CHAPITRE PREMIER
Qui traite de la figure de la terre et sert d’introduction.
La mer recouvre aujourd’hui le sol où fut le duché des Clarides. Nul vestige de la ville et du château. Mais on dit qu’à une lieue au large, on voit, par les temps calmes, d’énormes troncs d’arbres debout au fond de l’eau. Un endroit du rivage qui sert de poste aux douaniers se nomme encore en ce temps-ci l’Échoppe-du-Tailleur. Il est extrêmement probable que ce nom est un souvenir d’un certain maître Jean dont il est parlé dans notre récit. La mer, qui gagne tous les ans de ce côté, recouvrira bientôt ce lieu si singulièrement nommé.
De tels changements sont dans la nature des choses. Les montagnes s’affaissent dans le cours des âges; le fond de la mer se soulève au contraire et porte jusqu’à la région des nuées et des glaces les coquillages et les madrépores.
Rien ne dure. La figure des terres et des mers change sans cesse. Seul le souvenir des âmes et des formes traverse les âges et nous rend présent ce qui n’était plus depuis longtemps.
En vous parlant des Clarides, c’est vers un passé très ancien que je veux vous ramener. Je commence:
La comtesse de Blanchelande, ayant mis sur ses cheveux d’or un chaperon noir brodé de perles…
Mais, avant d’aller plus avant, je supplie les personnes graves de ne point me lire. Ceci n’est pas écrit pour elles. Ceci n’est point écrit pour les âmes raisonnables qui méprisent les bagatelles et veulent qu’on les instruise toujours. Je n’ose offrir cette histoire qu’aux gens qui veulent bien qu’on les amuse et dont l’esprit est jeune et joue parfois. Ceux à qui suffisent des amusements pleins d’innocence me liront seuls jusqu’au bout. Je les prie, ceux-là, de faire connaître mon Abeille à leurs enfants, s’ils en ont de petits. Je souhaite que ce récit plaise aux jeunes garçons et aux jeunes filles; mais, à vrai dire, je n’ose l’espérer. Il est trop frivole pour eux et bon seulement pour les enfants du vieux temps. J’ai une jolie petite voisine de neuf ans dont j’ai examiné l’autre jour la bibliothèque particulière. J’y ai trouvé beaucoup de livres sur le microscope et les zoophytes, ainsi que plusieurs romans scientifiques. J’ouvris un de ces derniers et je tombai sur ces lignes: «La sèche, Sepia officinalis, est un mollusque céphalopode dont le corps contient un organe spongieux à trame de chiline associé à du carbonate de chaux.»
[...]
Sommaire
CHAPITRE PREMIER
CHAPITRE II
CHAPITRE III
CHAPITRE IV
CHAPITRE V
CHAPITRE VI
CHAPITRE VII
CHAPITRE VIII
CHAPITRE IX
CHAPITRE X
CHAPITRE XI
CHAPITRE XII
CHAPITRE XIII
CHAPITRE XIV
CHAPITRE XV
CHAPITRE XVI
CHAPITRE XVII
CHAPITRE XVIII
CHAPITRE XIX
CHAPITRE XX
CHAPITRE XXI
CHAPITRE XXII
CHAPITRE PREMIER
Qui traite de la figure de la terre et sert d’introduction.
La mer recouvre aujourd’hui le sol où fut le duché des Clarides. Nul vestige de la ville et du château. Mais on dit qu’à une lieue au large, on voit, par les temps calmes, d’énormes troncs d’arbres debout au fond de l’eau. Un endroit du rivage qui sert de poste aux douaniers se nomme encore en ce temps-ci l’Échoppe-du-Tailleur. Il est extrêmement probable que ce nom est un souvenir d’un certain maître Jean dont il est parlé dans notre récit. La mer, qui gagne tous les ans de ce côté, recouvrira bientôt ce lieu si singulièrement nommé.
De tels changements sont dans la nature des choses. Les montagnes s’affaissent dans le cours des âges; le fond de la mer se soulève au contraire et porte jusqu’à la région des nuées et des glaces les coquillages et les madrépores.
Rien ne dure. La figure des terres et des mers change sans cesse. Seul le souvenir des âmes et des formes traverse les âges et nous rend présent ce qui n’était plus depuis longtemps.
En vous parlant des Clarides, c’est vers un passé très ancien que je veux vous ramener. Je commence:
La comtesse de Blanchelande, ayant mis sur ses cheveux d’or un chaperon noir brodé de perles…
Mais, avant d’aller plus avant, je supplie les personnes graves de ne point me lire. Ceci n’est pas écrit pour elles. Ceci n’est point écrit pour les âmes raisonnables qui méprisent les bagatelles et veulent qu’on les instruise toujours. Je n’ose offrir cette histoire qu’aux gens qui veulent bien qu’on les amuse et dont l’esprit est jeune et joue parfois. Ceux à qui suffisent des amusements pleins d’innocence me liront seuls jusqu’au bout. Je les prie, ceux-là, de faire connaître mon Abeille à leurs enfants, s’ils en ont de petits. Je souhaite que ce récit plaise aux jeunes garçons et aux jeunes filles; mais, à vrai dire, je n’ose l’espérer. Il est trop frivole pour eux et bon seulement pour les enfants du vieux temps. J’ai une jolie petite voisine de neuf ans dont j’ai examiné l’autre jour la bibliothèque particulière. J’y ai trouvé beaucoup de livres sur le microscope et les zoophytes, ainsi que plusieurs romans scientifiques. J’ouvris un de ces derniers et je tombai sur ces lignes: «La sèche, Sepia officinalis, est un mollusque céphalopode dont le corps contient un organe spongieux à trame de chiline associé à du carbonate de chaux.» Ma jolie petite voisine trouve ce roman très intéressant. Je la supplie, si elle ne veut pas me faire mourir de honte, de ne jamais lire l’histoire d’ Abeille.
CHAPITRE II
Où l’on voit ce que la rose blanche annonce à la comtesse de Blanchelande.
Ayant mis sur ses cheveux d’or un chaperon noir brodé de perles et noué à sa taille les cordelières des veuves, la comtesse de Blanchelande entra dans l’oratoire où elle avait coutume de prier chaque jour pour l’âme de son mari, tué en combat singulier par un géant d’Irlande.
Ce jour-là, elle vit une rose blanche sur le coussin de son prie-Dieu: à cette vue, elle pâlit; son regard se voila; elle renversa la tête et se tordit les mains. Car elle savait que lorsqu’une comtesse de Blanchelande doit mourir, elle trouve une rose blanche sur son prie-Dieu.
Connaissant par là que son heure était venue de quitter ce monde où elle avait été en si peu de jours épouse, mère et veuve, elle alla dans la chambre où son fils Georges dormait sous la garde des servantes. Il avait trois ans; ses longs cils faisaient une ombre charmante sur ses joues, et sa bouche ressemblait à une fleur. En le voyant si petit et si beau, elle se mit à pleurer.
— Mon petit enfant, lui dit-elle d’une voix éteinte, mon cher petit enfant, tu ne m’auras pas connue et mon image va s’effacer à jamais de tes doux yeux. Pourtant je t’ai nourri de mon lait, afin d’être vraiment ta mère, et j’ai refusé pour l’amour de toi la main des meilleurs chevaliers.
Ce disant, elle baisa un médaillon où étaient son portrait et une boucle de ses cheveux, et elle le passa au cou de son fils. Alors une larme de la mère tomba sur la joue de l’enfant, qui s’agita dans son berceau et se frotta les paupières avec ses petits poings. Mais la comtesse détourna la tête et s’échappa de la chambre. Comment deux yeux qui allaient s’éteindre eussent-ils supporté l’éclat de deux yeux adorés où l’esprit commençait à poindre?
Elle fit seller un cheval, et, suivie de son écuyer Francœur, elle se rendit au château des Clarides.
La duchesse des Clarides embrassa la comtesse de Blanchelande:
— Ma belle, quelle bonne fortune vous amène?
— La fortune qui m’amène n’est point bonne; écoutez-moi, amie. Nous fûmes mariées à peu d’années de distance et nous devînmes veuves par semblable aventure. Car en ce temps de chevalerie, les meilleurs périssent les premiers, et il faut être moine pour vivre longtemps. Quand vous devîntes mère, je l’étais depuis deux ans. Votre fille Abeille est belle comme le jour et mon petit Georges est sans méchanceté. Je vous aime et vous m’aimez. Or, apprenez que j’ai trouvé une rose blanche sur le coussin de mon prie-Dieu. Je vais mourir: je vous laisse mon fils.
La duchesse n’ignorait pas ce que la rose blanche annonce aux dames de Blanchelande. Elle se mit à pleurer et elle promit, au milieu des larmes, d’élever Abeille et Georges comme frère et sœur, et de ne rien donner à l’un sans que l’autre en eût la moitié.
Alors se tenant embrassées, les deux femmes approchèrent du berceau où, sous de légers rideaux bleus comme le ciel, dormait la petite Abeille, qui, sans ouvrir les yeux, agita ses petits bras. Et, comme elle écartait les doigts, on voyait sortir de chaque manche cinq petits rayons roses.
— Il la défendra, dit la mère de Georges.
— Et elle l’aimera, répondit la mère d’Abeille.
— Elle l’aimera, répéta une petite voix claire que la duchesse reconnut pour celle d’un Esprit logé depuis longtemps sous une pierre du foyer.
À son retour au manoir, la dame de Blanchelande distribua ses bijoux à ses femmes et, s’étant fait oindre d’essences parfumées et habiller de ses plus beaux vêtements afin d’honorer ce corps qui doit ressusciter au jour du jugement dernier, elle se coucha sur son lit et s’endormit pour ne plus s’éveiller.
CHAPITRE III
Où commencent les amours de Georges de Blanchelande et d’Abeille des Clarides.
Contrairement au sort commun, qui est d’avoir plus de bonté que de beauté, ou plus de beauté que de bonté, la duchesse des Clarides était aussi bonne que belle, et elle était si belle que, pour avoir vu seulement son portrait, des princes la demandaient en mariage. Mais, à toutes les demandes, elle répondait:
— Je n’aurai qu’un mari, parce que je n’ai qu’une âme.
Pourtant, après cinq ans de deuil, elle quitta son long voile et ses vêtements noirs, afin de ne pas gâter la joie de ceux qui l’entouraient, et pour qu’on pût sourire et s’égayer librement en sa présence. Son duché comprenait une grande surface de terres avec des landes dont la bruyère couvrait l’étendue désolée, des lacs où les pêcheurs prenaient des poissons dont quelques-uns étaient magiques, et des montagnes qui s’élevaient dans des solitudes horribles au-dessus des régions souterraines habitées par les Nains.
Elle gouvernait les Clarides par les conseils d’un vieux moine échappé de Constantinople, lequel, ayant vu beaucoup de violences et de perfidies, croyait peu à la sagesse des hommes. Il vivait enfermé dans une tour avec ses oiseaux et ses livres, et, de là, il remplissait son office de conseiller d’après un petit nombre de maximes. Ses règles étaient: «Ne jamais remettre en vigueur une loi tombée en désuétude; céder aux vœux des populations de peur des émeutes, et y céder le plus lentement possible parce que, dès qu’une réforme est accordée, le public en réclame une autre, et qu’on est renversé pour avoir cédé trop vite, de même que pour avoir résisté trop longtemps.»
La duchesse le laissait faire, n’entendant rien elle-même à la politique. Elle était compatissante et, ne pouvant estimer tous les hommes, elle plaignait ceux qui avaient le malheur d’être mauvais. Elle aidait les malheureux de toutes les manières, visitant les malades, consolant les veuves et recueillant les pauvres orphelins.
Elle élevait sa fille Abeille avec une sagesse charmante. Ayant formé cette enfant à n’avoir de plaisir qu’à bien faire, elle ne lui refusait aucun plaisir.
Cette excellente femme tint la promesse qu’elle avait faite à la pauvre comtesse de Blanchelande. Elle servit de mère à Georges et ne fit point de différence entre Abeille et lui. Ils grandissaient ensemble et Georges trouvait Abeille à son goût, bien que trop petite. Un jour, comme ils étaient encore au temps de leur première enfance, il s’approcha d’elle et lui dit:
— Veux-tu jouer avec moi?
— Je veux bien, dit Abeille.
— Nous ferons des pâtés avec de la terre, dit Georges.
Et ils en firent. Mais, comme Abeille ne faisait pas bien les siens, Georges lui frappa les doigts avec sa pelle. Abeille poussa des cris affreux, et l’écuyer Francœur, qui se promenait dans le jardin, dit à son jeune maître:
— Battre les demoiselles n’est pas le fait d’un comte de Blanchelande, monseigneur.
Georges eut d’abord envie de passer sa pelle à travers le corps de l’écuyer. Mais, l’entreprise présentant des difficultés insurmontables, il se résigna à accomplir une action plus aisée, qui fut de se mettre le nez contre un gros arbre et de pleurer abondamment.
Pendant ce temps, Abeille prenait soin d’entretenir ses larmes en s’enfonçant les poings dans les yeux; et, dans son désespoir, elle se frottait le nez contre le tronc d’un arbre voisin. Quand la nuit vint envelopper la terre, Abeille et Georges pleuraient encore, chacun devant son arbre. Il fallut que la duchesse des Clarides prît sa fille d’une main et Georges de l’autre pour les ramener au château. Ils avaient les yeux rouges, le nez rouge, les joues luisantes; ils soupiraient et reniflaient à fendre l’âme. Ils soupèrent de bon appétit; après quoi on les mit chacun dans son lit. Mais ils en sortirent comme de petits fantômes dès que la chandelle eut été soufflée, et ils s’embrassèrent en chemise de nuit, avec de grands éclats de rire.
Ainsi commencèrent les amours d’Abeille des Clarides et de Georges de Blanchelande.
CHAPITRE IV
Qui traite de l’éducation en général et de celle de Georges en particulier.
Georges grandit dans le château au côté d’Abeille, qu’il nommait sa sœur en manière d’amitié et bien qu’il sût qu’elle ne l’était pas.
Il eut des maîtres en escrime, équitation, natation, gymnastique, danse, vénerie, fauconnerie, paume, et généralement en tous les arts. Il avait même un maître d’écriture. C’était un vieux clerc, humble de manière et très fier intérieurement, qui lui enseigna diverses écritures d’autant moins lisibles qu’elles étaient plus belles. Georges prit peu de plaisir et partant peu de profit aux leçons de ce vieux clerc, non plus qu’à celles d’un moine qui professait la grammaire en termes barbares. Georges ne concevait pas qu’on prît de la peine à apprendre une langue qu’on parle naturellement et qu’on nomme maternelle.
Il ne se plaisait qu’avec l’écuyer Francœur, qui, ayant beaucoup chevauché par le monde, connaissait les mœurs des hommes et des animaux, décrivait toutes sortes de pays et composait des chansons qu’il ne savait pas écrire. Francœur fut de tous les maîtres de Georges le seul qui lui apprit quelque chose, parce que c’était le seul qui l’aimât vraiment et qu’il n’y a de bonnes leçons que celles qui sont données avec amour. Mais les deux porte-lunettes, le maître d’écriture et le maître de grammaire, qui se haïssaient l’un l’autre de tout leur cœur, se réunirent pourtant tous deux dans une commune haine contre le vieil écuyer, qu’ils accusèrent d’ivrognerie.
Il est vrai que Francœur fréquentait un peu trop le cabaret du Pot-d’Étain. C’est là qu’il oubliait ses chagrins et qu’il composait ses chansons. Il avait tort assurément.
Homère faisait les vers encore mieux que Francœur, et Homère ne buvait que l’eau des sources. Quant aux chagrins, tout le monde en a, et ce qui peut les faire oublier, ce n’est pas le vin qu’on boit, c’est le bonheur qu’on donne aux autres. Mais Francœur était un vieil homme blanchi sous le harnais, fidèle, plein de mérite, et les deux maîtres d’écriture et de grammaire devaient cacher ses faiblesses au lieu d’en faire à la duchesse un rapport exagéré.
— Francœur est un ivrogne, disait le maître d’écriture, et, quand il revient de la taverne du Pot-d’Étain, il fait en marchant des S sur la route. C’est d’ailleurs la seule lettre qu’il ait jamais tracée; car cet ivrogne est un âne, madame la duchesse.
Le maître de grammaire ajoutait:
— Francœur chante, en titubant, des chansons qui pèchent par les règles et ne sont sur aucun modèle. Il ignore la synecdoche, madame la duchesse.
La duchesse avait un dégoût naturel des cuistres et des délateurs. Elle fit ce que chacun de nous eût fait à sa place: elle ne les écouta pas d’abord; mais, comme ils recommençaient sans cesse leurs rapports, elle finit par les croire et résolut d’éloigner Francœur. Toutefois, pour lui donner un exil honorable, elle l’envoya à Rome chercher la bénédiction du pape. Ce voyage était d’autant plus long pour l’écuyer Francœur que beaucoup de tavernes, hantées par des musiciens, séparent le duché des Clarides du siège apostolique.
On verra par la suite du récit que la duchesse regretta bientôt d’avoir privé les deux enfants de leur gardien le plus sûr.
CHAPITRE V
Qui dit comment la duchesse mena Abeille et Georges à l’Ermitage et la rencontre qu’ils y firent d’une affreuse vieille.
Ce matin-là, qui était celui du premier dimanche après Pâques, la duchesse sortit du château sur son grand alezan, ayant à sa gauche Georges de Blanchelande, qui montait un cheval jayet dont la tête était noire avec une étoile au front, et, à sa droite, Abeille, qui gouvernait avec des rênes roses son cheval à la robe isabelle. Ils allaient entendre la messe à l’Ermitage. Des soldats armés de lances leur faisaient escorte et la foule se pressait sur leur passage pour les admirer. Et, en vérité, ils étaient bien beaux tous les trois. Sous son voile aux fleurs d’argent et dans son manteau flottant, la duchesse avait un air de majesté charmante; et les perles dont sa coiffure était brodée jetaient un éclat plein de douceur qui convenait à la figure et à l’âme de cette belle personne. Près d’elle, les cheveux flottants et l’œil vif, Georges avait tout à fait bonne mine. Abeille, qui chevauchait de l’autre côté, laissait voir un visage dont les couleurs tendres et pures étaient pour les yeux une délicieuse caresse; mais rien n’était plus admirable que sa blonde chevelure, qui, ceinte d’un bandeau à trois fleurons d’or, se répandait sur ses épaules comme l’éclatant manteau de sa jeunesse et de sa beauté. Les bonnes gens disaient en la voyant: «Voilà une gentille demoiselle!»
Le maître tailleur, le vieux Jean, prit son petit-fils Pierre dans ses bras pour lui montrer Abeille, et Pierre demanda si elle était vivante ou si elle n’était pas plutôt une image de cire. Il ne concevait pas qu’on pût être si blanche et si mignonne en appartenant à l’espèce dont il était lui-même, le petit Pierre, avec ses bonnes grosses joues hâlées et sa chemisette bise lacée dans le dos d’une rustique manière.
Tandis que la duchesse recevait les hommages avec bienveillance, les deux enfants laissaient voir le contentement de leur orgueil, Georges par sa rougeur, Abeille par ses sourires. C’est pourquoi la duchesse leur dit:
— Ces braves gens nous saluent de bon cœur. Georges qu’en pensez-vous? Et qu’en pensez-vous, Abeille?
— Qu’ils font bien, répondit Abeille.
— Et que c’est leur devoir, ajouta Georges.
— Et d’où vient que c’est leur devoir? demanda la duchesse.
Voyant qu’ils ne répondaient pas, elle reprit:
— Je vais vous le dire. De père en fils, depuis plus de trois cents ans, les ducs des Clarides défendent, la lance au poing, ces pauvres gens, qui leur doivent de pouvoir moissonner les champs qu’ils ont ensemencés. Depuis plus de trois cents ans, toutes les duchesses des Clarides filent la laine pour les pauvres, visitent les malades et tiennent les nouveau-nés sur les fonts du baptême. Voilà pourquoi l’on vous salue, mes enfants.
Georges songea: «Il faudra protéger les laboureurs.» Et Abeille: «Il faudra filer de la laine pour les pauvres.»
Et ainsi devisant et songeant, ils cheminaient entre les prairies étoilées de fleurs. Des montagnes bleues dentelaient l’horizon. Georges étendit la main vers l’Orient:
— N’est-ce point, demanda-t-il, un grand bouclier d’acier que je vois là-bas?
— C’est plutôt une agrafe d’argent grande comme la lune, dit Abeille.
— Ce n’est point un bouclier d’acier ni une agrafe d’argent, mes enfants, répondit la duchesse, mais un lac qui brille au soleil. La surface des eaux, qui vous semble de loin unie comme un miroir, est agitée d’innombrables lames. Les bords de ce lac, qui vous apparaissent si nets et comme taillés dans le métal, sont en réalité couverts de roseaux aux aigrettes légères et d’iris dont la fleur est comme un regard humain entre des glaives. Chaque matin, une blanche vapeur revêt le lac, qui, sous le soleil de midi, étincelle comme une armure. Mais il n’en faut point approcher; car il est habité par les Ondines, qui entraînent les passants dans leur manoir de cristal.
À ce moment, ils entendirent la clochette de l’Ermitage.
— Descendons, dit la duchesse, et allons à pied à la chapelle. Ce n’est ni sur leur éléphant ni sur leur chameau que les rois mages s’approchèrent de la Crèche.
Ils entendirent la messe de l’ermite. Une vieille, hideuse et couverte de haillons, s’était agenouillée au côté de la duchesse, qui, en sortant de l’église, offrit de l’eau bénite à la vieille et dit:
— Prenez, ma mère.
Georges s’étonnait.
— Ne savez-vous point, dit la duchesse, qu’il faut honorer dans les pauvres les préférés de Jésus-Christ? Une mendiante semblable à celle-ci vous tint avec le bon duc des Rochesnoires sur les fonts du baptême; et votre petite sœur Abeille eut pareillement un pauvre pour parrain.
La vieille, qui avait deviné les sentiments du jeune garçon, se pencha vers lui en ricanant et dit:
— Je vous souhaite, beau prince, de conquérir autant de royaumes que j’en ai perdus. J’ai été reine de l’Île des Perles et des Montagnes d’Or; j’avais chaque jour quatorze sortes de poissons à ma table, et un négrillon me portait ma queue.
— Et par quel malheur avez-vous perdu vos îles et vos montagnes, bonne femme? demanda la duchesse.
— J’ai mécontenté les Nains, qui m’ont transportée loin de mes États.
— Les Nains ont-ils tant de pouvoir? demanda Georges.
— Vivant dans la terre, répondit la vieille, ils connaissent les vertus des pierres, travaillent les métaux et découvrent les sources.
La duchesse:
— Et que fîtes-vous qui les fâcha, la mère?
La vieille:
— Un d’eux vint, par une nuit de décembre, me demander la permission de préparer un grand réveillon dans les cuisines du château, qui, plus vastes qu’une salle capitulaire, étaient meublées de casseroles, poêles, poêlons, chaudrons, coquemars, fours de campagne, grils, sauteuses, lèchefrites, cuisinières, poissonnières, bassines, moules à pâtisserie, cruches de cuivre, hanaps d’or et d’argent et de madre madré, sans compter le tournebroche de fer artistement forgé et la marmite ample et noire suspendue à la crémaillère. Il me promit de ne rien égarer ni endommager. Je lui refusai pourtant ce qu’il me demandait, et il se retira en murmurant d’obscures menaces. La troisième nuit, qui était celle de Noël, le même Nain revint dans la chambre où je dormais; il était accompagné d’une infinité d’autres qui, m’arrachant de mon lit, me transportèrent en chemise sur une terre inconnue.
— Voilà, dirent-ils en me quittant, voilà le châtiment des riches qui ne veulent point accorder de part dans leurs trésors au peuple laborieux et doux des Nains, qui travaillent l’or et font jaillir les sources.
Ainsi parla l’édentée vieille femme, et la duchesse, l’ayant réconfortée de paroles et d’argent, reprit avec les deux enfants le chemin du château.
CHAPITRE VI
Qui traite de ce que l’on voit du donjon des Clarides.
À peu de temps de là, Abeille et Georges montèrent un jour, sans qu’on les vît, l’escalier du donjon qui s’élevait au milieu du château des Clarides. Parvenus sur la plate-forme, ils poussèrent de grands cris et battirent des mains.
Leur vue s’étendait sur des coteaux coupés en petits carrés bruns ou verts de champs cultivés. Des bois et des montagnes bleuissaient à l’horizon lointain.
— Petite sœur, s’écria Georges, petite sœur, regarde la terre entière!
— Elle est bien grande, dit Abeille.
— Mes professeurs, dit Georges, m’avaient enseigné qu’elle était grande; mais comme dit Gertrude, notre gouvernante, il faut le voir pour le croire.
Ils firent le tour de la plate-forme.
— Vois une chose merveilleuse, petit frère, s’écria Abeille. Le château est situé au milieu de la terre et nous, qui sommes sur le donjon qui est au milieu du château, nous nous trouvons au milieu du monde. Ha! ha! ha!
En effet, l’horizon formait autour des enfants un cercle dont le donjon était le centre.
— Nous sommes au milieu du monde, ha! ha! ha! répéta Georges.
Puis tous deux se mirent à songer.
— Quel malheur que le monde soit si grand! dit Abeille: on peut s’y perdre et y être séparé de ses amis.
Georges haussa les épaules:
— Quel bonheur que le monde soit si grand! on peut y chercher des aventures. Abeille, je veux, quand je serai grand, conquérir ces montagnes qui sont tout au bout de la terre. C’est là que se lève la lune; je la saisirai au passage et je te la donnerai, mon Abeille.
— C’est cela! dit Abeille; tu me la donneras et je la mettrai dans mes cheveux.
Puis ils s’occupèrent à chercher comme sur une carte les endroits qui leur étaient familiers.
— Je me reconnais très bien, dit Abeille (qui ne se reconnaissait point du tout), mais je ne devine pas ce que peuvent être toutes ces petites pierres carrées semées sur le coteau.
— Des maisons! lui répondit Georges; ce sont des maisons. Ne reconnais-tu pas, petite sœur, la capitale du duché des Clarides? C’est pourtant une grande ville: elle a trois rues dont une est carrossable. Nous la traversâmes la semaine passée pour aller à l’Ermitage. T’en souvient-il?
— Et ce ruisseau qui serpente?
— C’est la rivière. Vois, là-bas, le vieux pont de pierre.
— Le pont sous lequel nous pêchâmes des écrevisses?
— Celui-là même et qui porte dans une niche la statue de la «Femme sans tête». Mais on ne la voit pas d’ici parce qu’elle est trop petite.
— Je me la rappelle. Pourquoi n’a-t-elle pas de tête?
— Mais probablement parce qu’elle l’a perdue.
Sans dire si cette explication la contentait, Abeille contemplait l’horizon.
— Petit frère, petit frère, vois-tu ce qui brille du côté des montagnes bleues? C’est le lac!
— C’est le lac!
- Citar trabajo
- Anatole France (Autor), 2009, Abeille, Múnich, GRIN Verlag, https://www.grin.com/document/120543
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