résidence de Koyaga pour lui dire son donsomana).
Allah n'est pas obligé n'échappe pas à cette inscription du temps cyclique. Dans ce roman, le récit qui commence à la fin est le début du récit qui ouvre le roman même. Ainsi le temps coule et demeure, il exprime à la fois la fin et le commencement.
Dans Monnè, outrages et défis, l'expression du temps cyclique n'est pas explicite comme dans les autres romans. Elle est symbolique. Ouvert sur le récit des sacrifices, incarnation à la fois de la sauvagerie et de la primarité des Nègres, le roman se referme sur presque la même note sombre caractéristique d'une société ternie par la barbarie et la même primarité.
Si le temps parait être voué au basculement et à l'instabilité, fonctionnant comme un enfermement du personnage kouroumien, l'espace s'offre, quant à lui, comme un univers fragmenté et indéfinissable traduisant la conscience déchirée des personnages syncrétiques.
2.2. Les personnages syncrétiques dans des espaces aux contours flous
Evoluant dans un temps qui leur échappe à tout bout de champ, parce que instable et insaisissable, les personnages kouroumiens semblent aussi éprouver des difficultés à se situer dans un espace qui paraît se soustraire de dessous leurs pieds. Il est probablement question d'une désorientation marquée par des errements géographiques des personnages. Il faut aussi noter que la conséquence de cette désorientation est souvent démontrée par cette incapacité dont témoignent les personnages kouroumiens quand il s'agit de se situer ou de situer dans cet espace mouvant. Déjà, les contours de leurs espaces religieux sont flous et poreux; ce qui leur permet d'aller vers d'autres pratiques religieuses en adoptant un comportement syncrétique. En effet, vivant ce syncrétisme religieux, les personnages kouroumiens éprouvent des difficultés à s'identifier à un espace spécifique donné.
Parlons tout d'abord de l'auto-situation des personnages dans leurs univers. Disons d'entrée de jeu qu'il s'agit plus spécifiquement de personnages désorientés et condamnés à l'errance, parce que ne pouvant se situer eux-mêmes, tant leurs univers semblent ne plus exister pour les contenir. On peut noter le cas de Birahima qui reste une des grandes figures de l'errance chez Kourouma.
En effet, Birahima dans Allah n’est pas obligé, parce qu’il ne bénéficie plus d’une protection familiale, est livré à lui-même dans le chaos des pays embrasés par la guerre civile. Désorienté, sans perspective autre que celle de survivre, il est condamné à l’errance, ne pouvant se situer plus exactement dans ces espaces déchirés et fragmentés par la violence.
Parlant toujours de la désorientation des personnages syncrétiques, nous pouvons convoquer l'exemple des errements de Maclédio dans En attendant le vote des bêtes. Ministre de l'Orientation dans la république du Golfe, ce personnage est, à la vérité, un symbole des instabilités du mobilisme aberrant chez Kourouma. Poussé par sa conviction de trouver son homme de destin, celui qui saura lui montrer la voie à suivre, il vit en opportuniste, attachant sa vie successivement aux personnages les plus divers espérant vainement une situation stable. Malheureusement, il se compromet régulièrement avec les personnages les plus vils, changeant de camp dès qu’il estime que celui qu’il sert n’est pas le plus digne d’être admiré. Il est par ailleurs le dépositaire d’un savoir occidental perverti et approximatif. En effet, s’il a étudié avec succès à l’Ecole primaire supérieure de la colonie, et a, en France, préparé un mémoire sur la civilisation paléonégritique, il faut signaler qu'il a échoué quatre fois au baccalauréat et n’a jamais terminé sa thèse. C'est donc par ironie que Kourouma fait de lui le ministre de l'Orientation de Koyaga, parce qu'il incarne en fait l'incapacité de donner une direction. C'est pourquoi en confiant l'Orientation du pays à Maclédio, Kourouma donne la préfiguration de la désorientation de toute la république du Golfe.
En ce qui concerne l'incapacité des personnages à situer dans l'espace, nous pouvons mentionner comme exemple la situation du camp sans nom dans Les soleils des indépendances. En effet, le narrateur est incapable de pouvoir situer géographiquement cette prison où Fama été conduit à la suite de son arrestation:
Une nuit, on le tira des caves avec d'autres codétenus, on les poussa dans des camions; au petit matin ils arrivèrent aux grilles d'un camp où ils furent internés. Comment ce camp? Il ne possédait pas de nom, puisque les geôliers eux-mêmes ne le savaient pas. (Les soleils des indépendances, pp.158-159).
Comment situer un camp dont on ne connait le nom? Déduisons que l'anonymat de ce camp est un signe de brouillage de l'espace, une technique qui nous semble propre à Kourouma.
Ainsi, dans En attendant le vote des bêtes sauvages, les différentes Républiques mentionnées sont difficilement situables avec des contours véritablement évanescents. Citons par exemple la république du Golfe, la république des Monts, ou encore la république des Ebènes. Par l'emploi de ces métaphores, Kourouma tente de brouiller toute possibilité de dépistage de ces lieux-pays.
Enfin, retenons que dans les romans de Kourouma, le personnage syncrétique vit l'instabilité de l'espace marquée par la désorientation, l'errance et, éprouve la difficulté à se situer et à situer dans cet espace. Cet état instable de l'espace et surtout cette incapacité des personnages à s'orienter, sont des aspects qui révèlent une certaine perte de certitude, due à leur comportement syncrétique et fondent, de surcroît, une absence totale de sens.
2.3. Le personnage syncrétique face à l'absurde
L'absurde peut être perçu comme une absence de sens. Il est un motif qui participe de l'écriture des incertitudes du personnage syncrétique chez Kourouma. L'absurde naît du bouleversement du sens, ou des contradictions dont il semble impossible de tirer une quelconque logique. Il est donc question de l'éclatement des sens dont les personnages ne peuvent accéder qu'à des fragments composites et incompréhensibles de la réalité.
C'est précisément la cas de Birahima dans Allah n'est pas obligé. En effet, ce personnage syncrétique, pris dans le malstrom de la guerre civile, se trouve au bout de la déraison et vit l'expérience terrible de l'absurde au point qu'il finit par s'écrier: « Moi alors j'ai commencé à ne rien comprendre à ce foutu univers. A ne rien piger à ce bordel de monde. Rien saisir de cette saloperie de société humaine. » (Allah n'est pas obligé, p.122).
De même pour Fama, les indépendances sont une absurdité. Il n'y comprend absolument rien et n'y voit rien d'autre que la bâtardise des usurpateurs. L'absurde réside, pour lui, encore plus dans le fait que ces fameuses indépendances lui ont tout ravi pour ne lui retourner qu'une carte d'identité. Malgré les nombreuses prières et sacrifices syncrétiques, Fama a tout perdu. De plus, si l'absurde se nourrit de la contradiction, nous comprenons alors pourquoi Fama refuse de reconnaître les nouvelles frontières qui sont imposées à son peuple, de la même manière que le personnage syncrétique n'admet pas de frontière entre sa propre religion et les religions étrangères. Arrivé devant la frontière fermée jusqu'à nouvel ordre, Fama ne peut comprendre cela et ne peut même le supporter. Il choisit alors de passer outre: « Un doumbouya, un vrai , père Doumbouya, mère Doumbouya, avait-il besoin de l'autorisation de tous les bâtards de fils de chiens et d'esclaves pour aller à Togobala? Evidemment non. » (Les soleils des indépendances, p.190).
Ainsi, relevant véritablement des contradictions, l'absurde apparaît sous la forme du désenchantement ou du désillusionnement vécu par le personnage syncrétiques. Voilà qui justifie, par exemple, l'absurde chez le roi Djigui à qui la colonisation a aussi tout arraché et n'a retourné que mépris, humiliations et monnè. Comme illusion, le train promis par les
Français à Soba n'arrivera jamais. En fait, il est utile de souligner que le comportement syncrétique des personnages kouroumiens explique leurs prédispositions à espérer que le salut vienne de ce qui arrive de l'étranger.
Autre aspect de l'absurde, il s'agit de la fragmentation du corps. En effet, le dépeçage de certains personnages relève du non-sens. Or, en situation syncrétique, le personnage kouroumien vit la désorientation qui l'entraîne dans la pratique de la violence inouïe. Nous savons que cet aspect prend des développements encore plus importants chez Kourouma, surtout dans En attendant le vote des bêtes sauvages et Allah n’est pas obligé.
Dans ce dernier roman, Kourouma évoque ainsi les amputations du bras ordonnées par Foday Sankoh, un personnage qui ne connaît pas de limite dans ses actes, afin de réduire le nombre d’électeurs, la mise à mort abominable de Samuel Doe, mais aussi les travailleurs pris en otage et mystérieusement « sauvés » par Johnson, avant d’être rendus « incomplets » au président :
Ils étaient nus, mais n’étaient pas complets : il leur manquait les mains et les oreilles ; on les avait amputés des mains et des oreilles. Il y avait aussi un manœuvre : il était aussi incomplet. On l’avait amputé de tout son corps, il n’y avait que la tête du manœuvre placée au bout d’une perche qui restait ; tout le corps manquait (Allah n'est pas obligé, p.168).
A l’image du Libéria et de la Sierra Leone, les hommes sont écartelés, déchirés, massacrés avec une cruauté paroxystique qui exprime bien le degré de déshumanisation. Il semble par ailleurs que tuer ses ennemis soit souvent insuffisant et que leur mutilation soit une façon plus forte de marquer le fait qu’ils ne sont plus des hommes (les séries d'émasculations orchestrées par Koyaga par exemple). Dans des pays où domine le chaos, où l’Etat n’existe plus - avec ses structures et ses repères servant de garde-fou - les hommes deviennent incontrôlables et l’intégrité des corps devient elle aussi menacée. Les corps morcelés répondent à la désagrégation du corps social, de la désorientation religieuse et fonctionnent souvent comme de véritables représentations de la nation. Cette situation est véritablement perçue comme l'expression de l'absurde.
Un tel monde marqué par autant de non-sens frôle forcément la folie. Et puis, nous ne saurions finir de parler de l'absurde sans évoquer ce motif important chez le personnage kouroumien. D'ailleurs Pius Ngandu Nkashama explique:
Il y a donc des fous dans le roman africain actuel, beaucoup de fous : ceux qui ont des conduites ‘anormales’ et qui refusent la société qu’on leur impose. Cette inadéquation avec les normes et les valeurs de la société, ne pouvant aboutir ni à l’évasion ni à la rébellion, amène finalement la folie. Cette société africaine déséquilibrée, contradictoire, qui met l’accent sur la réalisation de fins mal définies et mal assumées sans assurer cependant à ses représentants des différentes couches sociales des chances de les atteindre par des moyens légitimes encourage les cas d’anomie.169
Ainsi qu'il s'agisse de Allah n’est pas obligé ou des Soleils des indépendances, la folie est liée au meurtre et au sadisme des seigneurs de guerre, eux-mêmes, sans repères religieux. En effet, Prince Johnson, l’un des seigneurs les plus identifiables du roman (la situation au Libéria et en Sierra Leone est elle-même une situation folle qui semble avoir poussé tout le monde dans le camp de la déraison), est présenté comme quelqu’un qui a eu une révélation, c’est un « illuminé », un « visionnaire ». Ecartelé entre le catholicisme et le fétichisme, le personnage de Prince Johnson a aussi des féticheurs musulmans à son service. Pris dans une telle situation de syncrétisme, la perte de la raison peut facilement s'installer chez le personnage même si Birahima explique que par rapport aux autres « bandits de grand chemin », Johnson a « des principes d’honnête et désintéressé combattant de la liberté » (Allah n'est pas obligé, pp.138-139).
Quant à Fama dans Les soleils des indépendances, nous pouvons penser qu'il semble devenir fou vers la fin de sa vie. En effet, déjà en prison, il donne des signes de déséquilibre mental. À sa sortie, refusant toujours d’accepter le monde dans lequel il vit, il tient absolument à retourner à Togobala, bien que Bakary l’ait prévenu qu’il n’y avait pas d’avenir là-bas. Obstiné et en face de la frontière, il tente de forcer le passage et se fait blesser mortellement par un caïman sacré. Ainsi, nous pensons que la folie de Fama réside dans son incapacité d'assumer le monde présent et son obsession de la gloire du passé. C'est dire que le personnage syncrétique, en fin de compte, est une personne qui perd espoir et tombe dans la déraison.
C'est ce même type de folie que nous retrouvons également chez Djigui Kéita dans Monnè, outrages et défis. Il choisit de se suicider vers la fin de sa vie, vivant très mal la perte de son autorité et le déshonneur. Lorsque nous considérons l'envie de se suicider comme la voie de la résignation à cause de l'incapacité psychologique à assumer une situation donnée, nous pouvons alors justifier que Djigui a frôlé la folie avant de mourir.
En somme, l'écriture de l'absurde est marquée chez Kourouma par l'incapacité des personnages syncrétiques à comprendre leur monde, leur propension à la violence et à la folie. Cette thématique de l'absurde participe effectivement de l'élaboration de l'écriture des incertitudes des personnages syncrétiques chez cet auteur.
Selon notre analyse, l'écriture des incertitudes se fonde sur trois motifs notamment la perte de repères temporels, l'inscription des espaces aux contours flous et fragmentés et le représentation de l'absurde. Cette écriture des incertitudes trouve sa pertinence par son incarnation des incertitudes postcoloniales marquées par la déroute des personnages syncrétiques. Cette forme d'écriture reste symbolique d'une société africaine en pleine putréfaction où les bouleversements restent très marquants et révèlent un certain aspect d'une vision nihiliste de toute l'écriture hybridée de Kourouma.
En définitive, nous pouvons retenir que les romans de Kourouma, comme beaucoup d'autres d'ailleurs, ont des liens étroits avec la réalité, avec le monde qui entoure leur auteur. De ce fait, nous nous sommes demandé comment il faut interpréter l'hybridité scripturaire en lien avec le comportement syncrétique des personnages chez cet auteur. Nous avons donc voulu démontrer que cette écriture hybridée préfigure un nihilisme scripturaire qui est symptomatique de l'hybridité religieuse des personnages kouroumiens. Le nihilisme, pris en dehors des débats philosophiques confus, fait référence à la thématique de l'Absence vécue par le personnage syncrétique, à une vision d'un monde décadent et à la thématique des incertitudes. Ainsi, l'écriture hybridée adoptée par Kourouma, loin d'être fortuite, est symbolique d'une société en plein effondrement dont les membres, traversant une crise religieuse, sont en proie à la désorientation. Il s'agit donc de personnages écartelés dans des univers déchirés où le pessimisme s'installe et où le Mal semble omniprésent. L'écriture de Kourouma est-il une écriture nihiliste? Nous répondons donc oui. Ce nihilisme scripturaire est alors celui même que semble développer Kourouma lui-même par rapport au lendemain des indépendances africaines, où les personnages font l'expérience de nouvelles civilisations ainsi que de nouvelles religions qu'ils associent dans la pratique de leur foi. Le comportement syncrétique des personnages kouroumiens d'entrevoir chez ces derniers une crise des identités religieuses qui se reflètent dans la représentation d'un monde aussi fragmenté et déchiré comme celui d'après les indépendances. En clair, le syncrétisme marque l'absence de soi, la perte des repères et le non-sens. C'est enfin la perte de sa propre religion. Mais alors, quelle religion pour l'Africain d'après les indépendances? Kourouma est-il en train de poser un regard critique sur l'ensemble des religions en Afrique?
TROISIÈME PARTIE POUR UNE HERMÉNEUTIQUE DE L'HYBRIDITTÉ ELIGIEUSE ET DE L'ÉCRITURE D'HYBRIDATION CHEZ KOUROUMA
CHAPITRE 5 :
KOUROUMAETLESRELIGIONS: UNERELATION CRITIQUE
Si l'œuvre de Kourouma est, pour une grande part, fondée sur la religion, c'est parce que cet auteur s'y intéresse d'une manière exceptionnelle, et cet état de fait mérite à son tour une attention particulière. En effet, les rapports entre Kourouma et les religions (le christianisme, l'islam et les religions traditionnelles africaines) nous semblent marqués essentiellement par la force d'une critique acerbe qui bouscule même certains des crédos fondamentaux de ces religions. Aussi, Kourouma va-t-il s'attaquer l'une après l'autre à ces différentes religions en dénonçant par exemple au christianisme son paternalisme oppressif, à l'islam son dogmatisme absolu et rétrograde, et aux religions traditionnelles africaines leur obscurantisme et leur sauvagerie. Mais avant de montrer qu'aucune de ces religions n'échappe à la verve incisive de ce romancier, nous allons d'abord chercher à savoir quelle est sa conception même du concept en question.
I. LES PERSONNAGES DE KOUROUMA: PARTISANS DES THEORIES DE L'ALIENATION PAR LA RELIGION
Né à Togobola, dans le Nord de la Côte d’Ivoire, un pays mandingue islamisé depuis le XIème siècle, et nourri ainsi à la source de la religion islamique où l'expression de la soumission reste consubstantielle à celle de la foi en Allah, Kourouma, à travers le comportement de ses personnages, adhère à la définition selon laquelle la religion est « un ensemble de dogmes et de pratiques ayant pour objet les rapports de l'homme avec la puissance divine et propre à un groupe social »171. Cette conception des rapports de l'homme avec un être divin suprême, créateur du ciel et de la terre, constitue en elle-même le fondement d'une philosophie de soumission. Mais, au-delà de la simple soumission, Kourouma semble y voir beaucoup plus un certain embrigadement de l'être. Ainsi, nous avons décelé dans sa perception de la religion une adhésion aux théories de l'aliénation. Conséquence de cette conception «aliénationniste», nous avons par ailleurs retrouvé chez cet auteur une tendance à l'athéisme, mais peut-être un pseudo-athéisme.
1.1. Religion comme aliénation de l'être
Nombreux sont les penseurs qui ont fait reposer l’essence de la religion sur une attitude de soumission, liée à la position de domination des dieux : la déclamation (sur le mode de l’injonction) des dix commandements dans l’Ancien Testament et les interventions régulières du dieu monothéiste pour ramener les hommes dans le droit chemin sont là pour le rappeler. Mais le récit biblique et les données de l’histoire nous enseignent que les hommes ont, en retour, perpétuellement été tentés de se soustraire aux contraintes imposées par leurs dieux. L’histoire des hommes avec leurs dieux est-elle celle du jeu du chat et de la souris, de la soumission et de la dérobade ? La religion entrave-t- elle ainsi par définition la liberté individuelle ? Est-elle de la sorte « aliénante » comme l’affirment ses adversaires les plus farouches ?
Au regard de ces questionnements, la position de Kourouma est, à tout point de vue, sans ambages. S'inscrivant dans la perspective des philosophes et sociologues comme Karl Marx et Emile Durkheim, pour qui la religion est vue dans ses aspects doctrinaux et pratiques comme subordination, obéissance ou contrainte, Kourouma, à travers le comportement religieux de ses personnages, attire l'attention sur l'asservissement de l'être humain.
Dans Monnè, outrages et défis, Kourouma fait du personnage de Djigui Kéita un esclave à la fois de l'islam et du fétichisme. Vouant un attachement servile à ces deux religions, le roi Djigui s'interdit toute possibilité de réflexion qui lui permettrait de s'ouvrir. Sa foi en l'islam prend la forme d'une obsession maladive qui lui commande des prières même dans des situations anodines. Ce comportement est présenté par Kourouma comme symbolique d'une certaine crétinisation du personnage où ce dernier perd toute capacité de raisonnement qui puisse lui permettre de libérer des idées nouvelles et de se libérer lui-même.
Disons que de par la définition même du terme de musulman, qui veut désigner la soumission à Allah, Djigui devient l'incarnation même de cette soumission. Impossible pour lui de se dérober au respect scrupuleux et presque obsessionnel des commandements du Coran. Il apparaît donc comme un être soumis par excellence, un être dépossédé de lui- même. On note une certaine forme d'aliénation qui se traduit par la démesure dans l'office des sacrifices. Se sentant bien dans la subordination aux mânes des ancêtres, Djigui s'oblige à offrir autant de sacrifices que possible en face du danger de l'invasion étrangère.
En fait, il existe deux manières de considérer la religion sous l’angle des théories de l’aliénation. Elle peut être vue comme aliénation invisible, ignorée, masquée par le sentiment de bien-être que la religion suscite par ailleurs grâce, notamment, aux réponses qu’elle apporte à la souffrance humaine quotidienne (c’est précisément la thèse de Marx), ou encore aux effusions qu’elle occasionne lors des activités rituelles (c’est la position de
Durkheim). Elle peut être inversement considérée comme une aliénation ressentie, lorsque la pression qui s’exerce sur l’individu est l’objet d’une souffrance.
Ces deux aspects de l'aliénation sont bel et bien marquants dans le comportement religieux de Djigui Kéita. En effet, quoiqu'il paraisse se sentir à l'aise dans sa soumission à l'islam ou au fétichisme, il ne se dérobe pas à des pratiques ascétiques et à d'autres formes de mortifications afin d'arracher à Allah ou aux mânes des bénédictions.
Par ailleurs, à travers cette thèse de l'aliénation par la religion, Kourouma s'érige contre toute forme de résignation, tout comportement d'acceptation passive de sa propre situation. A ce propos, si pour Karl Marx la religion est l'« opium du peuple », c’est parce qu’elle donne aux couches sociales les moyens de supporter (et donc d’accepter) leurs conditions d’existence. Les élites de tous pays peuvent asservir en toute quiétude les masses laborieuses, tant que les doctrines religieuses légitimeront leur pouvoir et justifieront en même temps le destin pénible des plus basses couches sociales qui accepteront ainsi leur sort (parce que « Dieu l’a voulu ainsi ») et qui en retireront malgré tout une satisfaction (parce que la souffrance terrestre trouve en contrepartie une promesse de béatitude céleste).
Ainsi, sa défaite face à l'invasion des colonisateurs survenue, le roi Djigui ne trouve d'autre refuge que la résignation dans sa foi islamique. Il dit comme dans un dernier soupir: « Que sur toute la terre, la volonté d'Allah se réalise. Dans tous les cas, Il est le Seul qui sait, le Seul qui décide. Toute ma nuit, je vais Le prier et le jour ne viendra pas qu'Il m'ait indiqué Sa voie, Sa volonté.» (Monnè, outrages et défis, p.39).
Il est donc clair que l'aliénation se traduit par la résignation. En plus de cela, elle contraint également au silence. En fait, l'aliénation nous paraît se manifester à travers trois aspects que sont la résignation, le silence et la soumission.
Selon notre analyse, Kourouma, quoiqu'élevé dans un sérail musulman, adhère à la thèse de l'aliénation et semble prendre ses distances avec la religion, surtout l'islam, sur un certain nombre d'aspects. Il pousse plus loin sa conception de l'aliénation qui prend la forme d'un fatalisme dans Allah n'est pas obligé.
En effet, nous trouvons que le sort de la mère de Birahima, Bafitini, est très révélateur. Souffrant d'un ulcère atroce et incurable, cette malheureuse jeune femme « avait trop de larmes, toujours des larmes dans le profond du creux des yeux et des sanglots plein la gorge qui toujours l'étouffaient » (Allah n'est pas obligé, p.15). Pour la consoler la grand-mère de Birahima lui rappelle la promesse de béatitude qui lui serait réservée au paradis en contrepartie des souffrances vécue ici-bas:
Arrête les larmes, arrête les sanglots, disait grand-mère. C'est Allah qui crée chacun de nous avec sa chance, ses yeux, sa taille et ses peines. Il t'a née avec les douleurs de l'ulcère. Il t'a donné de vivre tout ton séjour sur cette terre dans la natte au fond d'une case près d'un foyer. Il faut redire Allah koubarou! Allah koubarou! (Allah est grand.) Allah ne donne pas de fatigue sans raison. Il te fait souffrir sur terre pour te purifier et t'accorder demain le paradis, le bonheur éternel (Allah n'est pas obligé, p.15).
Si Kourouma a choisi de prêter ces propos marqués par une forte prégnance de la philosophie islamique à son personnage, ce n'est pas du tout qu'il y adhère, mais, au contraire, il dénonce ce comportement fataliste, conséquence d'une aliénation extrême par l'islam. En ce sens, le titre intégral du récit (titre proposé par le narrateur Birahima) de ce roman reste aussi très évocateur: Allah n'est pas obligé d'être juste dans toutes ses choses ici-bas.
En définitive, il est vérifié que, loin de nous tromper, Kourouma développe une vision de l'aliénation de l'être par la religion. Or, nous savons que chez Karl Marx, par exemple, la thèse de l'aliénation aboutit à l'athéisme. Pour Marx, l'homme est un être fondamentalement matériel, il rejette les idées religieuses courantes de son époque selon lesquelles l'homme est aussi un esprit et qu'il existe un Dieu. Cherchant justement à s'éloigner de ce courant, Marx définit l'homme par sa matérialité et ses besoins corporels. Il s'ensuit en toute logique que l'aliénation de l'homme est due au contexte matériel dans lequel il se trouve. Convaincu, de son côté, de l'aliénation de l'être par la religion, Kourouma serait-il devenu athéiste?
1.2. Kourouma ou l'histoire du passage d'un pseudo-athéisme à l'irréligion?
Le dictionnaire Larousse172 définit l'athéisme comme une doctrine qui nie l'existence de Dieu. (Cette position philosophique ne se confond ni avec l'agnosticisme, qui est le refis de prendre parti dans les débats métaphysiques, ni avec le panthéisme, qui implique que Dieu puisse exister partout dans l'univers et se confondre avec lui.) Il s'agit donc de l'attitude de quelqu'un qui nie l'existence de Dieu, de l'incroyance religieuse.
Ajouté à la philosophie marxiste, nous pouvons retenir que l'athéisme est l'expression du reniement de Dieu ou de son existence.
Soulignons d'emblée que le possible athéisme kouroumien n'est pas, à proprement parler, le reniement de Dieu, mais plutôt un apparent reniement de Dieu par Dieu lui-même. Jean-Michel Djian rapporte ces propos assez athéistes de Kourouma, défiant ainsi le divin: « Si Dieu existe, eh bien qu'il me fasse échouer à mon examen »173. Cette déclaration est assez osée et révèle la nature rebelle et athéiste de Kourouma, déjà depuis son jeune âge. Raison pour laquelle il affirme ne pas croire non plus aux fétiches: « Je ne crois pas au fétichisme pour la simple raison que s'il y avait une part de vérité là-dedans, l'histoire de l'Afrique n'aurait pas été aussi macabre »174.
En effet, dans les romans de Kourouma, nous remarquons une absence prolongée de Dieu, qui semble prendre la forme terrible de l'inexistence. Dieu existe-t-il dans les romans de Kourouma? Si oui, alors pourquoi il semble ne pas répondre aux hommes, aux personnages kouroumiens qui lui font appel presque incessamment sans gain de cause? Pourquoi ne répond-Il pas à ses enfants malgré les innombrables prières et sacrifices qui Lui sont consacrés? Allah a-t-Il abandonné les croyants, même les plus fervents comme Djigui ou Salimata ou encore Fama? Ces différentes questions résonnent comme l'écho d'un silence mouvant qui semble se confondre même avec l'absence de Dieu chez le personnage kouroumien.
Répondre à cette série de questions nous pousse dans la nécessité de nous interroger sur cette forme d'athéisme qui se manifeste dans le comportement des personnages kouroumiens. Il est peut-être tendancieux, à première vue, de prétendre voir en Kourouma, musulman convaincu, un athée. Cependant, nous voudrions faire comprendre que l'accablante question de l'existence de Dieu, Celui qui est manifesté dans les religions monothéistes comme le christianisme et l'islam, demeure toujours d'actualité. Si cela transparaît dans les romans de Kourouma, c'est la preuve que ce dernier en a aussi longuement réfléchi.
Nous voyons que Kourouma fonde la problématique de son athéisme sur la question de l'apparent abandon, non de Dieu par les hommes, celui des hommes par Dieu. Dans Monnè, outrages et défis, par exemple, Allah semble sourd aux nombreuses prières quotidiennes de Djigui qui finit par opter pour la voie d'un suicide manqué avant d'être emporté par une crise cardiaque. Le cas Djigui nous paraît symptomatique d'une absence divine qui se conçoit comme une forme d'abandon par Allah, le Dieu de l'islam pour lequel beaucoup de rois du Mandingue ont préféré mourir. Ce qui paraît paradoxal dans le rapport entre le personnage kouroumien et Dieu, c'est que plus le premier fait l'effort de s'attacher davantage au second, plus celui-ci s'éloigne davantage. Dans tous les cas, le personnage kouroumien souffre gravement de cette apparente absence divine.
Intéressons-nous aussi au cas du couple Salimata/Fama, un couple gangrené par les martyres de la stérilité. Malgré la générosité sans borne de Salimata, elle reste toujours stérile. Pourtant Fama pouvait en témoigner, « elle priait proprement, se conduisait en tout et partout en pleine musulmane, jeûnait trois jours, faisait l’aumône et les quatre prières journalières. » (Les soleils des indépendances, p. 28). La question se pose avec acuité: pourquoi Allah continue-t-Il de la maintenir dans la stérilité?
Que dire du sort des enfants-soldats et celui plus précisément de Birahima, figure de l'innocence opprimée, dans l'univers déchiré de la guerre dans Allah n'est pas obligé ? Où se trouve Allah avant que le monde ne s'embrase et ne s'effondre sur ces enfants? Dieu s'intéresse-t-Il réellement aux malheurs des hommes ici-bas? D'ailleurs, y est-Il véritablement obligé?
Ces différentes questions, Kourouma se les pose par le truchement des ses personnages en proie à des souffrances ontologiques. Elles taraudent de toute évidence l'esprit de beaucoup de croyants, de tout temps, qu'ils soient musulmans ou chrétiens, ou encore chez des adeptes d'une quelconque religion.
Si nul n'a encore trouvé de réponses satisfaisantes à ces diverses questions, Kourouma semble se proposer, au lieu de nier l'existence de Dieu, de s'interroger sur les manières dont Il est présenté aux hommes. Il pose donc la problématique de l'essence même des religions. Alors, Kourouma est-il irréligieux?
Etant convaincu que la religion contribue énormément à l'aliénation de l'être humain, ce que nous avons eu à démontrer plus haut, Kourouma nous semble croire en Dieu sans pâtir des martyres qu'imposent les religions. En d'autres termes, il est d'accord avec l'existence de Dieu, mais paraît rejeter la religion. Dans son attitude, il faut comprendre que Dieu n'est pas la religion. C'est cette même position que nous retrouvons dans cette affirmation sans ambages de Lecomte de Noüy qui écrit: « Les religions, les doctrines, les dogmes nombreux et variés, souvent intolérants, sont, au contraire l'œuvre des hommes et portent leur marque. Un grand prélat, le docteur William Temple, archevêque de Canterbury, primat d'Angleterre, a osé écrire: "C'est une grande erreur de supposer que Dieu s'intéresse seulement, ou même principalement à la religion »175.
Selon notre analyse, le comportement des personnages kouroumiens laisse apparaître que Kourouma semble adhérer entièrement à cette remarque très importante sur l'essence même de la religion ainsi que de son rapport avec Dieu.
Kourouma estime que la religion est une invention de l'homme pour dominer l'homme. Attirant l'attention sur les raisons qui ont poussé les Européens à coloniser l'Afrique et les procédés utilisés, Kourouma affirme:
Les Européens procéderont alors avec les négros africains à des échanges qui leur seront largement favorables: l'or contre la pacotille. Ils poursuivront pendant un siècle et demi leurs découvertes avec un enthousiasme constant. Ils étaient des soldats du Christ qui propageaient la bonne parole chez les sauvages. Et puis la religion chrétienne trouvera les mythes nécessaires pour apaiser les consciences en décrétant que les nègres n'avaient pas d'âmes. L'esclave était né176.
La critique de la religion que nous avons identifié chez Kourouma se rapproche de celle de Karl Marx exposée dans sa Critique de la philosophie de droit de Hegel177 dont l'extrait suivant semble préciser toute la portée substantielle de la critique kouroumienne de la religion:
Le fondement de la critique irréligieuse est : c’est l’homme qui fait la religion, ce n’est pas la religion qui fait l’homme. Certes, la religion est la conscience de soi qu’a l’homme qui ne s’est pas encore trouvé lui-même, ou bien s’est déjà reperdu. Mais l’homme, ce n’est pas un être abstrait blotti quelque part hors du monde. L’homme, c’est le monde de l’homme, l’Etat, la société. Cet Etat, cette société produisent la religion, conscience inversée du monde, parce qu’ils sont eux-mêmes un monde à l’envers. [...] L’abolition de la religion en tant que bonheur illusoire du peuple est l’exigence que formule son bonheur réel. Exiger qu’il renonce aux illusions sur sa situation c’est exiger qu’il renonce à une situation qui a besoin d’illusions. La critique de la religion est donc en germe la critique de cette vallée de larmes dont la religion est l’auréole.
De cet extrait, il faut retenir que la religion est une invention des hommes, et à ce titre, nous pensons comme Kourouma et Karl Marx qu'elle est susceptible de souffrir conséquemment toutes les faiblesses, les leurres et les lueurs des hommes. Voilà qui explique le caractère de faillibilité qui marque toute religion. La question revient donc de façon plus pressante: doit-on croire en la religion ou en Dieu?
En définitive, Kourouma pose d'énormes problématiques théologiques dans ces romans. Nous pensons qu'il mène plus particulièrement une réflexion philosophique sur l'essence de la religion et la problématique de l'existence de Dieu. Parti donc d'un pseudoathéisme, une inexistence apparente de Dieu impliquant son silence face au problèmes des humains, Kourouma en vient à réaliser que le problème n'est pas Dieu mais les hommes, à travers la falsification de la religion. II nous apparait donc clairement que la religion, en tant qu'invention des hommes, peut être ponctuée d'erreurs d'autant qu'elle porte la marque des hommes et que ces derniers sont faillibles par nature.
Par ailleurs, Kourouma voit dans la religion, à la manière marxiste, un moyen d'aliénation de l'être et d'assujettissement des peuples. A cet effet, il n'hésite pas à poser un regard critique sur la religion qui fonde généralement ses romans à savoir l'islam, sans oublier toutefois le christianisme et les religions traditionnelles africaines dont il passe aussi l'essence au crible de la raison.
II. KOUROUMA: UN REGARD CRITIQUE SUR LES RELIGIONS
Dans ses romans imprégnés par une forte charge religieuse, Kourouma ne ménage pas toujours les religions. Son choix de les inscrire au plan littéraire est en fait pour lui un moyen de mieux porter un regard sans complaisance sur elles. C'est la religion islamique qui trouve, à la vérité, tout son compte sous la verve incisive de cet auteur.
Dans l'islam, Kourouma semble voir, par exemple, un dogmatisme dégradant. Il reproche au christianisme son complexe de supériorité et aux religions traditionnelles africaines leur anti-progressisme. Notre intention est donc de montrer ces points particuliers sur lesquelles Kourouma pose un regard critique.
2.1. Kourouma et l'islam: la querelle des époux
Depuis le chapitre 1 de notre étude, nous avons montré que l'islam trouve une grande place dans les romans de Kourouma. Il est même plus que visible qu'il est l'un des socles sur lesquels se fonde toute l'œuvre romanesque de ce auteur aux yeux de qui la religion joue un rôle important dans la société, quoique ce rôle puisse être diversement apprécié. Etant musulman lui-même, Kourouma est plus proche de l'islam que des autres religions. Voilà qui explique certainement le grand intérêt qu'il accorde à cette religion dans ses romans. A la vérité, en en faisant un de ses centres d'intérêt, Kourouma entreprend en même temps de porter un regard critique sur sa propre religion. En effet, convaincu que toutes les religions d'ailleurs sont l'œuvre des hommes, loin de condamner littéralement celles-ci, on peut toujours les penser autrement. On peut donc les améliorer. Mais, toute possibilité d'amélioration doit d'abord passer par une étape d'identification et de critique des aspects qui sont fautifs. Ainsi, de notre analyse de ses romans, nous pensons qu'il semble s'opposer au dogmatisme absolu dont le Djihad, la polygamie et l'excision.
2.1.1. Contre le Djihad?
Dans Résumé du dogme islamique (Tiré du Coran et de la Sunna authentique), le Professeur Mohammed Ibn Jamil Zinou178 fait savoir que le Djihad est une obligation par les biens, la personne et la parole, en fonction de la capacité de chacun. Il précise que dans la Sourate: Le Repentir (9)- verset 41, Allah le Très Haut dit: « Légers ou lourds, lancez-vous au combat et luttez avec vos biens et avec votre personnage pour la cause d'Allah. » (p.37.) Il poursuit en ajoutant que le Prophète Mahomet a réitéré cette obligation en ces termes: : « Lutter contre les polythéistes, par vos biens, vos personnes, vos paroles (autant que vous pouvez) »179 (p.37).
Comme cela l'indique, le Djihad veut désigner sans nul doute la « guerre sainte. » Plus précisément, cela signifie la tentative légale, obligatoire et commune d'étendre les territoires régis par les Musulmans au détriment des territoires régis par les non-Musulmans.
Le but du Djihad n'est donc pas la propagation de la foi islamique mais l'extension du règne souverain de l'islam (bien sûr, la foi suit souvent de près le drapeau.) Le Djihad est donc intrinsèquement offensif de par sa nature, son but ultime étant la domination des Musulmans sur la terre entière.
Au cours des siècles, le concept du Djihad a oscillé entre deux pôles plus ou moins radicaux. Le premier pôle considère que les Musulmans qui ont une interprétation différente de leur foi sont des infidèles et deviennent donc des cibles légitimes du Djihad. Cela explique pourquoi les Algériens, les Egyptiens et les Afghans ont souvent été victimes du Djihad tout comme les Américains et les Israéliens. Le deuxième pôle, le plus mystique, réfute la définition militaire du Djihad et demande aux Musulmans de se retirer du monde pour atteindre une profonde spiritualité.
Le Djihad, en tant qu'expansion territoriale, a toujours été au centre de la vie musulmane. C'est ainsi que les Musulmans en sont venus à régner sur la majeure partie de la péninsule Arabique dès la mort du prophète Mahomet en 632. C'est ainsi qu'un siècle plus tard, les Musulmans avaient conquis une région s'étendant de l'Afghanistan à l'Espagne. Par la suite, le Djihad a inspiré et justifié la conquête par les Musulmans de l'Inde, du Soudan, de l'Anatolie et des Balkans.
Ces précisions faites, en quoi trouvons-nous que Kourouma semble désapprouver la pratique du Djihad? Pour répondre à cette question, nous allons nous appuyer sur Monnè, outrages et défis.
Si le Djihad commande au musulman de combattre pour défendre l'islam et surtout de conquérir des territoires pour Allah, nous trouvons que Kourouma a choisi de tourner en dérision cette pratique par la chute du Mandingue. A travers les combats de la Résistance organisée autour de Samory Touré, Kourouma montre un Djihad qui prend la forme d'une lutte à la défensive pour protéger les terres du Mandingue contre l'irréligion. En face du danger, le Djihad recommande que les croyants s'unissent à leurs frères et sœurs croyants pour mener ensemble la lutte (Sourate: Le Repentir - verset 71). Cette attitude s'est manifestée chez les rois du Mandingue qui avaient à s'unir à Samory Touré malgré la politique expansionniste et impérialiste de ce dernier qui avait main mise sur la majeure partie des terres d'islam. Ainsi le roi Djigui est rassuré par l'émissaire de Samory Touré qui lui propose de se joindre à lui pour mener ensemble la lutte: « L'almamy ne sera pas un souverain, mais un allié pour que nos terres dans leur totalité demeurent des terres d'islam. » (Monnè, outrages et défis, p.25)
Le Djihad défensif que nous découvrons à travers la Résistance contre l'invasion étrangère s'est soldé par le suicide de plusieurs rois et de plusieurs croyants du Mandingue. Ceux qu'il faut certainement appeler les martyrs, ceux qui sont morts pour Allah. Rappelons que le suicide devient le dernier recours, à moins de gagner la guerre pour Allah, de pratiquer son Djihad, comme la loi demande de lutter avec ses biens et sa personne. Il est donc une preuve tangible que le suicide soit l'aboutissement ultime du Djihad en situation défensive.
A propos du suicide, il faut souligner que nombre de figures emblématiques de l'islam en Afrique ont résisté jusqu'à la dernière goutte de leur sang. Qu'il s'agisse de Babemba de Sikasso, Aly Bojury N'Diaye, roi du Djolof ou de Bandiougou Diarra, chef des Bambara, le suicide a été l'option décisive et ultime pour ne pas assister à la victoire des Nazaréens, du christianisme sur l'islam. Pour illustration, un messager rapporte à Djigui une des effroyables informations, parlant de la chute de Oussébougou:
C'est case par case que les nazaréens ont pris la ville. Quand, enfin, les habitants ont compris que toute résistance était vaine, pour ne pas tomber dans les mains des Infidèles, les survivants, y compris les femmes et les enfants, sont rentrés dans les cases, s'y sont enfermés, se sont entourés de seko (natte de paille) et y ont mis le feu. Pendant que les Français investissaient les cases pleines d'hommes, de femmes et d'enfants à demi carbonisés, tout à coup, une grande flamme a jailli du donjon: le chef Bandiougou Diarra venait de se faire sauter sur ses réserves de poudre (Monnè, outrages et défis, p.23).
Ce suicide collectif qui prend la forme d'une hécatombe embrasant femmes et enfants aussi, si Kourouma le présente en ces traits tout à fait odieux, c'est assurément parce qu'il s'agit d'une situation qui doit pousser n'importe qui à de graves méditations.
De même, parlant de Babemba qui a plutôt choisi de mourir que de voir l'islam défait, le narrateur raconte :
Quand, de son palais, Babemba, le roi de Sikasso, entendit les pas de corse des assaillants, commanda à son garde:"Tiékoro, tue-moi pour que je ne tombe pas entre les mains des Blancs". Le garde déchargea son arme sur lui et le roi, qui gisait déjà sur le coup, eut la force de se redresser et de s'achever de sa propre main pour honorer: "Moi vivant les nazaréens n'entreront pas à Sikasso!" (Monnè, outrages et défis, p.22).
Ainsi, nous pouvons remarquer que tous les rois du Mandingue ont tous fait le choix du suicide, une façon ultime de pratiquer leur Djihad, peut-être.
Par contre, seul Djigui Kéita refuse le suicide, quoiqu'il soit allé boire le déguè de l'alliance auprès de l'Almamy (Samary Touré) pour lui faire allégeance: «Moi Djigui, je viens en croyant; je viens boire le déguè de l'alliance; vous jurer fidélité jusqu'à la mort; vous promettre de refuser jusqu'à la mort l'irréligion » (Monnè, outrages et défis, p.27). En effet, ayant réalisé que Soba est défaite, le roi Djigui ordonne à ses hommes, non pas de se suicider, mais de déposer les armes et de comprendre que la guerre est finie.
Que faut-il voir dans le refus du suicide par le roi Djigui? Beaucoup de critiques y ont vu l'expression de lâcheté et de résignation. C'est possible quand on suppose que Djigui devrait incarner le courage et la bravoure de son peuple, et devant la défaite, un grand roi choisirait de mourir plutôt que de vivre les supplices qui seraient infligés à son peuple. Or, il est important de rappeler ici que dans Monnè, outrages et défis, le contexte des résistances se donne à lire sous l'angle d'une guerre des religions, la défense de l'islam contre le christianisme qui s'identifie à l'Occident conquérant. Alors, il faut comprendre par le refus du suicide par Djigui un acte symbolique que veut mettre en relief Kourouma. Si ce romancier musulman a refusé le suicide au personnage de Djigui, il nous apparaît qu'il dénonce cet aspect extrémiste qui serait consubstantiel à la pratique du Djihad. L'attitude la plus noble est donc de protéger la vie et non de la détruire.
En face de telles tragédies, Kourouma ne peut s'empêcher de pousser le lecteur à la réflexion sur la pratique du Djihad et de le repenser autrement tant la religion, invention des hommes, reste bel et bien perfectible. Alors, que pense-t-il de la pratique de la polygamie?
2.1.2. La critique de la polygamie
Avant l'islam, la polygamie était une pratique sociale observée tant dans la société arabe que dans la société négro-africaine. Elle y était pratiquée sans aucune réglementation. Dans son ouvrage relatif au royaume de Ghana, Al-Bakrî écrit:
Un étang-déversoir où poussent des plantes dont la racine est aphrodisiaque au plus haut point. Mais le roi en interdit l'usage, qu'il se réserve à lui seul. Il est vrai qu'il a quantité de femmes. Lorsqu'il veut aller les voir, il les avertit la veille et il prend ce médicament: de la sorte, il les visite toutes l'une après l'autre, sans ressentir la moindre fatigue. Un des rois voisins, musulman, lui fit un présent superbe, en lui demandant un peu de cette racine en échange, il ne reçut qu'un cadeau équivalent, avec une lettre ainsi conçue :" Il n'est permis aux musulmans d'épouser qu'un petit nombre de femmes. Si je t'envoyais la drogue que tu me demandes, je craindrais de te mettre dans un tel état que, ne pouvant te contenir, tu te livrerais à des excès réprouvés par ta religion. Mais je t'envoie une herbe : si tu es impuissant, elle te permettra d'être père"180
De cet extrait, il ressort que dans la polygamie traditionnelle, il n'y a aucune condition ni restriction pour le nombre des femmes qu'un homme peut épouser. En cela la loi musulmane paraît plus souple, plus raisonnable et plus en accord avec les besoins de la société.
Or, il est important de souligner que l'islam autorise la polygamie, mais à condition que l'homme soit capable d'aimer toutes les coépouses sans discrimination aucune. Pour ce faire, il recommande l'équité : « Epousez deux, trois ou quatre parmi les femmes qui vous plaisent, mais si vous craignez de ne pas être équitable entre elles, alors épousez une seule. »181 D'autre part, ajouté à l'équité, il faut que l'homme soit capable de survenir aux besoins de toutes ses femmes sans léser aucune d'entre elles.
Alors, au regard de ce qui précède, quel traitement Kourouma fait-il de la polygamie dans ses œuvres? Pour cerner la réflexion qu'il suscite sur le sujet, l'exemple de Fama dans Les soleils des indépendances nous paraît le plus illustratif.
En effet, le mariage polygamique dont Fama fait l'expérience est présenté par Kourouma comme un échec lamentable, une erreur. Marié à Salimata, avec qui il a partagé plusieurs années de vie commune, Fama prend en seconde noce Mariam, la veuve de son cousin Lacina. Kourouma nous fait voir dans ce mariage une faute parce qu'il a aussi contribué à précipiter la fin et la déchéance de Fama.
Si le Coran recommande que le mari polygame soit un homme capable de prendre soin de ses femmes équitablement, Fama, au contraire, dépossédé par les soleils des indépendances, est réduit à la mendicité et se trouve à la charge de sa femme Salimata. Raison pour laquelle, lorsque qu'il lui venait l'idée de la probabilité d'épouser Mariam, l'inquiétude s'est emparé de lui et l'a plongé dans de mornes soliloques. Le narrateur rapporte ainsi ce fait:
Que Fama marie Mariam après les funérailles et retourne dans la capitale, il était aisé d'imaginer ce que ferait Salimata: hypocrisie, le premier jour elle se vêtira d'une fausse gentillesse avec des sourires à se fendre, s'emmanchera de faux empressements et de prévenances. Une femme sans limite, pourrait-on penser. Non! Erreur! Attendez! Un soir, sans aucune raison, elle arrivera silencieuse, comme traversée et cassée par des soucis de foudre. Et ça commencera. Retirée dans un coin, elle bramera des chants avec des paroles philosophant sur la misère humaine, sur la misère des épouses qui nourrissent, vêtent et logent leur mari, sur la misère des épouses devant l'ingratitude des hommes, sur les devoirs des maris, sur la stérilité, sur l'obligation de loger chaque coépouse dans sa chambre, et puis... et puis... bref, des lancées de mauvaises humeurs qui finiront par agacer et piquer Fama (Les soleils des indépendances, pp. 92-93).
Ce passage prouve, à tout point de vue, que Fama n'est pas capable d'honorer les engagements d'un mari polygame tel que prescrit par le Coran. Lui-même étant à la charge de Salimata, qui tenait le foyer en vendant de la bouillie, Fama ne saurait jamais accomplir son devoir de mari polygame en logeant, par exemple, chaque coépouse dans sa chambre.
Effectivement, quand Fama en arrive à épouser Mariam et à l'amener à la capitale, les deux coépouses en plus du mari sont obligés de partager la même chambre où l'intimité de chacun est violée. Le narrateur informe: « Fama et ses deux femmes occupaient la petite pièce avec un seul lit de bambou, un seul tara. La femme (celle à qui appartenait la nuit) montait à côté du mari, l'autre se recroquevillait sur une natte au pied du tara.» (Les soleils des indépendances, pp.151-152).
En présentant ainsi les conditions de vie dans le foyer polygamique de Fama, c'est que Kourouma veut souligner le pathétique lié à la polygamie quand le mari polygame n'a pas les moyens d'assumer ses responsabilités envers chacune des coépouses. Il faut également remarquer ici que de cette situation naissent tous les problèmes dans les foyers polygames notamment les querelles entre les coépouses. Ainsi, le caractère moqueur de Mariam et la jalousie mordante de Salimata ont mis le feu aux poudres. Le foyer de Fama s'embrase par les querelles entre les coépouses:
Les deux coépouses comme deux poules s'assaillirent, s'agrippèrent l'une au pagne de l'autre. [...] On les sépara. Les injures fusèrent toute la journée, même la nuit, une nuit qui appartenait à Mariam (Les soleils des indépendances, p.152).
Pour Kourouma, il reste évident que l'institution de la polygamie par l'islam, quoiqu'il semble mettre des garde-fous pour en limiter les abus, paraît revêtir pour la plupart des cas le caractère d'un besoin ou d'une demande sociale. Beaucoup de musulmans, ce nous semble, en viennent à la polygamie pour, selon eux, être en conformité avec le Coran, même si leurs conditions de vie ne leur permettent pas d'être des maris polygames responsables. Ainsi, par l'échec connu par Fama, un homme déshérité et réduit à la mendicité, en épousant une seconde femme, Kourouma appuie sur la sonnette d'alarme et attire également l'attention sur les droits des femmes à avoir leur intimité respectée dans les familles polygamiques.
Il faut remarquer que la question de la critique de la polygamie n'est pas l'apanage de Kourouma. D'autres écrivains africains tels que Mongo Beti, Ferdinand Oyono et Sembène Ousmane ont aussi attiré l'attention des lecteurs sur la condition de la femme africaine et proposé des solutions pour l’amélioration de son existence. Ces romanciers sont convaincus que la libération de l’Afrique et celle de la femme africaine se feront conjointement. Sur la question relative à l'institution polygamique, Sembène Ousmane, lui, estime que la polygamie ralentit le développement de certaines sociétés africaines et c’est pour cette raison qu’il traite de ce problème si fréquemment dans son œuvre. Elle est devenue une institution périmée dans notre société moderne. Les personnes qui pratiquent encore la polygamie l’utilisent dans le but d’exploiter les femmes. A cet effet, il prend nettement position :
Je suis contre la polygamie... Mais les personnes que j’ai rencontrées l’approuvaient. Je crois que la polygamie est un faux problème. Le véritable problème est économique. Il faut instituer le planning familial... Que chaque homme ait trois femmes s’il le veut, mais que le nombre des enfants soit limité... Mais c’est une idée combattue. Il faut regarder les choses en face : dans les Etats, de nombreux enfants ne peuvent aller à l’école. Qu’en fera-t-on plus tard ?182
Nous n'allons pas oblitérer ici l'apport important de certaines femmes écrivains féministes tels que Mariama Bâ (Une si longue lettre, 1979) et Aminata Sow Fall (La grève des Battù, 1979) qui ont écrit pour provoquer une prise de conscience dans leur milieu social quant à la dénonciation de la polygamie et surtout son évidente promotion par les lois islamiques.
A travers la question de la polygamie, il est important de voir la grande problématique même de la condition de la femme africaine perpétuellement en souffrance, constamment en proie à une phallocratie oppressante qui lui impose le viol et l'excision. Cette dernière est également au centre des préoccupations d'Ahmadou Kourouma.
2.1.3. Contre la pratique de l'excision
Comme la plupart des écrivains et penseurs préoccupés par la condition de la femme africaine, Kourouma trouve dans la pratique de l'excision une dégradation et une offense infligées à la gent féminine. Même si aucun verset du Coran ne semble encourager cette pratique, l'excision est malheureusement identifiée à la religion islamique. D'aucuns y voient un acte normal tandis que d'autres la trouvent révoltante et condamnable.
Quant à Kourouma, ses romans, notamment Les soleils des indépendances et Allah n'est pas obligé, sont ponctués de scènes horribles d'excision souvent suivies de viol. Il nous présente dans Les soleils des indépendances la scène de l'excision de Salimata, un acte d'une terrible violence. D'abord le champ de l'excision est montré comme un lieu redoutable; il s'agit d'un endroit en pleine forêt, au pied d'un mont. Là-bas, on découvre l'exciseuse, «[...] la femme du forgeron, la grande sorcière, avancer, sortir le couteau, un couteau à lame recourbée, le présenter aux montagnes et trancher le clitoris considéré comme l'impureté, la confusion, l'imperfection [...]» (Les Soleils des indépendances, p. 36). La douleur que cela provoque est indescriptible. Néanmoins Kourouma la présente ainsi:
|... | Sali mata se livra les yeux fermés, et le flux de la douleur grimpa de l'entre-jambes au dos, au cou et à la tête, redescendit dans les genoux; elle voulut se redresser mais ne le put pas, le souffle manqua, la chaleur de la douleur tendit les membres, la terre parut finir sous les pieds et les assistantes, les autres excisées, la montagne et la forêt se renverser et voler dans le brouillard et le jour naissant; la torpeur pesa sur les paupières et les genoux, elle se cassa et s'effondra vidée de toute animation (Les Soleils des indépendances, p. 37).
Une telle inscription de l'excision est une forme de sa propre dénonciation. Kourouma, par le truchement de la présentation de cette scène horrible d'excision, interpelle l'opinion sur la condition de la femme africaine, et au-delà de cela pousse à réfléchir sur certaines interprétations des lois islamiques qui contribuent à la prolifération de tels actes indéfendables.
Au total, les critiques que Kourouma semble formuler contre l'islam sont axées sur la pratique du Djihad qui se réalise sous la forme du suicide, la polygamie sur laquelle le Coran paraît entretenir un mutisme mais qui contribue à empirer la condition de vie de la femme musulmane, et enfin l'excision. De ce fait, cet écrivain nous paraît être de ceux qui estiment que l'émancipation et la promotion des droits de la femme contribueraient à la création d'une société plus juste, capable de s'engager sur la voie d'un développement humain durable.
C'est certainement au regard de sa vision progressiste de l'humain que Kourouma dénonce dans les religions traditionnelles africaines leur obscurantisme et leur barbarie.
2.2. La condamnation de l'obscurantisme et de la barbarie des religions traditionnelles africaines
Nombreux sont les écrivains africains qui voient dans certaines pratiques des religions traditionnelles, surtout le fétichisme, de l'obscurantiste et de la barbare. Qu'il s'agisse de David Ananou (Le fils du fétiche, 1955), Félix Couchoro (Amour de féticheuse, 1941) ou encore de Chinua Achébé (Le monde s'effondre, 1958), les dieux africains sont montrés comme impuissants et oppressants. Ces écrivains y compris Kourouma présentent donc certains aspects des religions traditionnelles africaines comme désuets, barbares et antiprogressistes.
Chez Kourouma, la dénonciation des pratiques fétichistes comme les sacrifices humains et les ensorcellements ont retenu notre attention.
Dans Monnè, outrages et défis, Kourouma s'insurge contre les sacrifices humains ordonnés par le roi Djigui à l'intention des mânes des ancêtres. Il s'agit d'un acte que cet écrivain présente comme une faute, une iniquité qui a révolté l'univers:
«Du sang! encore du sang! Des sacrifices! encore des sacrifices!» commandait toujours le roi Djigui. [...] « Du sang, toute sorte de sangs! Des sacrifices, toute sorte de sacrifices! » Les sbires comprirent; il manquait des sacrifices humains. Ils descendirent dans les quartiers périphériques, enlevèrent trois albinos et les égorgèrent sur les autels des sénoufos des bois sacrés environnants. Ce fut une faute... Le fumet du sang humain se mêla à celui des bêtes et troubla l'univers. Les charognards enivrés piquèrent sur les sacrificateurs affolés et le roi stupéfait s'écria: « Arrêtez, arrêtez les couteaux!» (Monnè, outrages et défis, p.13).
Les sacrifices humains sont de tout temps des actes rituels dont la portée reste incommensurable. Mais en les considérant ici comme une faute, il est évident que l'auteur fustige cette pratique qui relève de la barbarie. En plus, il y voit une offense contre l'harmonie cosmique. Le narrateur souligne en effet que:
Les oiseaux réapparurent; les grognements des fauves menacèrent. Djigui avait décidé de braver, de défier. Il ignora les interdits; le carnage continua... Un moment seulement. Comme s'ils répondaient à un signal, les oiseaux piquèrent, les fauves sautèrent par dessus les remparts. Les sacrificateurs, effrayés, hurlèrent et, pour échapper à la mort, se barricadèrent dans les cases. Cette fois l'univers révolté était définitivement troublé. Même les fauves de la nuit étaient sortis en plein jour (Monnè, outrage et défis, p.14).
Par la figuration du bouleversement de l'univers, il faut entrevoir tout le désordre socioculturel que cet acte provoque. Ainsi, les sacrifices humains, en plus d'être considérés comme barbares, revêtent également un caractère obscurantiste qui se base sur des violations du droit à la vie.
Hormis la critique formulée contre la pratique des sacrifices humains, Kourouma relève par ailleurs un certain nombre de formes d'ensorcellements qu'il conçoit comme rétrogrades. Pour illustrer cette affirmation, nous n'en voulons pour preuve que les cas Fama dans Les soleils des indépendances et de Bafitini dans Allah n'est pas obligé.
Dans le premier roman, le narrateur fait savoir que Fama a été marabouté par son cousin Lacina à cause de la chefferie du Horodougou (Les soleils des indépendances, p.81). Est-il celui-là qui aurait également par ses intrigues, maraboutages et sacrifices, rendu Fama stérile pour l'empêcher d'avoir une descendance et de pérenniser la dynastie des Doumbouya? C'est une grande probabilité. Mais si tel est le cas, les actes du cousin Lacina sont à considérer comme obscurantistes d'autant que la stérilité de Fama porte un caractère dramatique en ce sens qu'elle préfigure la fin des Doumbouya. Ce qui veut dire que la déchéance et les errements de Fama ont été en amont l'œuvre maléfique de Lacina. Cette imposture subie par Fama a détruit complètement sa vie. Et de la perte de la chefferie à sa fin tragique, Fama connaît avec Salimata la dure réalité de la stérilité.
En somme, en ce qui concerne le cas Fama, il convient de retenir que, mis à part les affres des indépendances, la déchéance de ce personnage serait en partie causée par les actions maléfiques de son cousin Lacina pour l'évincer de la chefferie du Horodougou. On peut voir dans cette pratique un acte obscurantiste nourri par le maraboutage et la jalousie.
De même, dans Allah n'est pas obligé, le personnage de Bafitini, la mère de Birahima, une belle femme, a vu sa vie détruite par le maraboutage et d'autres ensorcellements dont elle est victime. Birahima raconte que la jambe gauche de sa mère a été envoûtée, ce qui sera la cause de son ulcère dont elle souffrira jusqu'à son dernier souffle (Allah n'est pas obligé, pp. 10-22). Il est alors important de rappeler que c'est après la mort de Bafitini que Birahima sera condamné à l'errance, à la recherche de sa tante Mahan qui devrait lui apporter protection et éducation. Nous savons quel a été le sort de cet enfant orphelin ayant fait l'expérience de l'enfant de rue avant de rejoindre la bande des enfants-soldats. On peut prendre le risque de penser que si sa mère n'avait pas été envoûtée et qu'elle n'en fût pas morte, Birahima n'aurait peut-être pas connu tous les malheurs qui ont marqué indélébilement sa vie.
Ici, il se dégage encore le caractère anti-progressiste des ensorcellements. Parce qu'on peut lier facilement la perte des repères par Birahima au décès précoce de sa mère tuée par ensorcellement. Il est possible de considérer l'ensorcellement comme une pratique qui s'oppose au développement des sociétés africaines.
Au total, s'agissant des religions traditionnelles africaines et plus spécifiquement du fétichisme, Kourouma dénonce les pratiques de sacrifices humains et des envoûtements qu'il considère, à tout point de vue, comme des actes barbares et obscurantistes. Nous avons pu démontré cette position de l'auteur à partir de la présentation qui est faite des scènes sacrificatoires dans Monnè, outrages et défis, des cas d'ensorcellement de Fama dans Les soleils des indépendances et de Bafitini dans Allah n'est pas obligé.
En dehors de l'islam et des religions traditionnelles africaines qui sont présentes dans les romans de Kourouma de façon beaucoup plus prégnante, Kourouma ne reste pas indifférent au christianisme même s'il semble l'aborder juste dans une moindre mesure.
2.3. La critique du paternalisme chrétien
Le silence observé par Ahmadou Kourouma à propos du christianisme ne signifie pas que cette religion ait ses faveurs ou qu'il la trouve meilleure que l'islam. On peut comprendre ce fait par la volonté du romancier de faire preuve de réalisme : lui même étant élevé en milieu islamisé, il connaitrait mieux l'islam que toute autre religion. Cependant, nous avons remarqué qu'il trouve dans le christianisme, comme beaucoup d'auteurs d'ailleurs qui ont inscrit leurs œuvres dans la période coloniale comme Mongo Béti, Ferdinand Oyono, Sembène Ousmane, etc., un complexe de supériorité qu'il semble condamner dans Monnè, outrages et défis.
En effet, dans sa présentation de la pénétration coloniale dans le Mandingue et plus précisément à Soba, Kourouma montre les abus perpétrés contre le Nègre. Ces abus sont notamment idéologiques, dans la mesure où la figure du prêtre est saisie comme une personne écrasante. En mission civilisatrice, celui qui est présenté comme l'évangélisateur qui fait son entrée comme un roi après la construction d'une route moderne. Le narrateur raconte:
La route ouverte, nous vîmes débarquer, au milieu de la chaussée, un Blanc vêtu de blanc: le casque colonial, la longue soutane et les chaussures étaient tous d'un blanc immaculé. Il était couché dans un hamac balancé par quatre porteurs nègres, à l'ombre d'un parasol soutenu par un cinquième, et rafraîchi avec de larges éventails par deux autres. Il portait des lunettes noires, deux chapelets noirs (l'un à la main, l'autre au sautoir) et avait la barbe abondante. Ce fut l'évangélisateur. Il était précédé d'un Nègre marchant pieds nus levant une croix noire, la croix triomphante. Quatre portefaix chargés de lourdes cantines de livres et de médicaments le suivaient, et deux tirailleurs, armes en bandoulière, l'escortaient. Au total, c'était quatorze accompagnateurs nègres qui s'empressaient autour de lui; à cet effectif, nous mesurâmes l'importance du nouvel arrivant.
On nous commanda de l'appeler le marabout des Toubabs, de l'accueillir avec les fêtes que nous réservions aux hôtes de marque, de lui construire à l'entrée du quartier des Sénoufos animistes une mosquée nazaréenne et une école dans laquelle seraient envoyés les incirconcis des tribus non islamisées, et un dispensaire où tout le monde irait se soigner: musulmans et cafres (Monnè, outrages et défis, p.68).
Dans cette présentation et cette entrée aussi triomphale dans Soba, il faut déjà voir le complexe de supériorité développé par la religion chrétienne, où la figure du prêtre apparaît comme un homme soigné, ayant plein de Nègres à son service et qu'il exploite à son aise. En effet, le nombre de Nègres (quatorze au total) affectés aux soins de ce prêtre reste très révélateur. Nous trouvons que l'exagération dans la présentation retient l'attention et Kourouma ne l'a pas fait innocemment. Au contraire, c'est pour lui un moyen de tourner en dérision cette attitude paternaliste et ce complexe de supériorité de la part du colonisateur.
Par ailleurs, étant donné que le christianisme est identifié dans le roman à la colonisation, Kourouma voit dans le comportement esclavagiste des colonisateurs, la caution de cette religion. Ce qui est une remarque juste et bienvenue d'autant que nul n'ignore à l'heure actuelle l'important rôle joué par la religion chrétienne dans la colonisation de l'Afrique.
Dans son livre, L'Eglise à l'heure de l'Afrique, qui se donne à lire comme une sorte d'aveu, le révérend Père Guy Mosmans reconnaît que la religion chrétienne s'est souvent confondue avec la civilisation occidentale au contact avec l'Afrique. Même si par ailleurs il affirme qu'il s'agit là d'une erreur, il n'en demeure pas moins vrai que l'Eglise a contribué à la destruction des cultures appelées indigènes et considérées comme primitives. Ce prélat reste par conséquent tellement convaincu que les Occidentaux ont nourri un certain complexe de supériorité de leur civilisation et de leur culture que, même s'ils reconnaissent les erreurs commises sur le plan politique et économique, ils n'arrivent pas à admettre que l'introduction de la civilisation occidentale puisse être considérée comme un crime impardonnable.183
Comme l'évangélisation à grande échelle s'est faite de concert avec la colonisation, la première attitude des Africains face aux ecclésiastiques a été la crainte, la peur devant l'homme blanc qu'ils ne différenciaient pas d'avec le fonctionnaire colonial, et qui a fait naître chez le Nègre le phénomène d'un complexe d'infériorité.
En définitive, que ce soit chez Bibiane Tshibola Kalengayi184, Iheanacho A. Akakuru185 ou Albert Memmi186, le christianisme essuie des critiques acerbes quant à son idéologie paternaliste, la même que dénonce Ahmadou Kourouma.
En dernière analyse, concernant la critique des religions, il nous est clairement apparu que Kourouma n'est pas resté indifférent face aux religions qu'il inscrit dans ses romans, notamment l'islam, le christianisme et les religions traditionnelles africaines, en l'occurrence le fétichisme. Mais, il faut tout d'abord retenir que cet écrivain adhère à la thèse de l'aliénation par la religion, développée notamment par Karl Marx et Emile Durkheim. Ces penseurs voient dans la religion un moyen de crétinisation des peuples et estiment, surtout Karl Marx, qu'elle est une invention des hommes. A ce titre, elle est susceptible de porter toutes les imperfections de ceux-ci. Parti de cette conception de la religion, nous avons vu que Kourouma a attiré l'attention sur les pratiques néfastes qui infestent par exemple l'islam en qui il dénonce principalement le Djihad (réalisé sous la forme du suicide), la polygamie sur laquelle les lois islamiques semblent entretenir un silence complice qui condamne sévèrement la gent féminine, et l'excision dont l'origine serait liée à l'islam et qui dévalorise et dégrade la femme. Parlant de certains aspects du fétichisme, Kourouma y voit une forme d'obscurantisme et de barbarie à travers la pratique des sacrifices humains et des envoûtements. Quant au christianisme, Kourouma y dénonce sa caution de la colonisation et son complexe de supériorité, vecteur d'une volonté d'acculturation des peuples africains.
Par le fait de la colonisation, ces trois religions à savoir l'islam, le christianisme et le fétichisme se partagent désormais l'imaginaire religieux de l'Africain. Et, comme nous l'avons montré dans le chapitre 3, il se pose une problématique de l'hybridité religieuse qui se manifeste par le syncrétisme et l'œcuménisme remarqués chez les personnages kouroumiens. Quelle interprétation faut-il faire de ce phénomène? Peut-on y voir une crise des religions?
III. HYBRIDITE RELIGIEUSE ET VISION D'UNE CRISE DES RELIGIONS
L'hybridité religieuse, comme nous l'avons montrée dans le chapitre 3 de cette étude, est caractérisée par le syncrétisme et l'œcuménisme remarqués chez les personnages kouroumiens. Cette situation instable de l'identité religieuse de l'Africain post-colonial, qui le situe à l'entre-deux-religions, insinue une certaine bâtardise identitaire qui trouve son explication dans une probable corruption des religions en contact. À propos du thème de l'hybridité religieuse qu'il considère comme la bâtardise identitaire, Harris Mémel-Fotê écrivait:
Dans Les soleils des indépendances, la notion présente un contenu global, à la fois cosmologique et anthropologique. Elle désigne en effet trois choses : la corruption dans la nature, l’altération dans la culture, le désordre dans la société, bref, la perte de l’identité du monde.187
Partant de cette précision faite par Harris Mémel-Fotê, nous pensons que l'hybridité religieuse, telle que perçue par Kourouma, nous paraît identifiable à une crise des religions. Quand nous parlons de crise dans ce contexte, il faut entendre la dégradation de l'essence et des dogmes religieux. En effet, les termes de corruption, d'altération, de désordre et de perte sont symboliques des caractéristiques de cette dégradation qu'il est possible de voir à travers l'hybridité religieuse. Quelles sont les manifestations de la crise religieuse que nous retrouvons à travers l'hybridité?
3.1. 1. Crise du sacré et ostentation du sacrilège
Le sacré est, d'abord et avant tout, à considérer comme une expérience. Selon Mircéa Eliade, dans le sacré doit se définir par opposition au profane. L’opposition sacré-profane se traduit souvent comme une opposition entre réel et irréel. Mircéa Eliade explique:
Comme nous l'avons répété à plusieurs reprises, l'homme religieux assume un mode d'existence spécifique dans le monde, et, malgré le nombre considérable des formes historico-religieuses, ce mode spécifique est toujours reconnaissable. Quel que soit le contexte historique dans lequel il est plongé, l'homo religiosus croit toujours qu'il existe une réalité absolue, le sacré, qui transcende ce monde-ci, mais qui s'y manifeste et, de ce fait, le sanctifie et le rend réel. Il croit que la vie a une origine sacrée et que l'existence humaine actualise toutes ses potentialités dans la mesure où elle est religieuse, c'est-à-dire : participe à la réalité. Les dieux ont créé l'homme et le Monde, les Héros civilisateurs ont achevé la Création, et l'histoire de toutes ces œuvres divines et semi-divines est conservée dans les mythes. En réactualisant l'histoire sacrée, en imitant le comportement divin, l'homme s'installe et se maintient auprès des dieux, c'est-à-dire dans le réel et le significatif.
II est facile de voir tout ce qui sépare ce mode d'être dans le monde de l'existence d'un homme areligieux. Il y a avant tout ce fait : l'homme areligieux refuse la transcendance, accepte la relativité de la « réalité », et il lui arrive même de douter du sens de l'existence.188
La croyance au sacré est inséparable de la croyance en un absolu (par exemple un dieu, mais aussi des forces surnaturelles), c’est-à-dire une réalité qui, à la différence de ce qu’on peut observer dans le monde, n’est pas créée, n’est pas limitée dans le temps et l’espace, possède une force ou une puissance qui dépasse tout ce qu’on peut trouver dans le monde. Cet absolu est extérieur au monde (il le transcende) et il apparaît dans le monde. Ainsi, la religion serait en ce sens très simplement l'institutionnalisation de l'expérience du sacré, du sacré institué, par rapport au sacré instituant de l'expérience elle-même. Rudolf Otto ne considère-t- il pas la religion comme étant un système de conduites rituelles et de croyances relatives au sacré? Alors, il est justifié que le sacré reste lié à la religion. Que dire du sacrilège?
Le sacrilège peut être identifié à la transgression du sacré. Il peut être défini généralement comme toute action susceptible d'endommager, de léser ce à quoi on attache un grand prix; manque de respect pour une chose à laquelle on très attaché, donc le sacré.
Ces concepts précisés, notre démarche consistera à montrer que l'hybridité religieuse peut s'interpréter comme une transgression des limites des religions, et donc l'expression d'une ostentation de sacrilège.
Chez Kourouma, la crise religieuse passe par une crise du sacré et aboutit au sacrilège. Il faut voir dans cette crise l'incapacité des religions à apporter des solutions aux problèmes des hommes. C'est en cela que s'inscrit la mort des dieux africains, une thématique qui a d'ailleurs marqué les œuvres de nombre d'écrivains africains.
Dans Monnè, outrages et défis, la crise du sacré est rendue à travers l'inefficacité des sacrifices qui sont consacrés aux mânes des ancêtres. Nous voyons que Kourouma semble mettre en relief l'impuissance des forces ancestrales en insistant sur leur silence face aux nombreux offrandes et sacrifices qui leur sont dédiés. C'est cette situation qui pousse le roi Djigui à s'en remettre à l'islam qui non plus ne lui apportera de solutions à ses problèmes. Pour Martin Dossou Gbénouga: «les dieux africains échouent dans leur mission de sécurisation des hommes qui optent pour des formes de spiritualité nouvelle »189.
C'est pourquoi les propos suivants du roi Djgui ne sont pas moins évocateurs: «Puisque les mânes des aïeux se montrent incapables de nous accorder ce que nous voulons, demandons-le à Allah. J'ordonne à tous de prier le Tout-Puissant. Il accordera la pérennité ou nous mourrons tous de prière. » (Monnè, outrages et défis, p. 14).
Alors, si devant l'incapacité des religions traditionnelles africaines (représentées ici par le culte des ancêtres) à apporter la solution aux peuples de Soba, le roi Djigui recommande de se confier aux prières musulmanes, ce n'est pas que l'islam est présenté comme efficace.
En effet, dans Les soleils des indépendances, le narrateur fait savoir que, les habitants de Togobala délaissent l'islam pour s'en remettre aux religions traditionnelles africaines parce que « le fétiche prédisait plus loin que le Coran » (Les soleils des indépendances, p. 155). Dans ce roman, l'inefficacité de l'islam est incarnée par la figure du marabout Hadj Abdoulaye. Nous remarquons que c’est d’ailleurs dans sa case que sont piétinés tous les mythes qui faisaient jusque-là la grandeur de la religion musulmane dans la capitale de la Côte des Ebènes.
Nous observons que les pratiques du marabout devin Hadj Abdoulaye réalisent un mélange d’éléments pris dans le fétichisme malinké et conjugués avec les éléments de l’islam: « traçage des signes sur sable fin (évocation des morts), jet des cauris (appel des génies), lecture du Coran avec observation d’une calebasse d’eau (imploration d’Allah) » (Les soleils des indépendances, p.68). N'est-ce pas là un aveu d'impuissance de la religion musulmane qui a besoin d'être complétée par les pratiques locales pour être efficace? D'ailleurs, on constatera que les recettes que le marabout donnera à Salimata n'arriveront jamais à la guérir de sa stérilité comme il l’avait prophétisé.
Si les religions traditionnelles africaines et l'islam semblent être considérés par le personnage syncrétique comme insuffisants et inefficaces pour assurer sa plénitude spirituelle, le christianisme est également perçu comme incomplet pour protéger.
Dans Allah n'est pas obligé, le Prince Johnson, figure incarnée du christianisme en dehors du colonel Papa le bon, est angoissé par ses préoccupations d'assurer une protection efficace à ses soldats, jusqu'au jour où il fait la rencontre de Yacouba, un « féticheur- musulman » qu'il recrute immédiatement en ajout au « féticheur-chrétien » qu'il avait déjà à sa disposition. Son objectif est clair: compléter les fétiches chrétiens par les amulettes musulmanes. Le narrateur précise:
Johnson avait un féticheur, un féticheur chrétien. Dans les recettes de ce féticheur, il y avait toujours des passages de la Bible et toujours la croix qui trainait quelque part. [...] Johnson était heureux de rencontrer Yacouba, un féticheur musulman. [...] Les combattants allaient compléter les fétiches par des amulettes constituées de versets du Coran gribouillés en arabe (Allah n'est pas obligé, pp.132-133).
Dans le comportement de ces personnages syncrétiques, il faut assurément discerner un manque de confiance et surtout une certaine irrévérence vis-à-vis des trois religions. Alors, si le sacrilège peut être défini généralement comme toute une action susceptible d'endommager, de léser ce à quoi on attache un grand prix; manque de respect pour une chose à laquelle on est très attaché, comme la religion par exemple, l'hybridité religieuse est en soi une transgression des frontières religieuses, une violation de l'essence de chacune de ces religions.
En somme, la crise du sacré se manifeste chez Kourouma par l'incapacité des religions à apporter des solutions efficaces aux hommes. L'hybridité religieuse semble s'expliquer par cette situation qui pousse les personnages à aller d'une religion à une autre, leur trouvant des insuffisances que leur combinaison résout. Nous avons vu dans ces aller et retour une forme de transgression qui est symbolique du sacrilège envers les différentes religions.
Hormis la crise du sacré, nous avons également constaté que Kourouma attire aussi l'attention sur la décadence de l'éthique religieuse comme une autre caractéristique de la crise religieuse.
3.2. 2. Une éthique religieuse décadente
Dans les romans de Kourouma, nous avons découvert une perte des valeurs religieuses.
Cela se traduit particulièrement par le comportement des représentants religieux comme le marabout, le féticheur ou encore le prêtre ou la none. Ces personnages hybrides semblent avoir perdu tous les repères de la morale. Il s'agit donc d'une dépravation morale qui est liée à la vie sexuelle des personnages.
Dans Les soleils des indépendances, nous découvrons des figures religieuses qui sont des prédateurs sexuels dont les actions perfides se concrétisent à travers le viol. Il s'agit du féticheur Tiécoura et du marabout Hadj Abdoulaye . Ce sont là des figures religieuse qui ont abusé de la confiance de leurs adeptes. Le féticheur Tiécoura se cache sous les traits d'un génie pour violer Salimata à la suite de son excision. De même, celle-ci a ensuite fait l'objet d'une tentative de viol orchestrée par le marabout Hadj Abdoulaye.
Dans ces deux figures religieuses, il faut voir la manifestation de l'irresponsabilité des hommes religieux qui abusent de la confiance de leurs ouailles et incarnent ainsi une décadence de l'éthique religieuse. Ils font montre d'une certaine dépravation sexuelle qui offusque le simple croyant et fait perdre la foi.
Dans Allah n'est pas obligé, Birahima nous surprend en faisant savoir que même les religieuses font l'amour comme toutes les femmes du monde: « La sainte, la mère supérieure Marie-Béatrice, faisait l'amour comme toutes les femmes de l'univers. » (Allah n'est pas obligé, 138). Cette révélation est très importante quand on sait que les religieuses font le vœu de chasteté et promettent leur fidélité à Jésus-Christ. Elle découvre donc l'hypocrisie humaine qui se cache derrière le rideau de la religion. Birahima renchérit en insistant sur la duplicité de cette figure religieuse: « Les religieuses, ça portait des cornettes pour tromper le monde; ça faisait l'amour comme toutes les femmes[...] » (Allah n'est pas obligé, p.79).
Au regard de ce qui précède, il est clair que le personnage syncrétique en perte des valeurs religieuses bafoue l'éthique et fait montre d'une certaine dépravation qui se manifeste au plan sexuel. Cette perte peut par ailleurs amener au désordre incarné par la violence.
3.3. 3. La violence des religions
Il existe un lien insécable entre violence et religion. En effet, dans le rapport entre les deux notions, nous pensons qu'il est possible de voir un lien qui est structurel et s'articule autour de trois points à savoir la trace de l'absolu190, le sacrifice191 et la purification192. C'est pour dire que de toute évidence la violence est présente dans la religion elle-même. Ainsi, à partir de ces trois éléments, nous pouvons voir que la violence entretient un lien structurel avec l'attitude religieuse.
De plus, en situation syncrétique, nous avons compris que, sans repères religieux, les personnages kouroumiens représentent un danger ambulant. Ils sont à tout point de vue l'incarnation de la violence des religions.
Dans Monnè, outrages et défis, Kourouma montre le roi Djigui comme étant un officier de la violence des religions traditionnelles africaines. Par les innombrables sacrifices sanglants que ce roi commande, il est de bon ton que l'on puisse s'interroger sur cette attitude religieuse fondée sur l'obsession du sang. Pire, chez Djigui Kéita, on ne voit aucune gêne à commander des sacrifices humains. Cette forme obsessionnelle de la violence sacrificielle reste très significative dans la crise religieuse. Surtout quand on sait, par le narrateur de Monnè, outrages et défis, que les sacrifices humains étaient comme une faute, un péché, nous trouvons vraiment judicieux de considérer la violence religieuse sous l'angle sacrificiel comme une caractéristique marquante de la crise des religions traditionnelles africaines.
Un autre aspect de la question est l'implication des figures religieuses dans des combats armées. Quand on sait que celles-ci devraient plutôt œuvrer pour la paix, les voir portant des armes est une preuve de crise religieuse. Nous prenons l'exemple de la mère supérieure Marie-Béatrice et du Prince Johnson dans Allah n'est pas obligé.
Marie-Béatrice est une religieuse qui a pris les armes pour défendre la plus grande institution religieuse de Monrovia embrasée par les affres de la guerre tribale. Birahima la présente comme une femme virago, c'est-à-dire femme d'allure et de manières masculines, qui « portait une soutane. Et puis, sur la soutane, pendait un kalach. Et ça, c'est la guerre tribale qui veut ça. » (Allah n'est pas obligé, p.138).
Quant au Prince Johnson, Birahima le présente comme quelqu'un qui justifie les actes de violence qu'il pose par un l'obéissance à un commandement divin. Considéré ainsi, la religion apparaît comme une vecteur de violence. Birahima fait savoir que Prince Johson était « un homme de l'Eglise » qui met ses crimes sur le compte de Dieu. Cette attitude est d'ailleurs très répandue dans les mouvements religieux qui pratiquent la violence pour atteindre leurs objectifs mais qui justifient leurs actes par l'obéissance à un commandement divin. La légende ne raconte-elle pas que même Adolph Hitler disait agir sur un ordre divin? Devant de telles instrumentalisations de la religion au service de la violence, peut-on toujours garder la foi?
Enfin, nous pouvons retenir que la violence constitue un des aspects de la déchéance religieuse dans les romans de Kourouma.
En fin de compte, nous avons montré que Kourouma voit dans l'hybridité religieuse la vision d'une crise des religions. Cette crise religieuse se manifeste à travers une crise du sacré, marquée notamment par l'incapacité des religions à proposer des solutions satisfaisantes aux problèmes des hommes. Nous avons également montré la part de la dépravation morale et de la place de la violence dans cette crise religieuse.
Ce chapitre nous a permis de cerner les intentions qui se cachent derrière l'inscription du religieux dans les romans d'Ahmadou Kourouma. De toute évidence, cet auteur pose un regard sans complaisance sur les religions et trouve qu'elles méritent d'être repensées autrement pour être réellement capables d'apporter des solutions adaptées aux différents besoins spirituels des hommes. Si l'incapacité de ces religions pousse les hommes à l'hybridité religieuse, il est possible de voir dans le comportement syncrétique l'expression d'une crise profonde qui affecte les religions dans leur ensemble. Mais l'hybridité ne porte-elle pas une certaine valeur, la possibilité de nouvelles identités?
CHAPITRE 6 : AHMADOU KOUROUMA, ECRIVAIN DE «LA CIVILISATION DE L'UNIVERSEL»
Si, en portant un regard critique sur l'hybridité religieuse, Kourouma y voit une crise des religions, il y perçoit également une possibilité de renaissance fondée sur le dialogue culturel, un lieu de rencontre et d'échanges fructueux entre les différentes religions. Il semble, sur la question, prôner une démarche qui est proche de la pensée senghorienne de la Civilisation de l'Universel. En effet, sur cette base, nous trouvons que la pensée de Senghor et celle de Kourouma se rejoignent pour dénoncer le recours à la violence entraînée généralement par le contact des cultures, et inviter les Africains à s'assumer dans la dynamique du dialogue des cultures, afin de rendre possible l’émergence de l’Universel. En fait, comment Léopold Sédar Senghor et Ahmadou Kourouma conçoivent-ils la Civilisation de l'Universel? Quels en sont les fondements? En quoi les pensées des deux auteurs se rejoignent-elles? Pour répondre à ces questions, notre démarche consistera à analyser la pensée senghorienne que nous confronterons avec les œuvres de Kourouma pour en déduire la convergence de vues.
I. LA CIVILISATION DE L'UNIVERSEL EN QUESTION
Le nom de Léopold Sédar Senghor restera indéniablement lié au concept de «la civilisation de l'universel » qu'il propose aux Africains en situation d'hybridité culturelle, conséquence de l'esclavage et de la colonisation qui ont provoqué l'ouverture de ceux-ci à d'autres races, cultures, religions, etc. Il faut reconnaître que Senghor n'a pas créé ce concept ex nihilo, mais il l'a puisé à d'autres sources avant de se l'approprier par le processus de plusieurs étapes de maturation. Alors, avant de définir les fondements du concept, un parcours sur son origine nous semble utile.
1.1. Origine du concept de « la civilisation de l'universel »
Si beaucoup de chercheurs, au départ, attribuent la paternité de l'idée de « civilisation de l'universel » à Léopold Sédar Senghor, celui-ci avoue l'avoir emprunté à Pierre Teilhard de Chardin:
Nous avons voulu aider au grand projet exprimé par Pierre Teilhard de Chardin (1881-1955), jésuite, théologien et paléontologue français, au projet de bâtir une civilisation de l'universel, où tous les continents, toutes les races, toutes les nations, en un mot toutes les civilisations apporteraient chacune ses valeurs irremplaçables.193
Au regard de cette affirmation, il s'avère que la paternité du concept revient à Pierre Teilhard de Chardin qui le considère comme une sorte de « rendez-vous du donner et du recevoir » où les peuples du monde doivent mettre en commun ce qu'ils ont de particulier et de spécifique. Il s'agit donc, pour Senghor et de Chardin , de postuler un métissage culturel fécond, qui assurerait une intégration pacifique et parfaite des différents peuples. Ils ont la conviction que l'avenir du monde dépend inéluctablement de l'unité des peuples.
Par ailleurs, beaucoup d'autres chercheurs estiment que le concept de « civilisation de l'universel » trouverait sa source chez le philosophe allemand Leibniz dont la conception de l'universalité rejoint étonnamment celle développée par Senghor. En effet, dans un très remarquable article intitulé « Senghor et la pensée de l’universel : l’éclairage leibnizien » Ramatoulaye Diagne194 révèle que Senghor serait un lecteur de Leibniz. Aussi affirme-t-elle:
On connaît le Panthéon des auteurs de prédilection de Léopold Sédar Senghor. Leibniz ne figure pas parmi les auteurs qu’il cite volontiers. Je n’en tiendrai pas moins ferme la thèse que le meilleur éclairage pour comprendre ce que Senghor entend mettre sous la notion d’universel ou plutôt sous le rapport du particulier à l’universel vient de ce philosophe allemand du XVIIe siècle.195
Elle poursuit:
Leibniz, contrairement à bon nombre de ses contemporains, a compris, comme le dit Senghor, que toute civilisation meurt de sa pureté, c’est-à-dire périt si elle ne s’ouvre pas aux autres.196
Selon elle, Leibniz faisait déjà comprendre que nous devons nous faire des dons réciproques pour édifier la seule civilisation qui soit proprement humaine, la civilisation de l’universel. A ce propos, elle fait savoir:
Leibniz n’est pas un éclectique ni un conciliateur pour le plaisir, voire la lâcheté, de concilier. Selon lui, chaque civilisation, chaque philosophie dit confusément — c’est-à-dire partiellement — le vrai, l’universel à son niveau. Il faut savoir comprendre le rapport de chaque chose à l’universel. Et c’est là que nous comprenons toute la portée de l’expression senghorienne, « le rendez-vous du donner et du recevoir ».197
Etant convaincue, que la pensée senghorienne de la civilisation de l'universel ne saurait être appréhendée plus clairement que sous la lumière de l'œuvre de Leibniz, Ramatoulaye Diagne fait découvrir également chez les deux penseurs la question de l'enracinement dans la problématique de l'universel. Elle écrit:
Pour Leibniz, l’accès à l’universel est avant tout un enracinement dans le particulier, parce que l’universel se présente toujours d’abord sous les traits du particulier. Ce qui permet de mesurer l’importance de ce que dit Léopold Sédar Senghor : « L’universel, c’est d’abord l’héritage culturel d’une ethnie, d’une nation. Car seul l’homme solidement enraciné dans sa civilisation originaire peut assimiler activement les apports extérieurs, comme l’arbre qui, planté dans un riche humus, s’épanouit, fleurit à l’eau et au soleil »198
Cette idée de l'enracinement dans le particulier, tant défendue par Senghor, est l'un des points essentiels de la métaphysique de Leibniz. Dans son ouvrage Discours de métaphysique199, le philosophe allemand montre que toute créature, dans sa singularité, exprime l’universel. Dieu et la créature ont la même rationalité, tout est conspirant, en raison de l’harmonie qui règne dans l’univers. Toute culture exprime la totalité, de son point de vue. Aucune culture ne peut prétendre être la culture universelle, mais c’est de la multiplication des points de vue, du concert de toutes les cultures que s’élèvera le chant de l’universel. Seul Dieu est doté d’ubiquité, mais les créatures doivent savoir qu’en ce qui les concerne « non omnia unus videt » (« un seul ne voit pas tout »).
De ce qui précède, il nous apparaît que, pour saisir la profondeur et l’originalité de la pensée de Léopold Sédar Senghor, il est nécessaire de se référer à ces sources. Parmi ces sources, Senghor lui-même fait souvent référence à des auteurs tels que le révérend Teilhard de Chardin ou Bergson. Le philosophe allemand Leibniz n’est jamais mentionné. Cependant, la conception leibnizienne de l’universalité reste très proche de celle de Senghor, comme l'a illustré Ramatoulaye Diagne.
Maintenant que nous avons situé un tant soit peu le « problème » lié à la paternité du concept de « civilisation de l'universel », comment est-il réellement né chez Senghor?
Dans un remarquable article intitulé « La quête de la civilisation de l'universel chez les écrivains africains: Léopold Sédar Senghor et Félix Couchoro »200, Koutchoukalo Tchassim fait savoir que: « l'idée de l'universalité naît donc du déchirement culturel vécu par Senghor et d'une façon générale par les Africains de son époque »201. Mais, pour comprendre réellement ce déchirement, il faut retourner dans les années d'enfance du penseur. Koutchoukalo Tchassim fait comprendre que « l'origine de ce déchirement lui est personnel et date de son enfance. D'abord déchiré comme catholique dans un pays fortement islamisé, il prit conscience très tôt de ses propres contradictions et des contradictions du monde »202.
Effectivement, lorsqu'à l’âge de 7 ans, Senghor est introduit dans le christianisme, confié par son père à la mission catholique de Joal, se produit-il en lui un conflit, une rupture entre la religion traditionnelle et la nouvelle religion ? Le fait que Senghor entre au séminaire de Ngasobil et y demeure jusqu’en 1922 signifie-t-il que désormais, le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob a effacé de son cœur Roog Seen et les Pangools ? On trouve une réponse à cette question dans La poésie de l’action: « Les esprits de l’animisme et le Dieu catholique avec ses Anges et ses Saints, vivaient en bonne intelligence chez moi »203.
Pour mesurer véritablement toute la portée de l’expression « en bonne intelligence », il ne suffit pas de rappeler certains faits, à savoir les offrandes et les prières qui ont été faites tout au long de la carrière de l’ancien président de la République ou sa participation à des cérémonies religieuses traditionnelles. Il faut aller plus loin et souligner que cette « bonne intelligence » a une justification théorique dans la pensée de Senghor : Roog Seen, par son unicité, sa transcendance, son caractère caché et invisible porte en lui l’universalité du Dieu chrétien unique qui se cache tout en se dévoilant à travers sa création. Le Dieu chrétien est, pour ainsi dire, une intensification de Roog Seen, l’universel n’étant, en fin de compte, qu’une intensification du particulier. En effet, dans la religion traditionnelle sérère, nous trouvons au sommet de la pyramide Roog Seen, incréé, qui, à l’image des religions révélées, est unique et créateur de toute chose. La tâche de la religion traditionnelle consiste à répondre aux interrogations de l’homme sur l’origine du monde, sur sa propre origine, sa vie, sa destinée et sa mort. Après Dieu, viennent les ancêtres, puis les hommes vivants, ensuite les animaux, les végétaux et les minéraux.
Jacqueline Sorel présente ainsi la découverte du christianisme par le jeune Léopold Sédar Senghor :
À Djilor, Sédar ignorait l’Évangile. À Joal, Léopold va en connaître l’existence. Pour un enfant rompu aux coutumes sérères, était-ce une réelle surprise ? Sédar apprend qu’il y a un Dieu unique — il le savait déjà mais il le nommait Roog, — que les saints servent d’intermédiaires — à Djilor, ne les appelle-t-on pas Pangools ? — et qu’il faut prier pour obtenir les bienfaits de Dieu. Le monothéisme sérère n’est pas en contradiction avec le catholicisme.204
S'il ne semble pas y avoir de contradictions entre le monothéisme sérère et le catholicisme, comme le signale Jacqueline Sorel, c'est bien parce que Senghor a vite fait de comprendre que des contradictions naît la part de l'universel, et que l'harmonie des contraires favorise le développement, le progrès:
Notre vocation de colonisés est de surmonter les contradictions de la conjoncture, l'antinomie artificiellement dressée entre l'Afrique et l'Europe, notre hérédité et notre éducation. C'est de la greffe de celle-ci sur celle-là que doit naître la liberté. Saveur du fruit de la greffe qui n'est pas la somme des éléments composants.205
A partir de ces affirmations, il nous est facile, enfin, de comprendre que le concept de « Civilisation de l'Universel » est né chez Senghor en réponse aux multiples contradictions dont il était lui-même et ses congénères africains l'objet. Ces contradictions au plan culturel sont en fait une caractéristique fondamentale de l'Africain colonial et postcolonial. Or, nous devons avoir à l'esprit que l'universel est pluridimensionnel, et c'est cela même qui le rend dynamique, vivant.
A présent, il nous est clair que le concept de « Civilisation de l'Universel » au sens senghorien, trouve son origine dans les contradictions (vécues par généralement par les Africains) nées de la rencontre des cultures occidentale et africaine. Contrairement à un certain Samuel Huntington206, la vision de Senghor est celle d'un monde où les cultures et les religions réconciliées entreraient dans un dialogue pour la paix. La quête permanente de la paix et la coexistence pacifique et réciproquement bénéfique pour les peuples ont profondément influencé son parcours politique et philosophique. Mais, quels sont les fondements de l'idée de « Civilisation de l'Universel »?
1.2. Les fondements de « la civilisation de l'universel »
La civilisation de l'universel pose les principes de la mondialisation sur le plan culturel. Ainsi, l'idéal consiste à totaliser sans dépersonnaliser, s'unir dans la diversité, accepter les différences et les identités propres inhérentes aux différentes composantes de l'humanité tout en s'ouvrant aux autres sans se dissoudre dans l'Universel.
En effet, pour Senghor, l’universel, c’est d’abord l’héritage culturel d’une ethnie, d’une nation. Car seul l’homme solidement enraciné dans sa civilisation originaire peut assimiler activement les apports extérieurs, comme l’arbre qui, planté dans un riche humus, s’épanouit, fleurit à l’eau et au soleil.207
Il s'agit donc, pour Senghor, de postuler un métissage culturel fécond, qui assurerait une intégration pacifique et parfaite des différents peuples. Selon lui, l'avenir du monde dépend inéluctablement de l'unité des peuples. Contrairement à ce que pense Samuel Huntington qui s'inscrit dans la logique de défiance et d’affrontement, Léopold Sédar Senghor, lui, préfère la logique de coopération et de respect mutuel. A la logique de clash, il substitue la logique de pont de lianes. A celle d’hégémonie, il préfère la logique de fraternité entre les peuples et de compréhension mutuelle. Ainsi, déjà le 03 avril 1961, lors d’un message à la nation sénégalaise, il disait :
Bien plus manifeste qu’au siècle dernier apparaît la marche irréversible de l’humanité vers sa « totalisation » et sa « socialisation » à la fois, pour employer les termes mêmes de Pierre Teilhard de Chardin. Cette évidence résulte du processus qui se déroule sous nos yeux, favorisé par les progrès de la science, singulièrement des moyens de communication. Ce ne sont pas seulement les hommes et les biens matériels qui traversent les frontières, mais encore les idées, les techniques, les mœurs ; je dis les civilisations. ... Notre conviction appuyée sur les faits est que chacun possède sa part d’humanité et, partant, de vérité, que la civilisation de demain, pour être celle de la Vérité ou, plus modestement, pour aider au progrès de l’homme, devra être la symbiose vivante de tous les peuples de tous les continents, de toutes les races, voire de toutes les idéologies. Voilà la civilisation de l’Universel, qui ne peut surgir qu’au « rendez-vous du donner et du recevoir », qui naîtra dialectiquement de la confrontation de toutes les civilisations particulières.208
De cette affirmation, il faut comprendre que, pour Senghor, tous les hommes ont une culture qu'il définit comme étant ce que les hommes ont inventé pour rendre la vie vivable et la mort supportable, et qui fonde l'universalité de chaque être humain. Quant à la Civilisation de l'Universel, il la définit comme l'ensemble des valeurs morales et techniques d'un peuple donné à tel moment de son histoire, et leur expression en œuvres concrètes. Alors, loin d'être la domination d'une nation sur les autres nations, elle est la reconnaissance de toutes les spécificités dans une fraternité obligée.
La Civilisation de l’Universel est, à proprement parler, l’expression d’une humanité nouvelle qui résulte du métissage culturel et du triomphe des différences ethniques et culturelles. Senghor présente la civilisation de l’universel comme l’expression de la diversité dans l’unité, c’est-à-dire que tous les peuples, toutes les nations prennent part à un échange transnational, universel et interculturel avec leurs idées et valeurs linguistiques et culturelles. La Civilisation de l’Universel ne s’entend pas comme la négation du particulier, mais au contraire comme son renforcement, son approfondissement.
En somme, Senghor fonde sa conception de « Civilisation de l'Universel » sur la fraternité universelle, le métissage biologique et culturel, l'enracinement dans ses propres valeurs et l'ouverture aux autres, le dialogue interreligieux, bref un grand « carrefour du donner et recevoir ». Ce sont là les mots clés pour bâtir l’édifice qu’est la Civilisation de l’Universel et éviter ainsi le « choc des civilisations » que Samuel Huntington annonce comme imminent et irréversible.
Ce parcours analytique de la pensée senghorienne fait, nous n'en tenons pas moins ferme la thèse que le meilleur éclairage pour comprendre la conception kouroumienne de l'hybridité et de son corollaire l'hybridation, rejoint les fondements de « la Civilisation de l'Universel » telle que conçue par Senghor.
II. L'OEUVRE DE KOUROUMA: DE L'HYBRIDITE POUR LA CIVILISATION DE L'UNIVERSEL
Notre analyse des romans de Kourouma nous a permis de déceler que cet auteur adhère à la pensée de la Civilisation de l'Universel que Senghor fonde sur les notions de métissage culturel, de dialogue interreligieux et d'enracinement dans ses propres valeurs à partir l'ouverture aux autres
Or, il est très important de souligner que ces principes fondamentaux de la Civilisation de l'Universel posent nécessairement et essentiellement la problématique de l'hybridité qui constitue l'axe central de l'œuvre romanesque de Kourouma. Peut-on alors parler de Civilisation de l'Universel sans parler d'hybridité?
2.1. Hybridité comme paradigme central de la Civilisation de l'Universel
La question de l'hybridité, qui se pose comme une problématique chez Kourouma, peut se situer par rapport à trois aspects inhérents à la Civilisation de l'Universel, à savoir l'identité culturelle (religieuse), l'altérité et la diversité. Ces trois notions nous semblent également très chères à la pensée senghorienne de la Civilisation de l'Universel. Notre objectif à ce point est de montrer que l'hybridité est un passage obligé pour parvenir à l'Universel et qu'elle semble mieux éclairer la conception senghorienne. Pour ce faire, nous nous sommes appuyé sur un article écrit par Marion Sauvaire209 dont la lecture nous a été utile pour appréhender les concepts d'identité, d'altérité et de diversité en rapport avec l'hybridité.
Parlant en premier lieu du concept d’identité, disons qu'il trouve son origine dans l’opposition platonicienne entre l’un et le multiple. La perspective de l’identité étant fondée sur un paradigme qui associe l’unité, c'est-à-dire à la « mêmeté » (identité de nature) et à la permanence, elle anime le projet rationnel de fondation du sujet moderne et la conception humaniste de la culture comme unitaire, homogène et stable. Définie comme telle, la notion d'identité, par son caractère humaniste et unitaire, rejoint indéniablement la conception senghorienne de l'universalité de l'être humain. Le métissage culturel doit s'appréhender comme la construction d'une nouvelle identité, fondée sur la base de l'unité dans la multiplicité. Quant à l'œuvre de Kourouma, la question de l'identité est posée en termes de multiplicité des croyances religieuses unifiées dans le sujet - personnage. L'hybridité religieuse est bien évidemment l'expression d'une identité unitaire fondée sur l'universalité de l'homme.
Le second aspect est l'altérité. Elle est fondamentale pour la réalisation du métissage culturel. Elle définit l’autre comme essentiellement différent du même. Mais, la polarisation de la différence entre l'identité et altérité conduit à un paradigme dualiste qui oppose le même et l'autre, l'identique et le différent, le centre et la périphérie, l’universel et le singulier, etc. Cette dichotomie peut être résolue selon deux voies qui sont envisageables et qui recoupent l'issue trouvée par Senghor pour surmonter les contradictions inhérentes à la rencontre des cultures:
- le recouvrement de l'autre par le même à travers assimilation de sa différence, selon le modèle de l’universalisme;
- la fusion du même et de l'autre dans une nouvelle unité plus globalisante, comme dans le modèle du multiculturalisme.
De ces voies de solution, se dégage la question de l'ouverture à l'Universel, qui passe nécessairement par l'enracinement dans le particulier, constamment évoquée par Senghor. De ce fait, l’enracinement et l’ouverture marquent les deux étapes décisives et incontournables de tout processus d’échanges. Senghor l’exprime dans La poésie de l’action comme suit: « Qu’il faut d’abord s’enraciner dans son terroir, sa culture, pour, à partir de là, assimiler, par cercles concentriques de plus en plus larges, avec les civilisations, toutes les autres cultures, différentes.»210 Cette pensée est caractéristique de la poésie de Senghor qui ouvre un pont entre le soi et l’autre et appelle les peuples et nations à un échange réciproque d’idées, de valeurs linguistiques et culturelles. Senghor forge ainsi le concept de Civilisation de l’Universel, des civilisations « le plus profondément enracinée, mais ouverte aux quatre vents de l’esprit qui soufflent des pollens variés, mais complémentaires »211 pour promouvoir l’interculturalité.
Le troisième aspect est la diversité. Elle suggère un renoncement à la figure du sujet moderne identique à soi, tout en cherchant à éviter les écueils de l’essentialisation de l’altérité. La diversité implique un déplacement des perspectives du même et de l'autre, plus précisément, elle implique un changement de nature du sujet, qui devient un sujet divers. En français, l’adjectif divers est synonyme de contradictoire, de pluriel, de dissemblable, de petit et de marginal. Un sujet divers serait non seulement pluriel, mais aussi discontinu, mobile, changeant et contradictoire. On ne peut donc réduire la diversité à la pluralité, car la diversité est indissociable de la mutabilité : si elle peut se concevoir simultanément, comme multiplicité, elle doit aussi être comprise successivement, comme discontinuité. En tant que telle, il faut voir dans le concept de diversité une totalité stable, une harmonie des contraires, comme le soutient Senghor.
Au total, au regard de ces repérages conceptuels, nous comprenons que la théorie de la Civilisation de l'Universel est intimement liée à la problématique de l'hybridité. L’hybridité culturelle se rapproche alors du métissage et se situe dans la perspective de l’altérité. Pour nombre de chercheurs, l’hybridité reste une notion clé pour étudier les processus de transformations culturelles en dehors de tout essentialisme. Elle se rapproche de la créolisation212, qu'Édouard Glissant considère comme le processus selon lequel les éléments culturels les plus éloignés et hétérogènes peuvent entrer en relation, et se situe davantage dans la perspective de la diversité. On peut alors la concevoir comme un processus de transformation, voire de création (l’hybridation), plutôt que comme un résultat. L'hybridation serait envisagée non comme un processus général, une nouvelle totalité, mais comme une multiplicité de processus spécifiques à des situations d’interactions particulières. Pour Emmanuel Molinet, l'hybridation peut s'entendre comme une esthétique de la diversité213.
Nous venons de montrer que l'hybridité est, comme un concept opératoire, ce qui relie l'œuvre de Kourouma à la théorie de la Civilisation de l'Universel. Comment se manifestent ses principes fondamentaux dans les romans de l'écrivain ivoirien?
2.2. La Civilisation de l'Universel chez Ahmadou Kourouma
Le métissage culturel, l'enracinement dans ses propres valeurs et l'ouverture aux autres, le dialogue interreligieux, voilà les fondamentaux de la théorie senghorienne de la Civilisation de l'Universel qui sont en rapport avec l'hybridité, associés à l'identité, l'altérité et la diversité, marquant l'œuvre d'Ahmadou Kourouma. C'est donc dire qu'il existe une grande part de la Civilisation de l'Universel telle que pensée par Senghor dans les romans de Kourouma. Notre objectif ici est d'illustrer cette thèse en montrant aussi comment cet écrivain traite la question.
2.2.1. Métissage culturel, identité nouvelle...
La question de métissage culturel est bien présente chez Kourouma. Mais, il faut d'entrée de jeu avertir que Kourouma n'a pas théorisé sur le sujet comme c'est le cas chez Senghor. Cependant, cet intérêt de Kourouma pour l'acceptation du métissage culturel nous semble symbolique dans son œuvre à travers les personnages de Fama dans Les soleils des indépendances et de Djigui Kéita dans Monnè, outrages et défis. Il est possible de penser que l'affirmation du métissage culturel et le souhait d'une nouvelle identité sont traduits chez Kourouma par la fin tragique qu'il inflige à ces deux personnages qui n'ont pu s'adapter dans leurs sociétés en pleines mutations.
Ces deux personnages représentent deux cas liés à deux périodes différentes de l'histoire de l'Afrique. En effet, si Djigui Kéita vit les déchirements identitaires de l'Africain en contact avec le colonisateur blanc, Fama, quant à lui, est écartelé entre le monde africain traditionnel et le monde nouveau créé par les indépendances. Force est de constater que tous les deux ont vécu leurs situations uniquement comme une perte identitaire qui les condamne à l'errance.
Parlant spécifiquement de Fama, la colonisation l’avait déjà dépossédé de son pouvoir, mais les indépendances, bien qu’il se soit battu pour elles, ne lui ont pas rendu son statut. Il n’a pas su trouver sa place et n’a finalement obtenu d’autre avantage que la carte d’identité nationale. Nous notons donc que le destin de Fama est tragique parce qu’il veut résister de toutes ses forces aux dynamiques du changement, refusant donc toute possibilité de métissage culturel qui doit s'entendre ici comme la conciliation de l'ancien monde et du nouveau monde.
Il faut remarquer que ce personnage, au lieu de s'adapter aux nouvelles réalités apportées par les indépendances, développe une forte nostalgie du passé culturel auquel il s'attache et dans lequel il s'enferme.
Si, comme le dit Senghor: « l’idée de solidarité culturelle exclura tout complexe de frustration, toute forme de surenchère, toute politique de bascule, d’humeur ou de mendicité », la frustration marque indélébilement Fama et Djigui.
Quant à ce dernier, il faut voir dans son rejet de la civilisation étrangère un refus catégorique de toute idée de métissage culturel. Certes il est condamné par la défaite de Soba à « collaborer » avec les Blancs, mais il reste essentiellement attaché à sa culture islamique. Cet enferment dans sa propre culture semble être condamné par Kourouma qui fixe un destin tragique à son personnage désorienté dans un monde, où il s'enlise dans le tourbillon des contradictions qu'il doit subir comme humiliations, mépris et monnè.
A travers la fin tragique des personnages de Fama et de Djigui, qui expriment leur refus de s'adapter au monde nouveau, Kourouma semble montrer que le métissage culturel reste l'incontournable modus vivendi que doit adopter l'Africain colonial et postcolonial.
11.2.2. De l'altérité religieuse à l'enracinement dans les religions traditionnelles africaines
L'altérité et l'enracinement se situent chez Kourouma sur le plan religieux. En effet, en face de la religion de l'Autre, les personnages kouroumiens s'ouvrent, mais restent également enracinés dans les religions traditionnelles africaines. Ainsi comme l'affirme Senghor qu' « en vérité, loin de rejeter brutalement, stupidement, les valeurs de l’Occident européen, il nous fallait faire un tri parmi elles pour ne choisir que celles que nous pouvons assimiler, dont nous pourrions tirer profit. D’où ma formule: Assimiler, non être assimilé.»214, les personnages kouroumiens dans leur comportement syncrétique montrent toujours un véritable attachement aux religions du terroir. Les exemples de personnages syncrétiques sont légions dans les romans de Kourouma.
Dans Monnè, outrages et défis, nous avons l'exemple de Djigui Kéita, qui, quoique musulman, reste d'abord et avant tout attaché au culte des ancêtres. L'illustration en est le fait que, devant le danger de l'invasion étrangère, il a d'abord recours aux sacrifices qu'il consacre aux mânes des Keita, avant d'aller chercher les voies de recours à travers les prières musulmanes. Cette attitude nous semble le signe d'un réel attachement aux religions traditionnelles africaines, un enracinement qui se traduit par l'acceptation de la religion islamique sans le reniement des religions du terroir.
Le même exemple se retrouve aussi chez Fama ou Samalita ou encore chez le marabout devin Hadj Abdoulaye. Ainsi, nous voyons que, même en tant que musulman, Fama observe scrupuleusement les recommandations du féticheur (Balla) parce qu’il veut respecter l’esprit et la lettre de la sagesse qui veut qu’ « on ne couche jamais dans la case d’un enterré sans le petit sacrifice qui éloigne esprits et mânes » (Les soleils des indépendances, p. 93). Alors, Fama, « entre de vieux canaris et un cabot galeux », exécute nuitamment des sacrifices dans la case patriarcale qu’occupait son défunt cousin Lacina et ce, « en dépit de sa profonde foi au Coran, en Allah et en Mahomet » (Les soleils des indépendances, p. 94).
De même, Salimata a été présentée comme une musulmane pieuse, « elle priait proprement, se conduisait en tout et partout en pleine musulmane, jeûnait trois jours, faisait l’aumône et les quatre prières journalières. » (Les soleils des indépendances, p. 28). Mais, il faut noter qu'elle reste entièrement enracinée dans le fétichisme malinké. Pour tenter de trouver une solution à sa stérilité, elle n'hésite pas à s'adonner à des rituels fétichistes qu'elle mélange avec les rituels coraniques (Les soleils des indépendances, pp. 29-30).
Quant au marabout devin Hadj Abdoulaye, quoique lié à l'islam dont il semble maîtriser même les grands secrets, il n'est pas moins enraciné dans les religions traditionnelles africaines. On peut, en effet, observer que ces pratiques rituelles restent ancrées dans le fétichisme malinké et conjuguées avec les éléments de l’islam: «traçage des signes sur sable fin (évocation des morts), jet des cauris (appel des génies), lecture du Coran avec observation d’une calebasse d’eau (imploration d’Allah) » (Les soleils des indépendances, p.68).
Il faut signaler que l'enracinement, loin d'être seulement limité au plan individuel, est aussi un acte collectif. Ce phénomène s’est généralisé à Togobala où tout le monde se dit musulman mais reste attaché au fétichisme malinké. On y pratique la divination, et « pas uniquement avec les méthodes prescrites par Allah. Parce que musulmans dans le cœur, dans les ablutions, le fétiche koma leur devait être interdit. Mais le fétiche prédisait plus loin que le Coran » (Les soleils des indépendances, pp. 154-155).
De plus, si face aux exigences de l’espace social, les habitants de Togobala passent outre la loi d’Allah qui leur interdit le fétiche koma, c'est bien parce qu'ils restent attachés aux religions du terroir. Ainsi, « chaque harmattan, le koma dansait sur la place publique pour dévoiler l’avenir et indiquer les sacrifices. Et quel village malinké n’avait pas ses propres devins ? Togobala la capitale de tout le Hourodougou, entretenait deux oracles : une hyène et un serpent boa. » (Les soleils des indépendances, p. 155).
Par ailleurs, notons que dans En attendant le vote des bêtes sauvages, les cas Koyaga, Tiékoroni et l'homme en blanc sont également très révélateurs de cette question d'enracinement de l'Africain en situation d'altérité religieuse.
En effet, Koyaga, lors de sa cérémonie d'investiture, « prêta serment sur les mânes des ancêtres, le Coran et la Bible » (En attendant le vote des bêtes sauvages, p.107). Il faut voir dans ce comportement une volonté de mettre en valeur les religions traditionnelles africaines aux côtés de l'islam et du christianisme.
En fait, la plupart des présidents-dictateurs mis en scène dans En attendant le vote des bêtes sauvages démontrent toujours un attachement fondamental aux religions traditionnelles africaines. De leur comportement syncrétique, se lit une volonté d'affirmation identitaire en tant qu'Africain ancré dans les religions ancestrales, comme ce portrait de Tiékoroni semble bien l'illustrer:
L’homme en blanc fut un pieux et pratiquant musulman qui transforma son pays en république islamique ; Tiékoroni, un catholique qui bâtit dans les terres ancestrales de son village natal le plus somptueux lieu de culte catholique hors de Rome. Cette opposition dans les croyances religieuses n’était que purement formelle. Ils étaient tous les deux foncièrement animistes (En attendant le vote des bêtes sauvages, p.173).
De cette attitude des personnages syncrétiques chez Kourouma, il faut, à notre sens, voir une volonté de lutte contre le déracinement, ce qui amènerait au reniement que refuse Senghor. Il faut comprendre ici que les comportements syncrétiques des personnages kouroumiens sont des illustrations parfaites de l'adhésion de Kourouma à cette volonté d'enracinement de l'Africain, en situation d'hybridité religieuse, dans les religions traditionnelles africaines. Ainsi, avant de s'ouvrir aux autres religions, il est important de s'enraciner dans les pratiques cultuelles de son terroir et apporter le meilleur de sa religion dans le creuset de la Civilisation de l'Universel. Assimiler sans être assimilé, voilà la fameuse prescription senghorienne qui justifie l'enracinement.
Si Senghor souligne de manière péremptoire que les peuples et cultures doivent avoir la possibilité de préserver leurs particularités, leurs différences pour les présenter aux autres cultures et civilisations dans le but d’opérer un échange, un dialogue enrichissant et fécond, chez Kourouma, il est question plus spécifiquement d'un dialogue interreligieux comme l'expression de la diversité dans l'unité.
11.2.3. Dialogue interreligieux: la diversité œcuménique
Pour Kourouma , il faut faire cohabiter les religions et par là en tirer le meilleur parti pour le bien de l'individu. Arriver à surmonter tout conflit religieux, nécessite donc la volonté de les mettre dans un ensemble harmonieux en vue d'une quête de la paix, de la solidarité et de la fraternité.
Si le terme d'œcuménisme est employé pour désigner le dialogue des chrétiens avec les juifs, avec les membres d'autres religions (musulmans, hindouistes, bouddhistes, etc.) ou même avec les non-croyants, il correspond bien à l'idéal senghorien du dialogue interreligieux, et par cet emploi extensif, qui peut se justifier par l'origine du mot, ouvre la voie sur la possibilité d'une religion de l'Universel.
Chez Kourouma, l'œcuménisme tel que défini est présent notamment dans Allah n'est pas obligé, où le personnage de Papa le bon reste la parfaite illustration. En effet, Papa le bon, formé aux USA pour devenir prêtre, l'est devenu mais dans «le foutu Libéria» en tant que prêtre œcuménique. Il organise des messes œcuméniques au cours desquelles il parle à la fois de Jésus-Christ, de Mahomet et de Bouddha. Le narrateur du récit confirme cela: « Le colonel
Papa le bon organise une messe œcuménique (Dans le Larousse, œcuménique signifie une messe dans laquelle ça parle de Jésus-Christ, de Mahomet et de Bouddha. Oui le colonel Papa le bon organise une messe œcuménique. » (Allah n'est pas obligé, p.53).
Même s'il est possible de voir dans cet extrait les dérives identitaires de l'homme en période de guerre, de chaos, nous pensons que l'intérêt accordé au caractère œcuménique du personnage par Kourouma n'est pas innocent. En effet, il nous semble que, loin de dénoncer ce comportement de Papa le bon, Kourouma y exprime au contraire une nécessité, une valeur, le salut de l'Africain dans un monde marqué désormais par la diversité religieuse.
Aussi, le narrateur, Birahima, fait-il noter que « le temple était ouvert à toutes les religions ». Cela marque encore fortement l'œcuménisme chez Papa le bon. Plus clairement, il faut souligner que le temple servait également de palais de justice et Papa le bon, en juge, fait jurer les accusés sur Dieu et les fétiches, et les soumet aussi aux pratiques magiques de l'ordalie.
Nous trouvons qu'à travers l'œcuménisme de ce personnage, se décline toute la volonté kouroumienne du dialogue interreligieux. Il est une condition obligée pour les Africains, en situation d'hybridité, de réaliser la complémentarité des religions. D'ailleurs, ce qui justifie le comportement syncrétique et œcuménique du personnage kouroumien, c'est bien la conscience que les religions prises singulièrement ne sont pas efficaces. C'est ce que nous avons constaté chez eux et qui explique réellement leur aller-retour entre l'islam, le christianisme et les religions traditionnelles africaines.
Aujourd'hui, la question du dialogue interreligieux est au centre de nombreux débats pour la quête de la paix dans le monde. Mais, il est à noter que des positions théologiques conditionnent le dialogue. A cet effet, Thom Sicking explique que:
Lorsque l’on examine la liste des diverses rencontres interreligieuses, on constate que l’initiative en revient souvent aux chrétiens. C’est que les théologiens chrétiens de nos jours étudient la place des religions non chrétiennes dans le plan du salut avec une grande ouverture. Lorsque des croyants de ces autres traditions religieuses sont invités à prendre part aux échanges, ils le font facilement, ne se sentant nullement menacés par cette attitude chrétienne. Il n’en va pas de même en d’autres traditions. L’islam considère le judaïsme et le christianisme comme des étapes antérieures à l’islam, qui vient en quelque sorte couronner la révélation. Il y a dans cette conception une place réelle pour les autres traditions religieuses, qui sont cependant vues à travers le prisme du Coran. Les traditions bouddhistes ou hindoues sont largement ouvertes à d’autres traditions, interprétées dans le cadre de leur vision du monde.
La possibilité de dialogue est ainsi déterminée par la conviction des partenaires : ce qui est possible dans un cas ne l’est pas dans un autre. Schématiquement on peut résumer les diverses positions de la façon suivante : ma religion est la seule vraie, donc les autres ne le sont pas (position exclusiviste) ;ma religion est vraie, mais d’autres peuvent l’être également ou elles peuvent - au moins - contenir des éléments de vérité et être des moyens de salut (position ouverte) ;toutes les religions sont des voies de sagesse (position syncrétiste).
Mais, au-delà de toutes polémiques théologiques, l'œcuménisme a pour vocation première la pacification des rapports entre les religions et le monde. Thom Sicking fait savoir que:
Le dialogue interreligieux comme le dialogue œcuménique sont souvent pratiqués pour aboutir à des prises de position communes sur des thèmes et des questions que les participants ont en commun. Le partage de soucis ou l’action entreprise ensemble favorisent un climat de coexistence pacifique.215 216
Enfin, si la paix reste l'objectif fondamental du dialogue interreligieux, l'œcuménisme du personnage kouroumien doit s'entendre beaucoup plus comme la réalisation de la paix avec soi-même et avec les autres. Parce que déchiré par les mutations socioculturelles, devenu le foyer d'un conflit religieux, l'Africain, comme le propose Kourouma et avant lui, Senghor, ne peut trouver la paix que dans l'acceptation de puiser dans chaque religion qui se présente à lui le meilleur possible. Ce faisant, il émerge du chaos de la diversité pour s'inscrire dans la Civilisation de l'Universel.
Au regard de ce qui précède, il faut donc retenir que les valeurs et principes théorisés par Senghor pour la Civilisation de l'Universel à savoir le métissage culturel, l'ouverture à l'Autre et l'enracinement dans sa propre culture, le dialogue interculturel et interreligieux, sont effectivement présents dans les œuvres d'Ahmadou Kourouma. Il est, au final, clair pour nous que cet auteur adhère à la conception de la Civilisation de l'Universel telle que prônée par Senghor. Les idéaux de l'Universel se lisent dans le comportement syncrétique et œcuménique des personnages kouroumiens. Le syncrétisme et l'œcuménisme restent des voies privilégiées qui peuvent ouvrir sur l'Universel chez Kourouma.
Kourouma, écrivain de « la Civilisation de l'Universel» ? Oui. En effet, l'œuvre romanesque de cet écrivain, qui nous semble doté d'une grande ouverture d'esprit, est fortement marquée par l'hybridité, une notion opératoire et centrale dans la conception senghorienne de la Civilisation de l'Universel. Qui parle d'hybridité, évoque nécessairement des questions liées à l'altérité, à l'identité et à la diversité. Or, dans la conception senghorienne, la Civilisation de l'Universel passe absolument par le métissage culturel, l'ouverture aux autres et l'enracinement dans sa propre culture, le dialogue interculturel et interreligieux. Ces notions fondamentales de l'Universel sont également présentes dans l'œuvre de Kourouma et se perçoivent à travers le syncrétisme et l'œcuménisme, constatés chez les personnages kouroumiens. Alors, que conclure? Par ce fait, nous avons montré que la conception kouroumienne de l'hybridité et de son corollaire l'hybridation, rejoint les fondements de « la Civilisation de l'Universel » telle que conçue par Senghor. Si l'hybridité renvoie de prime abord à l'idée de conflit identitaire, Kourouma tout comme Senghor propose que la voie la plus salutaire, pour faire la paix avec soi-même et avec le monde, se trouverait dans le syncrétisme et dans l'œcuménisme religieux. C'est aussi la voie de l'enrichissement comme le proclame Senghor: « S’enrichir de nos différences pour converger vers l’Universel.»217
CONCLUSION GÉNÉRALE
Notre travail avait pour objectif général de montrer les relations entre le traitement de la religion et l'écriture d'hybridation dans l'œuvre romanesque d'Ahmadou Kourouma. Spécifiquement, il s'agissait de voir comment cet écrivain traite justement l'hybridité en rapport avec la thématique de la religion et procède à l'hybridation scripturaire qui se trouve être à l'image de l'hybridité culturelle de l'Africain post-colonial. L'ensemble de nos investigations s'est véritablement effectué dans la dynamique de vérification des hypothèses de départ qui ont orthonormé la logique de nos réflexions. Il était donc question de prouver que:
- la religion constitue le fondement de l'œuvre romanesque d'Ahmadou Kourouma;
- il existe une corrélation entre le syncrétisme et l'œcuménisme religieux des personnages et le caractère hybride de la langue, de l'écriture et du discours dans les textes kouroumiens;
- l'écriture hybridée de Kourouma peut s'interpréter comme une écriture nihiliste;
- l'inscription du champ de la religion permet à Kourouma de porter un regard critique sur les religions;
- l'œuvre romanesque de Kourouma propose une approche fonctionnelle de l'hybridité qui rejoint le concept senghorien de la Civilisation de l'Universel.
Au terme de nos analyses, il est apparu que les romans de Kourouma se fondent essentiellement sur les religions, notamment le christianisme, les religions traditionnelles africaines et l'islam. Ce dernier trouve particulièrement une place importante dans l'univers romanesque de ce romancier, musulman lui-même. Aussi l'inscription de la religion s'est-elle manifestée à travers des notations à caractère religieux (notations historiques, sociologiques, théologiques, cultuelles, langagières) disséminées dans les textes kouroumiens. Il faut noter en outre que le fondement religieux des romans kouroumiens se perçoit aussi par le truchement de la prééminence de certains thèmes à connotation religieuse déployés à travers les textes, comme le rêve, l'amour, la prière, le sacrifice, la foi, la malédiction, la mort, etc. Nous n'allons pas oblitérer ici l'attention particulière portée sur des figures religieuses à l'instar du prêtre, du marabout, de la none, du féticheur, etc.
Parlant de l'identité religieuse, il faut dire qu'il s'agit d'une hybridité religieuse sous- tendue par le syncrétisme et l'œcuménisme. En effet, le romancier, ayant construit son œuvre sur un fond religieux, un socle à trois piliers représentant principalement les religions traditionnelles africaines, le christianisme et l'islam, on découvre chez le personnage kouroumien une hybridité religieuse qui le situe à l'entre-deux des différentes religions. Cela s'explique par le fait que, avant la colonisation, les peuples africains s'investissaient dans les religions traditionnelles africaines. Il est constaté que la rencontre de ces différentes religions avec l'islam et le christianisme a provoqué des conflits interreligieux notamment entre l'islam et le fétichisme, entre le christianisme et l'islam. Il est apparu qu'au-delà de cette réalité conflictuelle, une hybridité religieuse s'est installée chez les personnages par la conciliation de ces différentes religions, créant ainsi des situations de syncrétisme et d'œcuménisme. Nous retenons donc que Kourouma pose un réel problème d'identité religieuse de l'Africain postcolonial. Ce problème suggère la question de la perte identitaire dont pâtissent nombre d'Africains post-coloniaux sous la forme d'une certaine bâtardise. À propos du thème de la bâtardise, Harris Mémel-Fotê, faut-il le rappeler, écrivait que :
Dans Les soleils des indépendances, la notion présente un contenu global, à la fois cosmologique et anthropologique. Elle désigne en effet trois choses : la corruption dans la nature, l’altération dans la culture, le désordre dans la société, bref, la perte de l’identité du monde.218
C'est ce désordre, cette perte de l'identité du monde qui semble être le reflet de l'écriture hybridée chez Kourouma. En effet, l'hybridité religieuse, la multiplicité des croyances chez les personnages kouroumiens, est évidemment à l'image de l'éclatement des formes scripturaires.
D'une façon générale, nous avons pu comprendre que l’hybridation littéraire prend des formes différentes, suivant l’interprétation particulière de chaque critique. Selon notre analyse, l'ambivalence scripturaire de la violence et l'amalgamation de l'humour et de l'ironie sont quelques-unes des marques de l'écriture d'hybridation chez Ahmadou Kourouma. Cela s'inscrit dans la conception de l'hybride fixée par Budor et Geerts qui pensent que, faut-il le rappeler, la spécificité de l’hybride réside dans l’affirmation, « à partir de la coexistence d’éléments disparates mais compatibles, [de] la force créatrice de la réunion : loin de porter le regret d’un ordre antérieur, il proclame le composite et exalte l’ouverture de l’ordre nouvellement institué. »219 Notons donc que le composite est très caractéristique du discours et des codes littéraires chez Kourouma. Les textes de ce romancier sont aussi marqués par une hybridation discursive ainsi qu'une subversion des codes, comme des procédés littéraires faisant interagir des éléments apparemment divergents, ou que l'on considère incompatibles à coexister dans le texte. Cette réalité scripturaire préfigure tout le problème de la polyphonie et du dialogisme dans l'œuvre de Kourouma.
A la vérité, Kourouma se sert généralement de divers éléments linguistiques normalement bannis par l’écriture artistique pour produire son écriture romanesque : vocabulaire et orthographe relâchés, insertion de termes familiers du malinké, de l’anglais, de l’arabe ou des autres langues connues et courantes de son espace géographique et linguistique, bref un ensemble linguistique totalement hétérogène qui contribue à l'hybridation de l'écriture par le jeu intertextuel. Il se vérifie en outre dans les romans de cet écrivain plusieurs procédés intertextuels notamment des allusions, des éléments culturels divers qui viennent compléter la structuration du texte à l’instar des proverbes et maximes ou des expressions en langue malinké. Notons que la coexistence de tous ces éléments dans les textes kouroumiens est indéniablement une des multiples preuves éloquentes de l'hybridation scripturaire.
Au demeurant, qu'il s'agisse d' En attendant le vote des bêtes sauvages ou d' Allah n'est pas obligé, il est apparu qu'il existe, chez Kourouma, une subversion générique, un mélange de genres, où se mêle une certaine hybridation entre épopée, fiction et satire. En somme, il y a dans ces romans une inclusion ou une union des divers types de discours. Il s'avère que le mélange générique participe de la subversion des codes littéraires et marque les questions d'architextualité chez Kourouma.
S'il est vérifié que la question de l'hybridité et de l'hybridation se déploie dans l'œuvre romanesque kouroumienne, caractérisée par l'hybridité religieuse et l'hybridation scripturaire, quelles interprétations pouvons-nous en donner?
Que comprendre de l'hybridation de l'écriture mis en relation avec le comportement syncrétique des personnages kouroumiens? A notre avis, l'écriture hybridée préfigure un nihilisme comportemental des personnages syncrétiques. Si le nihilisme, pris en dehors des débats philosophiques confus, fait référence à la thématique de l'Absence, à une vision d'un monde décadent et à la thématique des incertitudes, nous retenons que l'écriture hybridée adoptée par Kourouma, loin d'être fortuite, est symbolique d'une société en plein effondrement et dont les membres sont en proie à la désorientation. Nous sommes donc en présence de personnages écartelés dans des univers déchirés où le pessimisme s'installe et où le Mal semble omniprésent. De ce fait, il faut comprendre que l'écriture de Kourouma nous a paru une écriture nihiliste. Le pessimisme des personnages kouroumiens n'est, de toute évidence, que l'archétype des désillusions de toutes les nouvelles générations d'après les indépendances qui vivent la précarité d'un monde nouveau, instable et délétère. Il se pose même à cet effet la question de l'identité culturelle de l'Africain post-colonial qui reste caractérisé, au plan religieux, par l'hybridité. Quel regard Kourouma porte-t-il sur les religions en général, et sur l'hybridité religieuse en particulier?
Selon notre analyse, il est apparu que derrière l'inscription du religieux, Kourouma a choisi subrepticement de poser un regard critique sur les religions, notamment l'islam, le christianisme et les religions traditionnelles africaines, et trouve qu'elles méritent d'être repensées autrement pour être réellement capables d'apporter des solutions idoines aux différents besoins spirituels des hommes. En outre, il est possible de voir dans l'hybridité religieuse la vision d'une crise des religions qui se manifeste à travers la crise du sacré marqué notamment par l'incapacité des religions à proposer des solutions satisfaisantes aux problèmes des hommes, la dépravation morale et de la violence religieuse.
Malgré la critique qu'il formule contre l'hybridité religieuse, Kourouma y perçoit toutefois une certaine valeur, la possibilité d'une identité nouvelle, ancrée dans la Civilisation de l'Universel.
Il a été clair que Kourouma est un écrivain de « la Civilisation de l'Universel». Si pour Senghor la Civilisation de l’Universel est à proprement parler l’expression d’une humanité nouvelle qui résulte du métissage culturel et du triomphe des différences ethniques et culturelles, l’expression de la diversité dans l’unité, les œuvres de Kourouma répondent manifestement aux valeurs fondamentales de la conception senghorienne de l'interculturalité. Basée sur l'hybridité, l'œuvre romanesque de Kourouma s'inscrit dans la perspective des questions liées à l'altérité, à l'identité et à la diversité. Or, chez Senghor, la Civilisation de l'Universel passe absolument par le métissage culturel, l'ouverture aux autres et l'enracinement dans sa propre culture, le dialogue interculturel et interreligieux. Ces notions fondamentales de l'Universel sont également présentes dans l'œuvre de Kourouma et se perçoivent à travers le syncrétisme et l'œcuménisme, constatés chez les personnages kouroumiens. Il est apparu très évident que le meilleur éclairage pour comprendre la conception kouroumienne de l'hybridité et de son corollaire l'hybridation, rejoint les fondements de « la Civilisation de l'Universel » telle que conçue par Senghor. Nous avons pu comprendre que si l'hybridité renvoie de prime abord à l'idée de conflit identitaire, Kourouma, tout comme Senghor, propose que l'Africain post-colonial s'enrichisse du contact des diverses cultures, en trouvant sa propre cohésion dans le syncrétisme et dans l'œcuménisme religieux. Aux yeux de Kourouma, c'est aussi la voie de l'enrichissement comme le proclame Senghor: « S’enrichir de nos différences pour converger vers l’Universel.»220
En somme, notre travail a contribué à une approche de la religion et de l'hybridation scripturaire dans l'œuvre romanesque d'Ahmadou Kourouma. Il en ressort que ce romancier reste une figure marquante du renouvellement de la littérature africaine. Notre interprétation de l'hybridité religieuse et de l'hybridation scripturaire sont, à bien des égards, les résultats probants d'un nouveau regard critique porté sur l'œuvre romanesque de cet écrivain ivoirien dont la force créatrice nous a séduit depuis que nous préparions notre mémoire de maîtrise que nous lui avions d'ailleurs consacré. Nous nous étions alors intéressé à son écriture comme forme de politisation de l'œuvre d'art.
A présent, il faut dire que la présente étude nous a permis d'élargir notre champ de réflexion sur l'œuvre de cet écrivain hors pair, que nous considérons comme un écrivain dense et actuel.
Le rôle d'Ahmadou Kourouma est donc assez important et révélateur dans le renouvellement de l'écriture africaine : hybridation générique (épopée, roman, conte), dérision et solitude du héros (Fama, Djigui, Koyaga), spécularité scripturale à travers les multiples versions des faits que raconte le narrateur (Monnè, outrages et défis, En attendant le vote des bêtes sauvages), polyphonie et dialogisme. C'est compte tenu de son importance dans ce renouvellement de l'écriture et de ce parcours atypique que la critique a souvent commenté l'œuvre de Kourouma.
Faisant de la rupture des frontières culturelles le culte de l’entre-deux altérités, d'où il fait émerger le triomphe des identités nouvelles fondées sur l’interculturalité, Kourouma demeure, pour la critique, et ceci à raison, l'un des symboles de la lutte de l’orthodoxie culturelle. Si pour Senghor il faut promouvoir l'interculturalité comme un ensemble des cultures « le plus profondément enracinée, mais ouverte aux quatre vents de l’esprit qui soufflent des pollens variés, mais complémentaires »221, Ahmadou Kourouma, pour marquer l'hybridité religieuse, reste persuadé que « c'est au bout de la vieille corde qu'on tisse la nouvelle »222.
BIBLIOGRAPHIE
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, Allah n'est pas obligé, Paris, Seuil, 2000.
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, Yacouba, chasseur africain (roman de jeunesse), Paris, Gallimard
Jeunesse, coll. Folio junior, 1998.
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II. OUVRAGES, ARTICLES ET REVUES SUR L’ŒUVRE ROMANESQUE D’AHMADOU KOUROUMA
2.1. OUVRAGES
- BORGOMANO (Madeleine), Ahmadou Kourouma. Le « guerrier » griot. L’Harmattan, Paris, 1998.
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- DJIAN(Jean-Michel), Ahmadou Kourouma, Paris, Seuil, 2010.
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- JEUSSE (Marie-Paule), Les soleils des indépendances d’Ahmadou Kourouma : étude critique, Paris, F. Nathan, Coll. Une œuvre, un auteur, 1984.
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- NICOLAS (Jean-Claude), Comprendre Les soleils des indépendances d’Ahmadou Kourouma, Paris, St Paul, Coll. Comprendre, 1985.
- OUÉDRAOGO (Jean) dir., L’imaginaire d’Ahmadou Kourouma : contours et enjeux d’une esthétique, Paris, Karthala, 2010.
2.2. ARTICLES
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- DERIVE (Jean), « L’utilisation de la parole orale traditionnelle dans Les Soleils des indépendances d’Ahmadou Kourouma » in La permanence de la mutation des mythes traditionnels africains dans la littérature moderne, Colloques de Limoges, 1976, L’Afrique littéraire et artistique n°54-55, 1979, pp. 103-110.
- , « Quelques propositions pour un enseignement des littératures francophones. L’exemple d’un roman : Les soleils des indépendances » in Recherche, pédagogie, culture, n°68, octobre-décembre 1984, pp. 66-71.
- GBANOU (Sélom Komlan), « En Attendant le vote des bêtes sauvages ou le roman d’un « diseur de vérité », in Revue Etudes françaises, Vol 42, no 3, 2006, pp. 51-75.
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- MEMEL-FOTÊ (Harris), « La bâtardise », in Essai sur Les soleils des indépendances, Abidjan, NEA, 1977, pp. 42-75.
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- NDIAYE (Christiane), « La mémoire discursive dans Allah n’est pas obligé ou la poétique de l’explication du "blablabla" de Birahima » in Études françaises, vol. 42, n° 3, 2006, pp. 77-96.
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- NOUMSSI (Gérard Marie), « Variation normative et normalisation de la variation dans la prose romanesque d’Ahmadou Kourouma » in Sudlangues, n° 5, pp. 18-42.
- RIPAULT (Ghislain), « Les soleils de Kourouma brillent par leur présence », Littérature de Côte- d’Ivoire II, Notre Librairie, n°87, avril-juin 1987. pp. 5-10.
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- TCHASSIM (Koutchoukalo), « Pouvoir politique et folie dans En attendant le vote des bêtes sauvages d’Ahmadou Kourouma et La grève des Bàttu d’Aminata Saw Fall » in Langage et Devenir, n°16, juillet 2010, pp. 91-108.
- « Religion et écriture d'hybridation chez Ahmadou Kourouma: herméneutique d' Allah n'est pas obligé » in Koutchoukalo Tchassim, Fictions et écriture de démesure, Lomé, Editions Continents, Collection Regards, 2015, pp.105- 148.
- TCHEUYAP (Alexie), « Mémoire et violence chez Ahmadou Kourouma » in Études françaises, vol. 42, n° 3, 2006, pp. 31-50.
- WABERI (Abdourahman A.), « Colossal Kourouma » in Notre Librairie, n°155-156, juillet-décembre, 2004, pp.185-187.
2.3. REVUE CONSACRÉE A KOUROUMA
- « Ahmadou Kourouma : l’héritage », Notre Librairie, no 155-156, juillet-décembre, 2004, (numéro spécial en hommage à Kourouma).
2.4. MÉMOIRES ET THÈSES
2.4.1. MÉMOIRES
- GNAGNON (Kossi Wonouvo), Ecriture et Politique dans En attendant le vote des bêtes sauvages d’Ahmadou Kourouma, Mémoire de Maîtrise ès Lettres, département de Lettres Modernes, Université de Lomé, 2010. , La triade génésique de l'œuvre romanesque d'Ahmadou Kourouma, Mémoire de D.E.A., Université de Lomé, 2012.
- KADJANKABALO (Adjaté), Le pittoresque dans « En attendant le vote des bêtes sauvages d’Ahmadou Kourouma », mémoire de maîtrise ès Lettres, Université de Lomé, février 2008.
2.4.2. THÈSES
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- MATTEI (Laetitia), Histoire : « Outrages et défis » : analyse d’Allah n’est pas obligé d’Ahmadou Kourouma, thèse de doctorat, Université de Provence, 2003.
- MENSAH (Adjé), La poétique de la violence dans l'œuvre d'Ahmadou Kourouma, thèse de doctorat, Université de Lomé, 2012.
- NGONG (Benjamin), Pouvoir, violence et résistance en postcolonie : une lecture de En attendant le vote des bêtes sauvages d’Ahmadou Kourouma, thèse de doctorat, Université de Minnsota, décembre 2008.
- YAUSSAH (Nicaise Mesmin), Le réel et sa représentation dans l’œuvre romanesque d’Ahmadou Kourouma, thèse de doctorat, Université de Paris XII, décembre 2004.
- ZESSEU (Claude Tankwa), Le discours proverbial chez Ahmadou Kourouma, thèse de doctorat, Université de Toronto, 2011.
III. OUVRAGES MÉTHODOLOGIQUES ET ARTICLES
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- GRONDIN (Jean), L’universalité de l’herméneutique, Paris, PUF, 1993, et L’herméneutique, Paris, PUF, « Que sais-je ? », 2006, 3e édition 2011.
- KRISTEVA(Julia), Sémiotique/Recherche pour une sémanalyse, Essais, Seuil, 1969.
- ROBIN (Régine), « Le sociogramme en question. Le dehors et le dedans du texte », in Discours social, Vol.5, N° 1-2, 1993, pp. 1-5.
- ZIMA (Pierre), Manuel de sociocritique, Picard, 1985, Harmattan, 2000.
IV. OUVRAGES ET ARTICLES DE CRITIQUE LITTÉRAIRE
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- TODOROV (Tzvetan), Introduction à la littérature fantastique, Paris, Seuil, 1970.
- ZERAFFA (Michel) , Roman et Société, Paris, P.U.F., 1971.
V. OUVRAGES DE SOCIOLOGIE ET D'ANTHROPOLOGIE
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- AUGÉ (Marc) dir., La construction du monde. Religion, représentation, idéologie, Paris, Maspero, 1975.
- BÂ (Amadou Hampâté), Aspects de la civilisation africaine, Paris, Présence africaine, 1972.
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- DESCOLA (Philipe), Par-delà nature et culture, Gallimard, 2005.
- DIOP (Cheikh Mouhamadou), Fondements et représentations identitaires chez Ahmadou Kourouma, Tahar Ben Jelloun et Abdourahman Waberi, Paris, L’Harmattan, 2008.
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VI. OUVRAGES HISTORIQUES ET SOCIOPOLITIQUES
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- CESAIRE (Aimé), Discours sur le colonialisme, 6ème édition, Paris, Présence Africaine, 1973.
- DIOP (Cheikh Anta), Nations nègres et culture, 3ème édition, Paris, Présence africaine, 1979.
- DOZA (Bernard), Liberté confisquée, le complot franco-africain, Paris, Bibli-Europe, 1991.
- DROZ (Bernard), LEVER (Evelyne), Histoire de la guerre d'Algérie 1954-1962, Paris, Seuil, 1982.
- DUMONT (René), L'Afrique noire est mal partie, Paris, Seuil, 1962.
- GUIBERT (Armand), Léopold Sédar Senghor. Collection Poètes d’aujourd’hui, Paris, Seghers, 1969.
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- PERSON (Yves), Samori, une révolution diula, 3 volumes, Dakar, IFAN, 1975.
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VII. MÉMOIRE ET THÈSES
VII.1. Mémoire
- KOUADIO (N'guessan Francis), Lecture sociocritique du premier homme d'Albert Camus, Mémoire de Lettres Modernes, Québec, Université de Laval, 1998.
VII.2. Thèses
- DESCAS (Marie-Josephe) , Oralité écrite et créolité romanesque, thèse de doctorat, Université de Pennsylvanie, 1995.
- GBENOUGA (Martin Dossou Akpé), Les formes de spiritualités dans le roman togolais: aspects et fonctionnement, thèse de doctorat, Université de Lomé, 2005.
- GBETO (Kossi Souley), Les nouvelles écritures africaines, l’expérience de Sony Labou Tansi, thèse de doctorat (N/R), option Lettres Modernes, Université de Lomé, mars 2007.
- KONE (Amadou), Le récit héroïque dans la tradition néo-africaine et ses avatars dans la littérature moderne d'expression française, thèse de doctorat de troisième cycle, Université François-Rabelais, Tours, 1977.
- SANVÉE (Mathieu René), Le Sens du Sacré dans la littérature africaine d’expression française : Poésie et Roman, de 1929 à1968, Thèse de doctorat d’Etat, Université Stendhal de Grenoble III, 1991.
- TCHASSIM (Koutchoukalo), L'image du "Togolais nouveau" dans l'œuvre romanesque de Félix Couchoro, thèse de doctorat, Université de Lomé, 2006.
- VION DURY (Juliette), La trace d'un crime si vieux, une étude du meurtre du père, thèse pour le nouveau doctorat (arrêté du 30 mars 1992), Université de Limoges, Faculté des Lettres et des Sciences Humaines, 1993.
VIII. DICTIONNAIRES
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- BRANDON (S.G.F.), Dictionary of Comparative Religion, London, Weidenfeld and Nicolson, 1970.
- GABRIEL (Martin R.), Le dictionnaire du christianisme, Paris, Editions Publibook, 2007.
- CHARAUDEAU (Patrick) et MAINGUENEAU (Dominique), Dictionnaire d'analyse du discours, Paris, Seuil, 2002.
- COUPLAN (François), Dictionnaire étymologique de botanique, Editeur, Neuchâtel, Delachaux et Niestlé, 2000.
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- SAUVAIRE (Marion), « Hybridité et diversité culturelle du sujet : des notions pertinentes pour former des sujets lecteurs ? », Litter@incognita, n°4 (2011-2012) - Numéro 2011, p. 1 - 12, mis en ligne le 03/10/2012.
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A
Achébé Chinua • 142, 230
Amselle Jean-Loup • 4
Aquin Hubert • 96
Armel Aliette • 100
Augé Marc • 157
Authier-Revuz Jacqueline • 71, 72, 77, 89, 281
B
Bâ Amadou Hampâté • 3, 49, 133, 134, 228
Bakhtine Mikhaïl • 71, 72, 77, 89, 92, 110, 281, 282, 285
Bakrî • 224, 289
Barthes Roland • 2, 281
Batt Noëlle • 63, 64
Baudrillard Jean • 176, 178
Bergson Henri • 21, 28, 29, 249
Béti Mongo • 233
Biaggi Vladimir • 175, 177
Bisanswa Justin K. • 91
Borgomano Madeleine • 6, 7, 19
Bouchard Gérard • 189
Brandon S. • 162
Bres Jacques • 71
Budor Dominique • 63, 64, 95, 132, 272
C
Camara Ansoumane • 101
Camara El Hadji • 101
Couchoro Félix • 230, 249, 250, 286, 291
D
Das N. K. • 165
Derive Jean • 6
Descola Philipe • 136, 148
Diagne Ramatoulaye • 247, 248, 249
Diandue Bi Kacou Parfait • 7, 83, 215
Didier Jérôme • 8, 283, 286
Diop Birago • 19, 138, 283
Diop Boris Boubacar • 19, 138, 283
Diop Mouhamadou Cheikh • 19, 138, 283
Diop Papa Samba • 19, 138, 283
Djian Jean-Michel • 68, 69, 133, 214, 218
Dostoïevski Fredor • 174, 175, 281
Droogers Andre • 132, 161
Duchet Claude • 8, 9
Dufays Jean-Louis • 114, 283
Durkheim Emile • 18, 149, 152, 153, 210, 211, 235
Dutel René • 31, 69, 134, 135, 175, 287, 288, 290, 291
E
Edmond Cros • 9, 280, 292
Engels Friedrich • 17, 218
Ernst Gilles • 46
F
Fall Aminata Sow • 228, 279
Feuerbach Ludwig • 17
Fontanier Pierre • 97
Foucault Michel • 23, 283
Frazer G. James • 132, 148, 154
Froelich Jean-Claude • 6, 7, 19, 68, 69, 179, 278, 288
G
Gadamer Hans-Georg • 11, 12
Gbanou Sélom Komlan • 35
Gbénouga Martin Dossou • 154, 239
Genette Gérard • 73, 74, 78, 80, 81, 87, 88, 94, 95, 96, 114
Girard René • 31, 37
Glissant Edouard • 258
Goody Jack • 18, 288
Gourdeau Jean-Pierre • 19
Gouvard J.-M. • 85, 86
Greimas A. Julien • 10, 11
Grobet Anne • 70
Grondin Jean • 11, 281
Guillaud Lauric • 64
Guiomar Michel • 46, 47
H
Hall T. Edward • 195, 196
Haudry Jean • 16, 288
Hausser Michel • 74, 84, 88
Heusch Luc de • 30, 31
Huannou Adrien • 6
Huntington Samuel • 252, 253, 254
J
Jankélévitch Vladimir • 284
Jelloun Tahar Ben • 19, 42, 287
Jeusse Marie-Paul • 6, 7
K
Kalengayi Bibiane
Tshibola • 235
Kamstra H. Jacques • 132, 162
Kane Cheick Hamidou • 3, 19, 49, 59
Kéita Fatou • 36, 45, 147, 153, 159, 160, 181, 183, 189, 206, 211, 212, 223, 243, 259, 261
Kourouma Ahmadou • 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 11, 12, 13, 15, 18, 19, 20, 21, 23, 25, 27, 28, 29, 32, 33, 35, 37, 38, 40, 41, 42, 45, 46, 47, 48, 49, 50, 51, 52, 54, 55, 57, 58, 61, 62, 66, 67, 68, 69, 70, 73, 74, 75, 76, 77, 78, 79, 80, 81, 82, 83, 89, 92, 95, 96, 97, 98, 99, 100, 101, 102, 104, 105, 106, 107, 109, 110, 111, 112, 113, 114, 115, 117, 119, 120, 126, 127, 128, 129, 131, 132, 133, 136, 143, 144, 145, 146, 147, 150, 152, 153, 154, 155, 156, 158, 160, 161, 162, 163, 170, 171, 172, 173, 174, 176, 177, 178, 179, 181, 182, 183, 184, 185, 186, 189, 191, 192, 194, 195, 196, 197, 199, 201, 202, 204, 206, 207, 209, 210, 211, 212, 213,
214, 215, 216, 217,
218, 219, 221, 223,
224, 225, 226, 227,
228, 229, 230, 231,
232, 233, 234, 235,
237, 238, 239, 241,
243, 245, 246, 255,
256, 258, 259, 260,
263, 264, 265, 266,
267, 270, 271, 272,
273, 274, 275, 276,
277, 278, 279, 280,
287, 288, 296, 297, 299
Kristeva Julia • 10, 11, 71, 72, 96, 281
L
Lagache D. • 22
Lallemand Suzanne • 288
Lang George • 15, 70, 134, 286
Laurette Pierre • 284
Le Cam Pierre-Yves • 96
Leibniz Gottfried
Wilhelm • 247, 248, 249, 288
Lejeune Philipe • 121, 123, 124
Lévi-Strauss Claude • 132, 134, 148
Lopes Henri • 282
M
Maingueneau Dominique • 3, 70, 71, 72, 184, 185, 284
Malcuzynski M.-Pierrette • 285
Marcel Griaule • 30
Marx Karl • 17, 210, 211, 212, 213, 218, 235
Mattei Laetitia • 7
Maupassant Guy de • 282
Mauss Marcel • 29, 30, 31, 37
Mbiti S. John • 134, 169, 170
Mémel-Fotê Harris • 173, 236, 237, 271
Memmi Albert • 235
Mircéa Eliade • 237
Molinet Emmanuel • 63, 65, 258
Monteil Vincent • 224
Mosmans Guy • 234, 235
Mpala-Lutebele Maurice
Amuri • 285
N
Ndaw Alassane • 165
Nerval Gérard de • 21, 22
Ngal Georges • 285
Nicolas Jean-Claude • 6, 7, 19, 179
Nietzsche Friedrich • 174
Nkashama Pius Ngandu • 6, 7, 94, 205
Noüy Lecomte de • 217
O
Ouédraogo Jean • 15
Oyono Ferdinand • 49, 227, 233
P
Paterson Janet • 63, 64, 96
Paul Marty • 7, 19, 20, 68, 175, 179, 278, 286, 288, 290
Peytard Jean • 105
Pierce Ch. S. • 9
R
Rifaterre Michael • 96
Ripault Ghislain • 6, 7
Rivière Claude • 32, 34,
Rosier Laurence • 71
Roulet Eddy • 70
S
Sanvée Mathieu René • 134, 135
Sauvaire Marion • 255
Schoentjes Pierre • 286
Sembène Ousmane • 227, 228, 233
Semujanga Josias • 286 Senghor Léopold Sédar • 113, 246, 247, 248, 249, 250, 251, 252, 253, 254, 255, 256, 257, 259, 260, 261, 263, 264, 266, 267, 268, 274, 275, 276, 283, 286, 290
Shaw Rosalind • 162
Sibony Daniel • 131, 132 Sicking Thom • 265, 266 Sigmund Freud • 17, 21, 22, 23, 71, 288
Socé Ousmane • 227, 228, 233
Sorel Jacqueline • 251
Soubias Pierre • 97, 98
Stewart Charles • 162
T
Tansi Sony Labou • 282, 291
Tchassim Koutchoukalo • 170, 249, 250, 279
Todorov Tzvetan • 71, 72, 77
Turaki Yusufu • 37
Tylor B. Edward • 132, 135, 136, 293
V
Vauthier Bénédicte • 282
W
Waberi Abdourahman • 19, 287
Y
Yaussah Mesmin Nicaise • 7
Z
Zéraffa Michel • 2, 3, 287
Zesseu Claude • 7, 18, 37, 288
Zinou Ibn Mohammed • 220
Zola Emile • 210, 235
TABLE DES MATIÈRES
DÉDICACE
REMERCIEMENTS
AVANT-PROPOS
INTRODUCTION GÉNÉRALE
PREMIÈRE PARTIE
DES FONDEMENTS DU RELIGIEUX À L'ÉCRITURE D'HYBRIDATION DANS
LES ROMANS D'AHMADOU KOUROUMA
CHAPITRE 1 FONDEMENT RELIGIEUX DES OEUVRES DE KOUROUMA
I. LA THÉMATIQUE DU RELIGIEUX DANS LES ROMANS DE KOUROUMA
1.1. Le rêve
1.1.1. Exploration définitoire du rêve
1.1.2. Le rêve: son fonctionnement et ses fonctions chez Kourouma
1.2. Le sacrifice
1.2.1. Le sacrifice chez quelques penseurs
1.2.2. Le sacrifice chez le personnage kouroumien
1.2.2.1. L'expiation
1.2.2.2. Le sacrifice propitiatoire
1.2.2.3. L'action de grâces
1.3. La malédiction
1.3.1. Des personnages au destin funeste
1.3.2. Les personnages maudits par envoûtement
1.3.3. Du sacrilège à la malédiction
1.4. La mort
1.4.1. L’incipit et la mort à venir
1.4.2. La mort comme affliction de l'âme
II. LES ESPACES SACRÉS
2.1. Les espaces islamiques
2.2. Les temples chrétiens
2.3. Les espaces sacrés des religions traditionnelles africaines
III. DES PERSONNAGES RELIGIEUX EN ACTION
3.1. 1. Les figures du prêtre et la nonne
3.1.1. 1. Le colonel Papa le bon
3.1.2. 2. Le Prince Johnson
3.1.3. 3. Sœur Marie-Béatrice et Hadja Gabrielle Aminata
3.2. 2. L'image du marabout
3.2.1. 1. Hadj Abdoulaye, figure du marabout trompeur
3.2.2. 2. Le marabout Bokano, l'homme de sciences
3.2.3. 3. Yacouba ou le marabout de l'espoir
3.3. 3. Les visages du féticheur
3.3.1. 1. Tiécoura, le féticheur exécrable
3.3.2. 2. Balla, le cafre
CHAPITRE 2
I. LES SOURCES D'INSPIRATION DE L'ÉCRITURE D'HYBRIDATION CHEZ KOUROUMA
II. LE DISCOURS POLYPHONIQUE ET DIALOGIQUE COMME MODE
D'HYBRIDATION SCRIPTURALE CHEZ KOUROUMA
2.1. Structures et narrations
2.1.1. Divergence narrative dans les romans de Kourouma
2.2. Le pluriel du "Je" et du "Nous" narratifs et la dialogisation discursive
III. INTERTEXTUALITÉ COMME MODE DISCURSIF DE L'HYBRIDATION CHEZ KOUROUMA
3.1. 1. Les allusions
3.2. 2. Les emprunts culturels
3.2.1. 1. Les maximes et les proverbes
3.2.2. 2. Les traductions littérales
3.3. 3. L'hétérogloxie ou le polylinguisme chez Kourouma
3.3.1. 1. La présence de l'anglais et de l'arabe aux côtés du français
3.3.2. 2. L'ancrage de l'imaginaire mandingue dans l'écriture
3.3.3. 3. L’enchâssement des mots du lexique malinké dans la langue française
3.4. 4. La citation
VI. L'ARCHITEXTUALITÉ OU LE MÉLANGE DES GENRES
IV.1. Récit épique et discours satirique
IV.1.1. L’épopée politique
IV.1.2. La satire politique
IV.2. Allah n'est pas obligé: un roman composite
IV.2.1. Une pseudo-autobiographie
IV.2.2. Les Mémoires et les récits de témoignages
DEUXIÈME PARTIE DE L'HYBRIDITÉ RELIGIEUSE ÀUNE INTERPRÉTATION NIHILISTE DU PERSONNAGE SYNCRÉTIQUE
CHAPITRE 3 DES RELIGIONS AFRICAINES TRADITIONNELLES À L'HYBRIDITÉ RELIGIEUSE
I. LES COMPOSANTES DES RELIGIONS TRADITIONNELLES AFRICAINES
1.1. L'animisme et le culte des ancêtres (mânisme)
1.2. Le fétichisme et le totémisme
1.2.1. Le fétichisme africain et malinké
1.2.2. Le totémisme: des zoonymes au pouvoir totémique
II. LE CONFLIT RELIGIEUX DANS LES ROMANS DE KOUROUMA
2.1. Entre musulmans et le fétichistes
2.2. Entre musulmans et chrétiens
III. LE SYNCRÉTISME RELIGIEUX: DUPLICITÉ OU L'ENTRE-DEUX-RELIGIONS
3.1. 1. L'entre-deux-religions ou la problématique d'une croyance plurielle chez les personnages kouroumiens
3.2. L'œcuménisme chrétien
CHAPITRE 4 UNE INTERPRÉTATION NIHILISTE DU PERSONNAGE SYNCRÉTIQUE LE NIHILISME EN QUESTION
I. LE PERSONNAGE SYNCRÉTIQUE DANS UN MONDE DÉCADENT: L'ÉCRITURE DE L'ABSENCE
1.1. Les fins tragiques des personnages syncrétiques: le deuil en présence
1.2. Les figures du «bâtard» et de l'orphelin comme symboliques du personnage syncrétique
1.3. La stérilité ou la problématique d'un avenir absent chez le personnage syncrétique
II. LES INCERTITUDES DES PERSONNAGES SYNCRÉTIQUES
2.1. La perte des repères temporels par les personnages syncrétiques
2.2. Les personnages syncrétiques dans des espaces aux contours flous
2.3. Le personnage syncrétique face à l'absurde
TROISIÈME PARTIE POUR UNE HERMÉNEUTIQUE DE L'HYBRIDITTÉ RELIGIEUSE ET DE L'ÉCRITURE D'HYBRIDATION CHEZ KOUROUMA
CHAPITRE 5 KOUROUMA ET LES RELIGIONS: UNE RELATION CRITIQUE
I. KOUROUMA: UN PARTISAN DES THEORIES DE L'ALIENATION PAR LA RELIGION
1.1. Religion comme aliénation de l'être
1.2. Kourouma ou l'histoire du passage d'un pseudo-athéisme à l'irréligion?
II. KOUROUMA: UN REGARD CRITIQUE SUR LES RELIGIONS
2.1. Kourouma et l'islam: la querelle des époux
2.1.1. Contre le Djihad?
2.1.2. La critique de la polygamie
2.1.3. Contre la pratique de l'excision
2.2. La condamnation de l'obscurantisme et de la barbarie des religions traditionnelles africaines
2.3. La critique du paternalisme chrétien
III. HYBRIDITE RELIGIEUSE ET VISION D'UNE CRISE DES RELIGIONS
3.1. 1. Crise du sacré et ostentation du sacrilège
3.2. 2. Une éthique religieuse décadente
3.3. 3. La violence des religions
CHAPITRE 6 AHMADOU KOUROUMA, ECRIVAIN DE « LA CIVILISATION DE L'UNIVERSEL »
I. LA CIVILISATION DE L'UNIVERSEL EN QUESTION
1.1. Origine du concept de « la civilisation de l'universel »
1.2. Les fondements de « la civilisation de l'universel »
II. L'OEUVRE DE KOUROUMA: DE L'HYBRIDITE POUR LA CIVILISATION DE L'UNIVERSEL
2.1. Hybridité comme paradigme central de la Civilisation de l'Universel
2.2. La Civilisation de l'Universel chez Ahmadou Kourouma
2.2.1. Métissage culturel, identité nouvelle
2.2.2. De l'altérité religieuse à l'enracinement dans les religions traditionnelles africaines
2.2.3. Dialogue interreligieux: la diversité œcuménique
CONCLUSION GÉNÉRALE
BIBLIOGRAPHIE
INDEX DES AUTEURS
TABLE DES MATIÈRES
[...]
1 Roland Barthes, Le degré zéro de l’écriture, Paris, Seuil, 1953, p. 18.
2 Ibid., op.cit., p. 9-10.
3 Michel Zéraffa, Roman et Société, Paris, P.U.F., 1971.
4 Selon Dominique Maingueneau, toute œuvre construit son propre contexte d’énonciation en se présentant au lecteur à travers une scénographie. Cette scénographie est à la fois condition et produit de l’œuvre, c’est-à-dire qu’elle est constitutive de l’œuvre et qu’en même temps, elle justifie l’œuvre : « L’œuvre se légitime en traçant une boucle, donnant à voir au lecteur un monde tel qu’il appelle la scénographie même qui le pose, et nulle autre: à travers ce qu’elle dit, le monde qu’elle représente, il lui faut justifier tacitement cette scénographie qu’elle impose d’entrée. car toute œuvre, par son déploiement même, prétend instituer la situation qui la rend pertinente.» (Dominique Maingueneau, Le discours littéraire. Paratopie et scène d’énonciation, Paris, Armand Colin, 2004, p. 193).
5 Adrien Huannou, « La technique du récit et le style dans Les soleils des indépendances » in L’Afrique littéraire et artistique, n°38, 1975, pp.31-38.
6 Nous considérons ici deux articles de Jean Dérive sur l’œuvre d’Ahmadou Kourouma. Il s’agit de : « L’utilisation de la parole orale traditionnelle dans Les Soleils des indépendances d’Ahmadou Kourouma » in La permanence de la mutation des mythes traditionnels africains dans la littérature moderne, Colloques de Limoges, 1976, L’Afrique littéraire et artistique n°54-55, 1979, pp. 103-110. ; « Quelques propositions pour un enseignement des littératures francophones. L’exemple d’un roman : Les soleils des indépendances » in Recherche, pédagogie, culture, n°68, octobre-décembre 1984, pp. 66-71.
7 Marie-Paule Jeusse, Les soleils des indépendances d’Ahmadou Kourouma : étude critique, Paris, F. Nathan, Coll. Une œuvre, un auteur, 1984.
8 Pius Ngandu Nkashama , Kourouma et le mythe : une lecture de « Les soleils des indépendances » d’Ahmadou Kourouma, Paris, Silex. Coll. A3, 1985.
9 Jean-Claude Nicolas, Comprendre Les soleils des indépendances d’Ahmadou Kourouma, Paris, St Paul, Coll. Comprendre, 1985.
10 Ghislain Ripault, « Les soleils de Kourouma brillent par leur présence », Littérature de Côte- d’Ivoire II, in Notre Librairie, n°87, avril-juin 1987. pp. 5-10.
11 Madeleine Borgomano, Ahmadou Kourouma : le guerrier griot, Paris, Montréal (Québec), l’Harmatta n, Coll. Classiques pour demain, 1998 ; Des hommes et des bêtes ? Lecture de En attendant le vote des bêtes sauvages d’Ahmadou Kourouma, Paris, l’Harmattan, 2000.
12 Diandue Bi Kacou Parfait, Histoire et fiction dans la production romanesque de Kourouma, thèse de doctorat, Université de Limoges, Université de Cocody, 2003.
13 Laetitia Mattei, Histoire : « Outrages et défis » : analyse d’Allah n’est pas obligé d’Ahmadou Kourouma, thèse de doctorat, Université de Provence, 2003.
14 Yaussah Mesmin Nicaise, Le réel et sa représentation dans l’œuvre romanesque d’Ahmadou Kourouma, thèse de doctorat, Université Paris Val-de-Marne, 2004.
15 Claude Tankwa Zesseu, Le discours proverbial chez Ahmadou Kourouma, thèse de doctorat, Université de Toronto, 2011
16 Adjé Mensah, Poétique de la violence dans l'œuvre d'Ahmadou Kourouma, thèse de doctorat, Université de Lomé, 2012.
17 Lucien Goldmann cité par Jérôme Didier, La critique littéraire, Paris, Dunod, 1997, p.66.
18 A. J. Greimas, La sémantique structurale, P.U.F., 1986, p.5.
19 Julia Kristeva, Sèméiôtikè : Recherche pour une sémanalyse, Paris, Seuil, 1969, p.30.
20 Idem, p.55.
21 Idem, p.181.
22 Jean Grondin, L’universalité de l’herméneutique, Paris, PUF, 1993, et L’herméneutique, Paris, PUF, « Que sais-je ? », 2006, 3e édition 2011.
23 Hans-Georg Gadamer, Vérité et méthode, 4e éd. trad. par Pierre Fruchon, Jean Grondin et Gilbert Merlio, Paris, Le Seuil, 2006 1986.
24 Jean Ouédraogo, Maryse Condé et Ahmadou Kourouma: griots de l’indicible, New York, Peter Lang, 2004, p.
25 Émile Benveniste, Vocabulaire des Institutions indo-européennes. Tome II : pouvoir, droit, religion. Paris, Minuit, 1969.
26 Jean Haudry, né en 1934, est un professeur de linguistique du français et de sanskrit à l'université Lyon III. Il a écrit notamment : L'Emploi des cas en védique. Introduction à l'étude des cas en indo-européen, Lyon, Éditions l'Hermès, « Les Hommes et les lettres », 1977 ; L'Indo-européen, Paris, P.U.F, « Que sais-je ? », 1979.
27 Écrit fin 1843-janvier 1844.- Paru dans les Annales franco-allemandes (1re et 2e livraison) Paris, 1844. D’après Karl Marx et Friedrich Engels, Œuvres, tome I, Berlin, 1958, pp. 378-391.
28 Sigmund Freud, le père de la psychanalyse, n’a jamais manqué de s’interroger sur les religions. Il a exposé ses thèses dans quelques ouvrages notamment : L’Homme Moïse et la religion monothéiste, trad. Gallimard 1993 ; en passant par des cas cliniques, puis Totem et Tabou, trad. M. Weber, Paris, Gallimard, 1993), L’avenir d’une illusion et Un événement de la vie religieuse, trad. Marie Bonaparte, PUF 1971 ; Malaise dans la culture, trad. Ch. et J. Odier, Paris, PUF, 1979.
29 Chez Durkheim, le terme « religion » désigne toute pratique qui relève du domaine du sacré (Durkheim, Les formes élémentaires de la vie religieuse, Paris, P.U.F. 1960).
30 Jack Goody, The Social Organization of the Lo Willi, 1961, London, Oxford University Press, 1967, cité par Claude Tankwa Zesseu, Le discours proverbial chez Ahmadou Kourouma, thèse de doctorat, Université de Toronto, 2011.
31 Tahar Ben Jelloun et Abdourahman Waberi.
32 Cheikh Mouhamadou Diop, Fondements et représentations identitaires chez Ahmadou Kourouma, Tahar Ben Jelloun et Abdourahman Waberi, Paris, L’Harmattan, 2008.
33 Madeleine Borgomano, Des Hommes ou des bête, Paris, L’Harmattan, 2000; Ahmadou Kourouma:le "guerrier" griot, Paris, L’Harmattan, 1998.
34 Jean-Claude Nicolas, Les Soleils des indépendances d’Ahmadou Kourouma, Issy les Moulineaux, Éditions Saint-Paul, 1985.
35 Jean-Pierre Gourdeau, « Les Religions. » Essai sur ''Les Soleils des Indépendances'', M’lanhoro, Joseph, Abidjan, Collection la girafe/Nouvelles Éditions Africaines, 1977.
36 Dans la tradition spirituelle chrétienne, par exemple, ce qu'on l'on appelle "discernement des esprits" (principalement les pensées et les sentiments qui nous traversent, mais aussi les rêves) doit permettre de distinguer ceux qui viennent de Dieu, jusqu'à discerner ceux qui, sous l'apparence d'un bien, sont en réalité une porte d'accès à de mauvais penchants. Dans l' Evangile de Mathieu, la naissance de Jésus est accompagnée de rêves. En songe, Joseph apprend que Marie est enceinte et que l'enfant est de conception divine. Il est averti des dangers qui les menacent et est guidé pour y échapper. En se fiant à leurs rêves, des mages trouveront le lieu de naissance de l'enfant-Dieu qu'ils viennent adorer. Par contre Pilate n'écoutera pas le rêve de sa femme l'avertissant de l'innocence du Jésus qu'il livrera à la crucifixion. Aussi dans les Actes des Apôtres, à travers des songes Paul de Tarses est-il encouragé à parler, à passer en Macédoine et aller témoigner à Rome. Les exemples de rêves dans la Bible sont très nombreux. On dirait même que tout y est toujours relié à un rêve. Par ailleurs, dans la tradition islamique, ce que le croyant voit en rêve a la valeur du quarante sixième partie de la prophétie. Le rêve est donc vu comme une possible source de savoir divin. Plusieurs sourates du Coran font
37 Gérard de Nerval, Les filles du feu suivi de Aurélia, Paris, Gallimard, Folio, 1972, p. 291.
38 Daniel Lagache, La psychanalyse, Paris, P.U.F., p. 51.
39 Sigmund Freud, Introduction à la psychanalyse, Paris, Payot, 1971.
40 Artémidore, encore appelé Artémidore de Daldis, est un écrivain d'expression grecque du IIème siècle après Jésus-Christ. Son intérêt pour l'interprétation des rêves fut si grand qu'il a laissé à la postérité un ouvrage fondamental intitulé La clé des songes. Sa contribution à l'onirocritique a énormément inspiré des chercheurs et psychanalystes comme Sigmund Freud et Michel Foucault.
41 Henri Bergson, Les deux sources de la orale et de la religion, 1932, 58e édition, Paris, P.U.F., 1948, p.213.
42 Marcel Mauss, Œuvres complètes, Minuit, 1968, tome 1, p.302.
43 Marcel Mauss, Op. Cit., p.305.
44 Marcel Griaule, « Remarques sur le mécanisme du sacrifice dogon », in Journal de la Société des Africanistes, X, 1940, pp. 127-130.
45 Luc de Heusch, in Systèmes de pensée en Afrique noire: Le sacrifice, CNRS, Paris, tome I, 1976, tome 2, 1978, p.15.
46 René Girard, La violence et le sacré, Paris, Gallimard, 1972.
47 Claude Rivière, Anthropologie religieuse des Evé du Togo, Lomé, NEA, 1981, p.141.
48 Le donsomana est un terme malinké qui désigne une cérémonie traditionnelle au cours de laquelle les exploits d’un chasseur - faisant partie de la confrérie des chasseurs - sont chantés, psalmodiés. Il consiste en un récit purificatoire, une geste (En attendant le vote des bêtes sauvages, p.10).
49 Claude Rivière, Op. Cit., p.142.
50 Idem.
51 Sélom Komlan Gbanou, « En Attendant le vote des bêtes sauvages ou le roman d’un « diseur de vérité », in Revue Etudes françaises, Vol 42, no 3, 2006, p.74.
52 Claude Rivière, Op. Cit., p.142.
53 Yusufu Turaki, Foundations of African Traditional Religion and World View, Nairobi, World Alive Publishers, 2006, pp.92-93, cité par Claude Tankwa Zesseu, in Le discours proverbial chez Ahmadou Kourouma, thèse de doctorat, Université de Toronto, 2011, p.68.
54 Bible, version Louis Segond, livre de Deutéronome 28:15-45.
55 Tahar Ben Jelloun, La nuit de l'erreur, Paris, Seuil, 1997.
56 Michel Guiomar, Principe d’une esthétique de la mort, cité par Gilles Ernst, « La Mort », in Dictionnaire des Mythes féminins, Paris, Editions du Rocher, 2002, p. 1367.
57 Gilles Ernst, Op. Cit., p.1367.
58 Dominique Budor, Walter Geerts ( sous la dir. de), Le texte hybride, Presses Sorbonne Nouvelle, Paris , 2004.
59 Batt Noëlle, Bernardi Sandro, Bloch Béatrice (et al.), L’art et l’hybride, Presses Universitaires de Vincennes, Saint -Denis, 2001.
60 Janet M. Paterson, « Le paradoxe du postmodernisme: l’éclatement des genres et le ralliement du sens », in Enjeux des genres dans les écritures contemporaines, Dion Robert, Fortier Frances & Haghebaert Elisabeth, Editions Nota bene, Québec, 2001.
61 Emmanuel Molinet, « L’hybridation : un processus décisif dans le champ des arts plastiques », in Le Portique [En ligne], 2-2006 | Varia, mis en ligne le 22 décembre 2006, consulté le 05 avril 2015. URL : http://leportique.revues.or g/851
62 Dominique Budor, Walter Geerts ( sous la dir. de), Op. Cit., p.12.
63 Noëlle Batt, Op. Cit., p.74.
64 Cf. Janet M. Paterson, Op. Cit. 2001.
65 Dominique Budor, Walter Geerts, Op. Cit., p. 13.
66 Lauric Guillaud,. « La dynamique de l’hybridité des genres. De quelques chimères dans la littérature fantastique », in Les cahiers du Gerf 7 : L’hybride, Groupe d’Etudes et de Recherches sur le Fantastique (GERF), Presses de l’Université Stendhal- Grenoble 3, Grenoble, 1997, p. 61 - 71, p. 62. Guillaud cite: Jean- Marie Schaeffer,. « Genres littéraires » , in Dictionnaire des genres et notions littéraires, Encyclopedia Universalis, Albin Michel, Paris, 1997, p. 339.
67 Emmanuel Molinet, Op. Cit., p.8.
68 Idem.
69 Jean-Michel Djian, Ahmadou Kourouma, Paris, Seuil, 2010, p.29.
70 Paul Marty, L'islam au Sénégal, Paris, 2 vol., 1971, p.3.
71 Jean-Claude Froelich, Les musulmans d'Afrique noire, Paris, 1962, p.11.
72 René Dutel, L'animisme des populations islamisées du Moyen-Niger, Document CHEAM, n°840, 1946, p.20.
73 Jean Rouch, La religion et la magie songhay, Paris, P.U.F.,1960, p.17.
74 Jean-Michel Djian, Op. Cit., p.27.
75 Eddy Roulet, Laurent Filliettaz, Anne Grobet, un modèle et un instrument d’analyse de l’organisation du discours, Berne, p. Lang, collection « Sciences pour la communication », 2001, p. 12.
76 Dominique Maingueneau, Initiation aux méthodes de l'analyse du discours, Paris, Hachette, 1976, p. 16.
77 Émile Benveniste, Problèmes de linguistique générale, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des sciences humaines », 1966, p. 242.
78 Voir Jacques Bres, Laurence Rosier, Op. Cit., p.457.
79 J. Authier-Revuz, « Hétérogénéités énonciatives », in Langages, 73, 1984, p. 99.
80 Dominique Maingueneau, Éléments de linguistique pour le texte littéraire, Paris, Bordas, 1986, p.69.
81 Dominique Maingueneau, Op. Cit., p.1.
82 La structure de tous les textes se rattache à un système dit « paratextuel », comprenant entre autres les résumés en quatrième de couverture, les préfaces, les notes en bas de page, la disposition visuelle, les titres des chapitres, etc. Pour une définition détaillée du paratexte et de ses implications, voir G. Genette, "Poétique", Paris, Seuil, 1987.
83 Cette même analyse est valable également pour le roman Allah n'est pas obligé, titre associant aussi en son sein deux langues et deux cultures différentes, dénotant ainsi une forme d'hybridation identitaire.
84 Michel Hausser, « Monnè, outrages et défis à la narration? », in Voix nouvelles du roman africain, sous la dir. de Danielle Deltel et Daniel Delas, pp. 81-101, Paris, RITM, 1994, p.83.
85 Par exemple, le titre du cinquième chapitre est « Les hommes reviennent toujours dans les lieux où [...] ils ont rencontré et pris des épouses », alors que celui du douzième chapitre est plutôt « Nous avons appelé notre résistance boribana [...] ».
86 M. Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, Op. Cit., pp. 100-102.
87 T. Todorov (1981), dans sa lecture des textes de Bakhtine, note que pour le théoricien une « construction hybride [est] cet énoncé qui appartient [...] à un locuteur, mais dans lequel en réalité se mêlent deux énoncés, deux manières de parler, deux styles, deux langages [... ]) (pp. 113-114).
88 Gérard Genette, Figures III, Op.Cit., p. 252.
89 Certains narratologues comme Musarra (1981) et Rimmon (1983) parlent de hypodiégétique estimant que le récit second est subordonné, donc sous sa dépendance, tandis que le préfixe méta rappelle fâcheusement la fonction métalinguistique, qui concerne un discours sur un discours
90 Ce schéma est conçu par nous-même.
91 Ce schéma est conçu par Diandue Bi Kacou Parfait. Confer sa thèse de doctorat.
92 M. Hausser (1994), qui abordait le narrateur-témoin de l'incipit comme narrateur « vide », considère à partir de ce passage une transition vers un narrateur « plein» (1994, p. 85); cette distinction peut être intéressante, néanmoins, elle s'avère insuffisante pour décrire les multiples situations narratives qui s'ajoutent par la suite notamment pour le cas de Monnè, outrages et défis.
93 Jean-Michel Gouvard, dans son ouvrage La pragmatique. Outils pour l'analyse littéraire (1998), a notamment abordé cette indéfinition - souvent volontaire - liée à l'utilisation du « on » par l'instance narrative en soulignant que: « Cette possibilité pour "on" d'assumer une fonction indexicale, combinée avec son infinitude sémantique, permet de jouer sur la référence de manière particulièrement souple et efficace. » (p. 46)
94 Gérard Genette, Figure III, Op. Cit., pp.265-266.
95 Une telle diversité de narrateurs s'avère pour M. Hausser (1994) la résultante d'un récit stéréoscopique, il soutient que: « Parler d'une pluralité de narrateurs est abusif. II n'yen a qu'un [... ]. Simplement, il dit ce qu'il a à dire en empruntant à plusieurs reprises d'autres voix que la sienne. [...] les choses sont apparemment vues du côté d'un autre, mais c'est toujours le même sujet qui parle [...] » (p. 94).
96 J. Authier-Revuz, «Hétérogénéité montrée et hétérogénéité constitutive, éléments pour une approche de l'autre dans le discours », DRLAV, n°26, 1982, p. 121.
97 J. K. Bisanswa, Le corps au carrefour de l’intertextualité et de la rhétorique, Études françaises, p. 107.
98 Bakhtine Mikhaïl, Esthétique et théorie du roman, Op. Cit., p. 19.
99 Puis Ngandu Nkashama, Ruptures et écritures de violence. Études sur le roman et les littératures africaines contemporaines, Op. Cit., p.36.
100 Gérard Genette, Palimpsestes, Paris, Editions du Seuil , 1982, p. 8.
101 Julia Kristeva, Séméiôtikè, Paris, Seuil, 1969, p. 85.
102 Janet M. Paterson, Marilyn Randall, Trou de mémoire, édition critique, Montréal, Bibliothèque québécoise, 2001, pp. 88-89.
103 Pierre- Yves Le Cam, « Kim New man et ses vampires » in L’hybride, Groupe d’Etudes et de Recherches sur le Fantastique (GERF), Presses de l’Université Stendhal-Grenoble 3 , Grenoble, 2000, pp. 73- 91, p. 86.
104 Pierre Fontanier, Les figures du discours, Paris, Flammarion, 1968, p. 128.
105 Pierre Soubias, « Les soleils des indépendances, la magie du désenchantement » in Notre Librairie. Revue des littératures du Sud. N° 155-156. Identités littéraires. Juillet-décembre 2004. p. 12.
106 Ansoumane Camara, « Le Conte (tali) et l’épopée (fasa) dans la littérature orale des Malinké de la Haute- Guinée. » in Approches littéraires de l’oralité africaine, Baumgardt, Ursula et Françoise Ugochukwu, Paris, Karthala, 2005, p. 64.
107 La désémantisation et la resémantisation sont deux procédés de la création lexicale chez Kourouma. Nous avons choisi de parler exhaustivement de ces concepts dans la partie consacrée au polylinguisme. Cette partie sera le lieu d'aborder l'hybridation au niveau de la langue et donc de l'appropriation du français par l'écrivain.
108 Ahmadou Kourouma, Interview, Magazine littéraire, septembre, 2000.
109 Jean Peytard, Syntagme 4, Annales Universitaires de Franche-Comté, 1992.
110 C'est nous qui mettons en relief par le gras.
111 Mikhaïl Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, traduction française, D. Olivier, Paris, Gallimard, 1978, p.176.
112 Gérard Genette, Palimpsestes, Paris, Seuil , 1982, p. 7.
113 Ibidem, p. 12.
114 Jean-Louis Dufays, Stéréotype et lecture, Liège, Mardaga « Philosophie et langage », 1994, p. 69.
115 Philippe Lejeune, Le Pacte autobiographique, Collection Poétique, Editions du Seuil, 1975, p. 14.
119 Daniel Sibony, Entre-deux. L’origine en partage, Paris, Seuil, « Points/Essais », 1991, p. 11.
120 Edward B. Tylor, Primitive culture, researches into the development of mythology, philosophy, religion, language, art and custom, New York, H. Holt and company, 1874. Livre consultable sur http://onlinebooks.library.upenn.edu/webbin/book/lookupname?key=Tylor%2C%20Edward%20B.%20(Edward %20Burnett)%2C%201832-1917.
121 James G. Frazer, Le Totémisme, étude d'ethnographie comparée (Totemism, 1887), trad. A. Dirr et A. Van Gennep, Paris, 1898.
122 Claude Lévi-Strauss, Le Totémisme aujourd’hui, Paris, P.U.F, 1962.
123 Andre Droogers, « Syncretism: the Problem of Definition, the Definition of the Problem. » in Dialogue and Syncretism: an Interdisciplinary Approach, Gort, Jerald D., Hendrik M. Vroom, Rein Fernhout et Anton Wessels (dirs.), Grand Rapids: W.B. Eerdmans ; Amsterdam, Rodopi, 1989. pp.7-25.
124 Jacques H. Kamstra, Syncretisme: Op de Grens tussen Theologie en Godsdienstfenomenologie, Leiden, Brill, 1970.
125 Amadou Hampâté Bâ, Aspects de la civilisation africaine, Paris, Présence africaine, 1972, p.119.
126 Extrait tiré du discours prononcé par Kourouma en 2000, au siège du Parlement européen à Strasbourg, en France. Cité par Jean-Michel Djian, Ahmadou Kourouma, Paris, Seuil, 2010.
127 John S. Mbiti, African Religions and Philosophy. 1969, London, Heinemann, 1990, p.1. C'est nous qui traduisons la déclaration de Mbiti dont la version originale se lit « Africans are notoriously religious ».
128 M. Eliade, Le Sacré et le profane, Paris, Gallimard, 1965, p. 20.
129 Claude Lévi-Strauss, Anthropologie structurale 1958, Paris, Plon, 1974, p.139.
130 G. Lang, « Primitivisme : Etude sémantique /Définitions », in Dictionnaire International des Termes Littéraires, http: //www.ditl.unilim.fr. (Page consultée le 24/09/14).
131 Mathieu René Sanvée, Le Sens du Sacré dans la littérature africaine d’expression française : Poésie et Roman, de 1929 à1968, Thèse de doctorat d’Etat, Université Stendhal de Grenoble III, 1991.
132 Philipe Descola, Par-delà nature et culture, Gallimard, 2005.
133 Birago Diop, «Souffles » in Leurres et lueurs, Paris, Présence africaine, 1960.
134 Cf. Albert de Surgy, « Examen critique de la notion de fétiche à partir du evhé », in Systèmes de pensée en Afrique noire (En ligne), 8, 1987, mis en ligne le 07 octobre 2013, consulté le 19 0ctobre 2013. URL: http://span.revue.org/1081; DOI:10.4000/span.1081
135 "Kourouma le colossal" interrogé par Marc Fenoli en janvier 1999. A lire sur www.culture- developpement. asso. fr.
136 Allah n'est pas obligé, Op. Cit., p.208.
137 James George Frazer, Totemism (1887), trad. : Le totémisme, 1898.
138 Claude Lévi-Strauss, Le totémisme aujourd’hui, Paris, Presses Universitaires de France, 1962.
139 Philippe Descola, Par- delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2005.
140 Émile Durkheim, Les formes élémentaires de la vie religieuse (1912), Paris, Presses universitaires de France,
141 1968, cinquième édition, Collection “Bibliothèque de philosophie contemporaine, p.109.
142 Émile Durkheim, Op. Cit., p. 118.
143 Martin, Dossou Gbénouga, Op. Cit., p.32.
144 Ibid., p.33.
145 Beaucoup d'anthropologues et d'ethnologues comme Frazer ont souvent qualifié les religions africaines et celles des peuples d'Amériques de primitives. Pour eux, l'animisme, le totémisme, le fétichisme, etc., relèvent de ces religions primitives.
146 Marc Augé (dir.), La construction du monde. Religion, représentation, idéologie, Paris, Maspero, 1975, p. 7.
147 André Droogers, Dialogue and Syncretism: an Interdisciplinary Approach, Gort, Jerald D., Hendrik M.Vroom, Rein Fernhout et Anton Wessels (dirs.). Grand Rapids, W.B. Eerdmans ; Amsterdam, Rodopi, 1989, p.9
148 Jacques H. Kamstra, Syncretisme: Op de Grens tussen Theologie en Godsdienstfenomenologie, Leiden, Brill, 1970, p.23.
149 S.G.F. Brandon, Dictionary of Comparative Religion, London, Weidenfeld and Nicolson, 1970.
150 Charles Stewart et Rosalind Shaw (dirs.), Syncretism/Anti-Syncretism: The Politics of Religious Synthesis, London, Routledge, 1995.
151 Jacques H. Kamstra, Op. Cit., pp.9-10.
152 N. K. Das (dir.), Culture, Religion and Philosophy: Critical Studies in Syncretism and Inter- faith Harmony, Jaipur and New Delhi, Rawat Publications, 2003.
153 C’est nous qui traduisons de l’anglais. Citation originale: « People [...] often follow multiple religious traditions without necessarily drawing boundaries between them, even though they may affirm their overt allegiance to one religion at a given time » (N.K. Das, Op. Cit., pp. 13-14).
154 Alassane Ndaw, La Pensée africaine : Recherches sur les fondements de la pensée négro- africaine, Dakar, Les Nouvelles Éditions Africaines, 1983, p.233.
155 C’est nous qui traduisons de l’anglais. Citation originale: « [...] Christianity and Islam do not seem to remove the sense of frustration and uprootedness. It is not enough to learn and embrace a faith which is active once a week, either on Sunday or Friday, while the rest of the week is virtually empty. It is not enough to embrace a faith which is confined to a church building or mosque, which is locked up six days and opened only once or twice a week. Unless Christianity and Islam fully occupy the whole person as much as, if not more than, traditional religions do, most converts of these faiths, will continue to revert to their old beliefs and practices for perhaps six days a week, and certainly in times of emergency and crisis ». John S. Mbiti, African Religions and Philosophy,1969, London, Heinemann, 1990, p.3.
156 Koutchoukalo Tchassim, « Religion et écriture d'hybridation chez Ahmadou Kourouma: herméneutique d' Allah n'est pas obligé » in Koutchoukalo Tchassim, Fictions africaines et écriture de démesure, Lomé, Editions Continents, Collection Regards, 2015, p.116.
157 Martin R. Gabriel, Le dictionnaire du christianisme, Paris, Editions Publibook, 2007, p.212.
158 Harris Mémel-Fotê, « La bâtardise », in Essai sur Les soleils des indépendances, Abidjan, NEA, 1977, p. 54.
159 Vladimir Biaggi, Le nihilisme, Paris, GF Flammarion, 1998.
160 Ibid., p.11.
161 Idem.
162 Ibid., p.11.
163 Jean Baudrillard, La Transparence du Mal, Paris, Éditions Galilée, 1990, p.25.
164 165 Vladimir Biaggi , Op. Cit., p.13.
165 Jean-Claude Nicolas, Comprendre Les soleils des indépendances d’Ahmadou Kourouma, Issyles-Moulineaux, Éditions Saint-Paul, « Les classiques africains », 1985, p. 42.
166 Dominique Maingueneau , Le discours littéraire. Paratopie et scène d’énonciation, Paris, Armand Colin, 2004, p. 88.
167 Gérard Bouchard, Genèse des nations et cultures du Nouveau Monde, Essai d’histoire comparée, Montréal, Boréal, 2000.
168 Edward T. Hall, La danse de la vie. Temps culturel, temps vécu, traduit de l’anglais par AnneLise Hacker, Paris, Seuil, 1984, rééd. « Points/Essais », 1992, p. 231. [ The Dance of Life: The Other Dimension of Life, New York, Doubleday/Anchor Books, 1983.]
169 Pius Ngandu Nkashama, « Le roman africain moderne : itinéraire vers la folie », in Présence francophone, n° 15, 1977, p. 91.
171 http://www.larousse.fr/encyclopedie/divers/christianisme/33770
172 http://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/ath%C3%A9isme/6078. Consulté le 02 avril 2015 à 03 h 15.
173 Jean-Michel Djian, Op. Cit., p.28.
174 Propos recueillis lors d'un entretien réalisé le 09 août 2000 par une équipe de chercheurs constituée de Vingonin Tinan Nina et Diandue Bi Kacou Parfait.
175 Lecomte de Noüy, L'homme et sa destinée, La Colombe, Editions du Vieux Colombier, 1948, p.294.
176 Jean-Michel Djian, Op. Cit., p.103.
177 Ecrit fin 1843-janvier 1844. — Paru dans les Annales franco-allemandes (1re et 2e livraison) Paris, 1844. D’après Karl Marx-Friedrich Engels, Œuvres, tome I, Berlin, 1958, pp. 378-391.
178 Mohammed Ibn Jamil Zinou est professeur à la Maison du Hadith à la Mecque.
179 Le Professeur Mohammed Ibn Jamil Zinou assure que les propos du Prophète Mahomet ont été rapporté par Abû Dâwûd, et qu'il est authentique.
180 Vincent, Monteil : Al Bakrî, Cordoue 1068 Routiers de l’Afrique blanche et noire du Nord-Ouest, Dakar, IFAN, 1968, p.69.
181 Coran , Sourate IV, verset 3.
182 Sembène Ousmane, in Bingo, n° 222, juillet 1971, p.59.
183 Guy Mosmans, L’Eglise à l’heure de l’Afrique, Paris, Castermann, 1961.
184 Bibiane Tshibola Kalengayi, Roman africain et christianisme, Paris, L'Harmattan, 2003.
185 Iheanacho A. Akakuru, Le Rejet du Christianisme dans le Roman Africain d’Expression Française, in Neohelicom, tome XXXV, fasciculus 1, 2008.
186 Albert Memmi, Portrait du colonisateur, suivi de Portrait du colonisé, Paris, Buchet-Chastel, Correa, 1957.
187 Harris Mémel-Fotê, « La bâtardise », in Essai sur Les soleils des indépendances, Abidjan, NEA, 1977, p. 54.
188 Mircea Eliade, Le Sacré et le Profane, Paris, Gallimard, coll. «Folio», 1965, pp. 171-172.
189 Martin Dossou Gbénouga, Op. Cit., p.287.
190 Le premier lien entre violence et religion vient du développement des causes non religieuses du conflit. C’est la part de vérité de l’analyse sociologique. Les conflits portent sur ce qui est nécessaire à la vie : la terre, l’eau, l’habitat, les ressources naturelles, le vêtement, la famille, l’éducation et la culture traditionnelle. Lorsqu’un de ces éléments est sacralisé et donc transposé dans le domaine religieux, alors les conflits sont portés à l’absolu. Les conflits se résolvent humainement par négociations et compromis. On délimite des frontières, on déplace des populations, on partage les ressources naturelles, etc. Au plan social, on compense par des taxes ou des subventions les inégalités sociales, on organise des systèmes de prise en charge des chômeurs, on indemnise les victimes des catastrophes. Au plan politique, on promulgue des lois d’amnistie, etc. Bref, il existe des procédures qui permettent, sinon la réconciliation, du moins d’éviter des violences. Or, l’attitude religieuse porte à l’absolu les éléments à la source du conflit. Ils ont une telle valorisation qu’on ne peut plus négocier, ni partager, ni renoncer en quoi que ce soit. Le conflit s’exaspère et l’on va jusqu’à la mort - avec l’apologie du martyre. Ainsi, dire qu’une terre est sainte, qu’un lieu de pèlerinage est le centre du monde, qu’une ville est sainte ou qu’une partie de l’humanité est élue est source d’une violence qui ne peut s’arrêter avant que les autres ne soient assimilés ou exterminés.
191 La source principale de la violence est, sans aucun doute, l’idée de sacrifice. La notion de sacrifice repose sur la conviction que la bienveillance de Dieu est acquise par le don et l’offrande. Transposition de la notion de cadeau qui fait partie des relations sociales. La logique du don veut qu’il soit sans retour « donner, c’est donner ; reprendre, c’est voler », disent les enfants. Pour que le don soit sans retour, il faut donc que personne ne puisse s’en servir, aussi dans l’holocauste, la victime est détruite par le feu ; elle est détruite entièrement. De même, le sang est versé. Parce que le sang est la vie - versé sur l’autel, il signifie que Dieu la reçoit en hommage. Le sacrifice est donc lié à la destruction d’une vie. il faut que le sang coule. Les victimes des guerres religieuses sont immolées selon un rituel sacrificiel. Ainsi dans les massacres en Algérie aujourd’hui, les mouvements islamistes égorgent leurs victimes. C’est un geste sacrificiel qui verse le sang. Il faut analyser le rôle des sacrifices. La violence est donc présente : elle est gérée par le système sacrificiel qui fait partie de la religion.
192 Un autre thème explique la violence des religions, celui de la pureté. L’impur est considéré comme la source du mal et du malheur. Il est contagieux et donc doit être éliminé. Le fidèle doit alors se tenir à l’écart de l’impur et se protéger de son influence par des rituels de purification. Le souci de la pureté sépare. Lorsque la société se définit entièrement comme pure sous l’influence d’une religion dominante qui est à la source de cette pureté, alors les impurs sont rejetés. Le registre du pur et de l’impur n’est pas juridique ; il ignore le droit en se situant à un plan archaïque de la conscience.
193 Léopold Sédar Senghor, Discours de Bordeaux, 14 mars 1980.
194 Ramatoulaye Diagne, « Senghor et la pensée de l’universel : l’éclairage leibnizien » in Afrique et Développement, Vol. XXXIII, No. 1, 2008, pp. 82-92.
195 Ramatoulaye Diagne, Op. Cit., p. 82.
196 Ibid., p.85.
197 Ibid., p.87.
198 Ibid., p.88.
199 Gottfried Wilhelm Leibniz, Discours de métaphysique, Paris, Vrin., 1686.
200 Koutchoukalo Tchassim, « La quête de la civilisation de l'universel chez les écrivains africains: Léopold Sédar Senghor et Félix Couchoro » in Revue du CAMES-Nouvelle Série B, Vol. 009 N°2-2007 (2ème Semestre), pp. 41-53.
201 Koutchoukalo Tchassim, « La quête de la civilisation de l'universel chez les écrivains africains: Léopold Sédar Senghor et Félix Couchoro » in Op. Cit., p. 42.
202 Idem.
203 Léopold Sédar Senghor, La Poésie de l’action, Paris, Stock, 1980, p.38.
204 Jacqueline Sorel, Léopold Sédar Senghor. L’émotion et la raison, Saint-Maur-des-Fossés, Sépia, 1995, p.23.
205 L.S. Senghor, Liberté I, Négritude et humanisme, Paris, Seuil, 1964, p.103.
206 Samuel Huntington est auteur d'un livre remarquable intitulé Le choc des civilisations et publié aux éditions Odile Jacob en 2000. En première partie, l'auteur part du constat selon lequel pour la première fois dans l'histoire, la politique globale est à la fois multipolaire et multicivilisationnelle. Pour Samuel Huntington, la modernisation et l'occidentalisation sont deux concepts distincts. Pour lui, ni la civilisation universelle ni l'occidentalisation des sociétés non occidentales ne sera atteinte par la modernisation. En deuxième partie de son ouvrage, l'auteur souligne que la rapport de force entre les civilisations change. L'influence relative de l'occident décline; au même moment, la puissance économique militaire et politique des civilisations asiatiques s'accroît pendant que les civilisations non occidentales réaffirment la valeur de leur propre valeur. D'où une nouvelle organisation d'un ordre mondial basée sur la problématique de la civilisation dans le monde contemporain et postmoderne. Dans les 4ème et 5ème parties de son ouvrage, Samuel Huntington démontre que les germes d'un conflit sont réels résultant des prétentions de l'occident à l'universalité qui entraînent une réaction des autres civilisations, en particulier les pays islamistes et la Chine. Par rapport à la pensée senghorienne, qui est fondée sur la quête permanente de la paix entre les civilisations, Samuel Huntington, quant à lui, semble voir uniquement dans la rencontre des civilisations une tendance à la défiance qui provoquera certainement un choc inéluctable.
207 Léopold Sédar Senghor, Liberté III, Négritude et civilisation de l’universel, Seuil, Paris, 1977, p.152.
208 http://theses.univ-lyon2.fr/documents/getpart.php?id=lyon2.2008.sey-buhrig_am&part=155885
209 Marion Sauvaire , « Hybridité et diversité culturelle du sujet : des notions pertinentes pour former des sujets lecteurs ? », Litter@incognita, n°4 (2011-2012) - Numéro 2011, p. 1 - 12, mis en ligne le 03/10/2012. URL : http://e-revues.pum.univ-tlse2.fr/sdx2/littera-incognita/article.xsp?numero=4&id_article=art-MS-1130. Consulté le 08/04/2015.
210 L. S. Senghor, La poésie de l’action. Conversations avec Mohamed Aziza, Paris, Stock, 1980, p. 359.
211 Ibid., p.181.
212 Édouard Glissant, Introduction à une poétique du divers, Paris, Gallimard. 1996. p.22.
213 Emmanuel Molinet, «L’hybridation: un processus décisif dans le champ des arts plastiques», Le Portique [En ligne], 2-2006 | Varia, mis en ligne le 22 décembre 2006, consulté le 09 avril 2015. URL : http://leportique.revues.org/851
214 L.S. Senghor, Liberté V, Le dialogue des cultures, Paris, Seuil, 1993, p. 243.
215 Thom Sicking, « Dialogue interreligieux et dialogue œcuménique, différences et similitudes », Chrétiens et sociétés [En ligne], 11 12004, mis en ligne le 21 juin 2010, consulté le 10 avril 2015. URL: http://chretienssocietes.revues.org/2542 ; DOI : 10.4000/chretienssocietes.2542
216 Idem.
217 L. S. Senghor, Liberté V, Le dialogue des cultures, Paris, Seuil, 1993, p. 119.
218 Harris Mémel-Fotê, « La bâtardise », in Essai sur Les soleils des indépendances, Abidjan, NEA, 1977, p. 54.
219 Dominique Budor et Walter Geerts (sous la dir. de ), Op. Cit., p.13.
220 L. S. Senghor, Liberté V, Le dialogue des cultures, Paris, Seuil, 1993, p. 119.
221 L. S. Senghor, La poésie de l’action. Conversations avec Mohamed Aziza, Op. Cit., p. 181.
222 Ahmadou Kourouma, En attendant le vote des bêtes sauvages, Op. Cit., p.21.
- Arbeit zitieren
- Kossi Wonouvo Gnagnon (Autor:in), 2015, Ecriture et religion dans l'oeuvre romanesque d'Ahmadou Kourouma, München, GRIN Verlag, https://www.grin.com/document/1247840
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