Dans le cadre de cette revue de la littérature, l’importance de l’occupation dans le remaniement et la stabilité de l’identité sociale de l’Homme en milieu carcéral sera exploitée. L’appartenance, l’autonomie et l’engagement dans des activités valorisées sont des conditions cruciales pour garantir le bien-être de l’Homme. Par conséquent, quel est l’impact de la privation de celles-ci sur l’identité sociale des prisonniers ? Le modèle d’importation sera confronté au modèle de privation, et puisque les recherches actuelles tendent à le privilégier, l’accent sera mis sur ce dernier. Cette revue soulignera particulièrement la présence ou non de thérapie occupationnelle, l’appartenance des détenus à des sous-groupes et leur vision du futur après la prison. Le phénomène de prisonisation, le taux de récidive et les sentiments d’efficacité et d’estime de soi seront étudiés afin de mesurer l’identité sociale.
TABLE DES MATIÈRES
Résumé
TABLE DES MATIÈRES
I. INTRODUCTION
II. MINI REVUE DE LA LITTÉRATURE ET DISCUSSION CRITIQU E
Le modèle d'importation vs. le modèle de privation
Le phénomène de prisonisation et ses conséquences
La définition du concept de prisonisation
De la privation à la prisonisation
.. . et l'impact de la privation sur l'estime de soi
... à l'interaction de laprisonisation avec les conceptions de soi des détenus
L'ergothérapie, palliatif de la privation occupationnelle ?
S'adapter à la vie en prison, seul ou à plusieurs ?
III. CONCLUSION (synthèse de la recherche)
BIBLIOGRAPHIE PRINCIPALE
BIBLIOGRAPHIE ADDITIONNELLE
Résumé : Dans le cadre de cette revue de la littérature, l'importance de l'occupation dans le remaniement et la stabilité de l'identité sociale de l'Homme en milieu carcéral sera exploitée. L'appartenance, l'autonomie et l'engagement dans des activités valorisées sont des conditions cruciales pour garantir le bien-etre de l'Homme. Par conséquent, quel est l'impact de la privation de celles-ci sur l'identité sociale des prisonniers ? Le modèle d'importation sera confronté au modèle de privation, et puisque les recherches actuelles tendent à le privilégier, l'accent sera mis sur ce dernier. Cette revue soulignera particulièrement la présence ou non de thérapie occupationnelle, l'appartenance des détenus à des sous-groupes et leur vision du futur après la prison. Le phénomène de prisonisation, le taux de récidive et les sentiments d'efficacité et d'estime de soi seront étudiés afin de mesurer l'identité sociale. Sur base des articles étudiés, les résultats indiquent que la privation occupationnelle a un impact négatif sur l'identité sociale des détenus, et mène à un taux de récidive et un taux de prisonisation plus élevé. Le sens des influences peut faire l'objet d'un examen plus large, car les causalités sont rarement linéaires, et puisqu'il s'agit d'un domaine d'étude récent, des recherches futures pourraient apporter davantage de clarté à ce sujet.
I. INTRODUCTION
« La prison ne peut pas manquer de fabriquer des délinquants. Elle en fabrique par le type d'existence qu'elle fait mener aux détenus : qu'on les isole dans les cellules, ou qu'on leur impose un travail inutile, pour lequel ils ne trouveront pas d'emploi, (...) c'est créer une existence contre nature inutile et dangereuse »
Michel Foucault (1926 - 1984)
La prison est une expérience qui change la vie, alors que pour certains la prison signifie avoir un lit, un abri et de repas réguliers, pour d'autres c'est une occasion de se redévelopper grace à quelques possibilités d'éducation (Stephan, 2008 cité par Stohr, M.K. & Walsh, A. (2021) ; pour d'autres encore, c'est une exposition à la violence, aux agressions sexuelles, aux traumatismes et à l'angoisse mentale (Human Rights Watch, 2003). Mais pour tous, la prison signifie une privation de liberté, de choix et d'occupation. L'etre humain possède biologiquement la capacité de faire des choix dans sa vie et simultanément, l'humain se définit aussi comme un etre social fagonné par ses interactions avec sa famille, ses pairs et la société. Dans le contexte actuel de pandémie, après avoir été confinés à plusieurs reprises, nous nous sommes posé la question suivante : « Quelle est la version la plus extreme de confinement ? Une dans laquelle les humains n'ont plus aucune autonomie et liberté, avec beaucoup trop de temps et pas assez d'occupation ? » C'est à partir de ce moment-là que nous avons commencé à faire des recherches concernant la privation d'occupation dans le milieu carcéral. Le fait que ce domaine n'ait pas encore été assez exploité, mais qu'il existe toutefois des articles pionniers qui apportent des informations remarquables, nous a motivées dans notre choix en espérant pouvoir donner une perspective plus large du domaine.
Pour de nombreux membres du grand public, la privation de liberté est considérée comme une punition insuffisante pour la plupart des individus reconnus coupables d'un délit et condamnés à une peine d'emprisonnement. Ils pensent que la vie en prison doit etre aussi dure et difficile que possible (Molineux & Whiteford, 1999). Les détenus sont empechés de s'engager dans la vie quotidienne d'une manière importante et significative pour eux, ils sont aliénés dans leur choix, et ne disposent d'aucune autonomie, ils développent des déficits dans leur capacité à fonctionner de manière adéquate et indépendante dans la vie quotidienne (Farnworth et al., 2004 ; Molineaux & Whiteford, 1999 ; Whiteford, 1997 ; Whiteford, 2000 cités par Bradbury, 2015). On appelle cela la privation occupationnelle, Wilcock suggère de la caractériser par "l'influence d'une circonstance externe qui empeche une personne d'acquérir, d'utiliser ou d'apprécier quelque chose" (Wilcock, 1998, p. 145 cité par Molineux & Whiteford, 1999). La privation d'occupation concerne donc bien plus de domaines que le travail et les activités aux sens large, il est question de privation de relations sociales, d'appartenance à des sous-groupes, d'autonomie, et de choix. Meme si les résultats plus généraux de la privation occupationnelle ne font pas l'objet de recherches approfondies, la compréhension actuelle du phénomène suggère qu'elle entrarne une réduction de la capacité professionnelle, une baisse de l'auto- efficacité, une diminution des capacités d'adaptation et une perte d'identité (Molineaux & Whiteford, 1999 ; Whiteford, 1995 ; Whiteford, 1997 ; Whiteford, 2000 ; Whiteford, 2005 cités par Bradbury, 2015).
Pour cette raison, nous avons souhaité aborder l'influence de cette privation d'occupation sur l'identité sociale des détenus. L'identité sociale d'un individu est définie comme « la partie du concept de soi qui provient de la conscience qu'a l'individu d'appartenir à un groupe social (ou à des groupes sociaux), ainsi que la valeur et la signification émotionnelle qu'il attache à cette appartenance » (Tajfel, 1981, p. 255 cité par Heine & Licata, 2012). Dans leur manuel d'introduction à la psychologie culturelle, Heine & Licata (2012) affirment que la théorie de l'identité sociale se fonde sur le processus de « catégorisation sociale ». La catégorisation sociale est définie par Tajfel comme « un système d'orientation qui crée et définit la place particulière d'un individu dans une société. (Tajfel, 1972, p.293 cité par Heine & Licata, 2012) L'interné, dès son arrivée en prison, se voit imposer un matricule, un uniforme, un emploi du temps extremement précis et une liste de possessions très limitée. Son identité sociale et sa place particulière dans la société qu'il avait construites se voient donc quasiment immédiatement retirées. Il est coupé de ses proches par la batisse imposante, coupé de l'extérieur par les barreaux de sa cellule. L'incertitude se retrouve au creur des problématiques identitaires d'un prisonnier : il devra faire face à un milieu nouveau, souvent hostile, dans lequel son identité sociale pré-prison n'a pas d'importance et n'est pas acceptée. Les détenus, pour faire face à cette instabilité, se construisent une nouvelle identité, qui prend source dans la délinquance. C'est en s'identifiant à la sous-culture carcérale qu'ils tentent de redonner du sens à leur estime de soi, et cela fait appel au processus de prisonisation, que nous aborderons lors de la revue littéraire. L'identité sociale des détenus devient donc incertaine et se trouve remise en question, dès l'arrivée en prison, pendant tout leur séjour, et également à leur sortie.
Pour mesurer la variable « privation d'occupation », nous avons décidé de nous limiter à quelques sous-variables : premièrement, la présence ou l'absence de thérapie occupationnelle. Deuxièmement, les attentes quant à leurs chances de vie après la prison. Nous considérons cette sous-variable comme intéressante, car les attentes quant à leurs chances de vie après la prison informent si les détenus considèrent leur temps en prison destructeur au point que leur réintégration dans la société leur paraìt impossible. Et troisièmement, l'appartenance à toute sorte de sous-groupes. Concernant la mesure de notre variable dépendante, sachant l'identité sociale, nous portons une attention particulière au taux de prisonisation, en nous basant sur l'hypothèse de Paterline et Petersen, (1999) laquelle stipule que plus les détenus s'identifient à cette sous-culture carcérale, moins ils ont une identité sociale stable dans le temps, après incarcération. Nous prenons également en compte le taux de recidive, car nous partons de l'hypothèse que le manque d'identité et de stabilité de l'identité sociale aurait un impact sur le comportement des détenus à leur sortie de prison. Et finalement, nous prenons en compte les sentiments d'efficacité et l'estime de soi des détenus, en considérant que la vision que les détenus ont d'eux-memes permet un bon reflet de leur identité sociale.
Dans le plus grand nombre des articles de notre bibliographie, les chercheurs opposent deux modèles : d'un côté le modèle d'importation et de l'autre le modèle de privation. Le premier met l'accent sur les antécédents sociaux que les prisonniers apportent en prison, alors que le deuxième stipule que les conditions à l'intérieur de la prison expliquent les variations dans le bien-etre et le sentiment d'identité sociale d'un détenu à l'autre. Dans un premier temps, nous allons mettre en évidence de manière plus approfondie la différence entre ces modèles. Ensuite, il nous est apparu que le modèle de privation explique davantage les variations dans le bien-etre des détenus que le modèle d'importation, c'est pour cette raison que dans la totalité de notre travail nous allons nous appuyer sur le modèle de privation, lequel servira de fil rouge. Ensuite nous allons étudier le phénomène de prisonisation et son interaction avec l'identité sociale des détenus, pour ensuite analyser les bienfaits de la thérapie occupationnelle et de l'appartenance des détenus à différents sous-groupes sur l'identité sociale des détenus. Nous allons étudier l'impact des sous-variables indépendantes sur les sous-variables dépendantes pour tenter de répondre à la question « De quelle manière la privation d'occupation influence- t-elle l 'identité sociale des détenus ? »
II. MINI REVUE DE LA LITTÉRATURE ET DISCUSSION CRITIQUE
Le modèle d'importation vs. le modèle de privation
Concernant la structure de notre travail, nous allons commencer par comparer deux modèles qui reviennent dans une grande majorité des articles scientifiques concernant la privation d'occupation dans le milieu carcéral. De nombreuses recherches, entre autres celles du criminologue Donald Clemmer, ont suscité l'un des débats les plus stimulants de la littérature criminologique entre les modèles de privation et d'importation de la prisonisation.
L'idée sous-jacente du modèle d'importation décrit le fait que les détenus apportent leurs antécédents sociaux et leurs modèles de comportement lorsqu'ils entrent en prison, les détenus "importent" donc des valeurs, des attitudes, des croyances et des normes sociales de leurs communautés respectives (Irwin & Cressey, 1962 ; Irwin, 1970 ; Cohen & Taylor, 1981 ; Hughes & Huby, 2000 cités par Brosens et al., 2015). Selon cette théorie les prisons d'aujourd'hui ne sont pas des systèmes complètement fermés ou des " institutions totales", au contraire, elles ont des frontières perméables et des populations transitoires, et interagissent avec le monde extérieur. Dans ce modèle l'accent est mis sur le fait que l'adaptation et la réceptivité d'une personne au système carcéral sont fagonnées par sa socialisation avant l'incarcération. Le modèle d'importation a trouvé un appui dans les recherches liant l'adoption à la sous-culture carcérale à des facteurs démographiques sociaux généraux tels que l'äge, la nationalité, le niveau d'instruction et la situation socio-économique et professionnelle avant la prison (Alpert, 1979 ; Jensen & Jones, 1976 ; Kennedy, 1970 ; Schwartz, 1971 ; Thomas, 1973, 1977b ; Wright, 1989 cités par Orr & Paterline, 2016) ; les antécédents criminels, le nombre d'arrestations, le type d'infraction, et l'äge lors de la première arrestation ou condamnation (Alpert, 1979 ; Cline, 1968 ; Kennedy, 1970 ; Schwartz, 1971 ; Thomas, 1973 ; Wellford, 1967 ; Zingraff, 1980 cités par Orr & Paterline, 2016).
Le modèle de privation représente la position théorique soutenant que les conditions au sein des prisons expliquent la formation des sous-cultures carcérales. Ce modèle alternatif au modèle d'importation souligne donc l'importance des pressions et des problèmes causés par l'expérience de l'incarcération dans la création d'une sous-culture carcérale. Les conditions de vie dans les prisons, considérant le manque d'occupation, l'aliénation par le personnel carcéral, le fait d'etre privé de toute forme d'individualité dès leur entrée en prison, sont les principales variables selon ce modèle. Les partisans du modèle de privation ont soutenu que cette sous- culture carcérale dans laquelle les détenus sont assimilés reflète des douleurs de l'emprisonnement causées par la structure de l'organisation de la prison. Cela signifie qu'il est possible de comprendre les attitudes, les valeurs et le comportement des détenus en examinant les influences propres au milieu carcéral (Thomas & Cage, 1977 cités par Orr & Paterline, 2016). À l'appui du modèle de privation, la recherche de Orr & Paterline, (2016) a cité et montré que le taux de prisonisation est lié au nombre de fois où l'on a été en prison (Gruninger, 1975 cité par Orr & Paterline, 2016) ; l'impuissance ou l'aliénation (Guenther, 1978 ; Hyman, 1977 ; Neal, Snyder & Balogh, 1974 ; Smith & Hepburn, 1979 ; Thomas, 1975 ; Thomas & Poole, 1975 ; Thomas & Zingraff, 1976 ; Tittle & Tittle, 1964 cités par Orr & Paterline, 2016) ; le manque d'occupation et l'interaction avec les autres détenus (Morris & Morris, 1963 ; Wheeler, 1961 cités par Orr & Paterline, 2016) ; l'orientation vers le personnel (Gruninger, 1975 ; Schwartz, 1971 cités par Orr & Paterline, 2016).
Dans notre revue littéraire, nous avons considéré comme important de commencer par une distinction des facteurs qui peuvent entrer en jeu et influencer notre variable dépendante. Puisque les facteurs qui entrent en jeu, varient en fonction du modèle dans lequel l'on se trouve, nous avons jugé qu'il était primordial de commencer par une distinction entre ces modèles. Selon le modèle d'importation, la perception que les détenus ont d'eux-memes (une sousvariable de notre VD) dépend de leur socialisation pré-prison, alors que selon le modèle de privation, l'identité sociale est influencée par les conditions de détention à l'intérieur de la prison. La question : « Quel modèle explique le mieux l'identité sociale des détenus ? » a été la source de beaucoup de recherches, et toutes les recherches s'accordent sur un point : les résultats obtenus lorsqu'on explique les variations dans le taux de prisonisation, la perception que les détenus ont d'eux-memes et le taux de récidive (sous-variables de notre VD) sont plus significatifs et expliquent mieux les variations dans la variable dépendante, lorsqu'on se trouve dans le modèle de privation. (Brosens et al., 2015)
Par contre, si les privations de l'enfermement étaient les seuls déterminants du degré d'assimilation des détenus à la sous-culture de la prison (taux de prisonisation), alors chaque détenu aurait un taux extremement élevé de prisonisation. Cela n'a pas été confirmé par la recherche sur les prisons (Thomas & Petersen, 1977 cités par Paterline & Petersen, 1999). Les variations dans la réceptivité à la sous-culture carcérale ne peuvent pas etre expliquées uniquement par le modèle de privation, sachant les conditions structurelles de détention. Certaines critiques ont fait valoir que la perspective de privation s'avère trop simpliste pour expliquer l'identité sociale et en général le bien-etre mental des détenus, étant donné la diversité, la grande mobilité et la nature transitoire des populations carcérales (Morris & Morris, 1963 ; Hughes & Huby, 2000 cités par De Viaggiani, 2007). Les résultats de nombreuses enquetes coincident avec certaines recherches antérieures, qui concluent que la fusion des modèles d'importation et de privation explique davantage la variation du taux de prisonisation que l'un ou l'autre modèle analysé séparément (Leger & Barnes, 1986 ; Thomas & Petersen, 1977 ; Thomas, Petersen, & Zingraff, 1978 ; Zingraff, 1980 cités par Paterline & Petersen, 1999). Des chercheurs ont tenté de combiner les modèles en une seule perspective théorique (Léger & Barnes, 1986 ; Thomas & Petersen, 1977 ; Thomas, Petersen & Zingraff, 1978 cités par Orr & Paterline, 2016). Pour une question de contrôle des nombreuses sous-variables, nous avons cependant décidé de nous focaliser sur les variables du modèle de privation afin de tenter d'expliquer son influence sur l'identité sociale des détenus.
Il faut toujours garder en tete que, en fonction des points de vue abordés, les variables dépendantes et indépendantes changent, et peuvent s'influencer réciproquement, de manière corrélationnelle et non causale. Dans notre revue nous avons décidé d'analyser les effets que la privation d'occupation et d'autonomie peuvent avoir sur l'identité sociale d'un détenu, comme les conceptions de soi. Plusieurs chercheurs s'accordent sur le fait que le sens de la relation a notamment été étudié dans ce sens mais pas dans l'autre : les théoriciens ont ignoré comment les individus ayant des conceptions de soi particulières, réagissent aux conditions et aux situations de la vie carcérale (Faine, 1973 ; Leger, 1981 ; Wright, 1991 ; Zamble & Porporino, 1988 cités par Orr & Paterline, 2016). Il serait intéressant de voir des modèles futurs examiner de manière plus approfondie la relation entre la personne et l'environnement en mettant davantage l'accent sur les conceptions de soi des détenus, et l'influence de cette dernière sur l'adaptation aux conditions de vie carcérale.
Le phénomène de prisonisation et ses conséquences
La définition du concept de prisonisation
Le terme prisonisation fait référence à un processus de « réadaptation à un nouveau contexte physique et relationnel, où les personnes privées de liberté assimilent les normes de la prison par nécessité pour pouvoir vivre en son sein. » (Martín-González, Martinez-Merino, Usabiaga & Martos, 2019). En d'autres termes, la prisonisation est l'immersion au « code de prison », qui peut se définir par une sorte de stratégie de survie et qui détermine par la suite l'identité du détenu, c'est-à-dire son statut social et son auto-conception (De Viaggiani et al., 2007). Le sentiment de prisonisation peut etre vécu et imprégné différemment selon les détenus, en fonction de ce qu'ils « apportent » en prison (modèle d'importation), et selon des conditions de vie dans lesquelles ils se trouvent au sein de la prison (modèle de privation). Les auteurs scientifiques se basant sur le modèle de privation s'accordent sur un point : la théorie soutient que la prisonisation est un processus adaptatif utilisé par les détenus pour faire face aux privations sociales et physiques résultantes de l'emprisonnement. (Sykes & Messinger, 1960 ; Thomas & Petersen, 1977 ; Tittle, 1972 cités par Paterline & Petersen, 1999). D'une certaine manière, la prisonisation peut coincider avec une "mortification du soi", un concept introduit par Goffman en 1968. La mortification du soi reflète le processus par lequel un individu perd son identité sociale et est humilié. (Brosens et al., 2015)
De la privation à la prisonisation
Les détenus étant confrontés à des privations considérables, telles que le manque d'occupation et d'autonomie, commencent à essayer de résoudre leurs problèmes collectivement. Une société de détenus commence à se former, "une société qui comprend un réseau de positions, qui reflète différents types et niveaux d'engagement envers des normes sous-culturelles ainsi que des réactions adaptatives aux problèmes de l'emprisonnement..." (Thomas & Petersen, 1977, p. 49 cités par Paterline & Petersen, 1999). La création de cette sous-culture dans laquelle les détenus s'assimilent illustre les douleurs de l'emprisonnement, lesquelles sont causées par la structure de l'organisation carcérale. L'organisation de la vie sociale en prison autour d'un "code pénitentiaire normatif" est liée à la notion de prisonisation.
Ce code incarne un système de valeurs normatives auquel certains détenus adhèrent, ces valeurs se manifestent dans leurs attitudes et leurs comportements (Cohen & Taylor, 1981 ; Toch, 1998, Sabo et al. ,2001 cités par De Viaggiani, 2007). Les détenus créent une image de "dur à cuire", et ils nient toute sorte de faiblesse, de peur, ou de souffrance, évitent de collaborer avec le personnel pénitentiaire, et s'efforcent de masquer les signes extérieurs d'homosexualité ou d'effémination, et de paraìtre prets et capables de se battre et de défendre leur honneur lorsqu'ils sont mis au défi (Sabo et al., 2001 : 10 cités par De Viaggiani, 2007).
Le taux de prisonisation est plus élevé chez les détenus qui ont de faibles attentes quant à leurs chances dans la vie après leur libération. (Thomas, Petersen & Zingraff, 1978 cités par Orr & Paterline, 2016). Ces mesures d'attentes quant à leurs chances de vie future indiquent si les prisonniers considèrent l'emprisonnement comme si destructeur que la réintégration dans des rôles familiaux, sociaux et professionnels leur paraìt improbable. Par contre, dans l'étude de Orr et Paterline, (2016), les résultats montrent que parmi les variables du modèle de privation, les deux prédicteurs les plus significatifs pour expliquer le taux de prisonisation étaient l'aliénation et la victimisation. Les attentes après la libération ne représentaient pas des prédicteurs significatifs du taux de prisonisation des détenus. L'étude de Paterline et Petersen, (1999) rejoint d'un côté l'étude de Thomas et al. (1978) et de l'autre celle de Orr et Paterline, (2016) : plus les détenus sont susceptibles de s'assimiler à cette sous-culture carcérale, plus leur sentiment d'aliénation est grand et plus leurs attentes après la libération sont faibles.
et l'impact de la privation sur l’estìme de soi
Les détenus qui entrent en prison ont été exposés aux effets dépersonnalisants et stigmatisants du système judiciaire. Ces expériences, combinées à la dégradation sociétale qu'ils subissent en purgeant leur peine et à la structure coercitive de l'institution elle-meme, constituent une "attaque massive" contre l'estime de soi des personnes emprisonnées (Sykes, 1958 cité par Paterline & Petersen, 1999). « L'image que l'individu se fait de lui-meme en tant que personne de valeur - en tant que personne adulte moralement acceptable qui peut présenter une certaine revendication de mérite dans ses réalisations matérielles et sa force intérieure - commence à vaciller et à s'estomper » (Sykes, 1958 : 79 cité par De Viaggiani, 2007). Le mémoire de Bradbury souligne que les résultats plus généraux de la privation occupationnelle ne font malheureusement pas encore l'objet de recherches approfondies, mais la compréhension actuelle du phénomène permet d'observer qu'elle entrarne une reduction de la capacité professionnelle, une baisse de l'auto-efficacité, une diminution des capacités d'adaptation et une perte d'identité (Molineaux & Whiteford, 1999 ; Whiteford, 1995 ; Whiteford, 1997 ; Whiteford, 2000 ; Whiteford, 2005 cités par Bradbury, 2015).
La recherche de De Viaggiani utilise trois méthodes de recherche qualitative : l'observation participante, un entretien de groupe et des entretiens individuels semi-structurés avec des détenus et des agents pénitentiaires. Un détenu explique l'infantilisation de la part du personnel pénitentiaire : « Il faut s'habituer à ne pas penser par soi-meme... On vous dit quand vous lever, quand vous préparer pour aller au lit, quand manger, quand faire de l'exercice, quand aller au travail, tout. » (De Viaggiani, 2007). Cette sorte d'aliénation, et de manque d'autonomie a bien entendu un impact sur l'estime de soi des prisonniers, ces derniers se sentent infantilisés et incapables de prendre des décisions par eux-memes.
à l'interaction de laprisonisation avec les conceptions de soi des détenus
L'étude de Orr et Paterline, (2016), et l'étude de Paterline et Petersen, (1999) ont comme objectif d'évaluer l'importance de la perception que les détenus ont d'eux-memes dans le processus de prisonisation. L'auto-efficacité est un concept qui se réfère à la fagon dont les individus se conceptualisent en tant que personnes actives qui ont le contrôle de leur monde. Dans l'étude de Paterline et Petersen, l'auto-efficacité, qui fait partie du modèle de privation, est le prédicteur le plus important pour expliquer la variation dans la prisonisation : ceux qui ont un plus grand sentiment d'auto-efficacité ont un plus faible degré de prisonisation. La perception de la stigmatisation, et la saillance de l'identité actuelle étaient à l'opposé de la direction attendue : les détenus ayant des sentiments plus élevés de stigmatisation avaient un taux plus faible de prisonisation, et ceux qui accordaient une plus grande importance à plusieurs identités sociales valorisées avaient un taux plus élevé de prisonisation. Dans l'étude de Orr et Paterline, la perception de la stigmatisation constitue la seule mesure de la conception de soi qui est un prédicteur significatif du taux de prisonisation. Les détenus qui entretenaient des sentiments de stigmatisation plus élevés présentaient des degrés de prisonisation plus élevés. La saillance de l'identité, et l'auto-efficacité n'étaient pas des prédicteurs importants de prisonisation.
Meme si les deux études ne s'avèrent pas complétement identiques au niveau des résultats, ils s'accordent tout de meme sur leurs conclusions. L'une des raisons pour lesquelles les mesures du concept de soi (auto-efficacité, perception de stigmatisation, saillance d'identité) n'ont pas toujours été jugées importantes, ou n'ont pas mené aux résultats attendus résulte du fait que les mesures du concept de soi utilisées dans les recherches étaient fondées sur des identités et des normes extra pénitentiaires. Les expériences de socialisation en prison sont cependant différentes, car les détenus peuvent totalement perdre ou réprimer leur sentiment d'identité en dehors de la prison. Dès l'entrée en prison, et avec le processus de prisonisation, un nouveau soi, s'adaptant à la situation, est progressivement reconstruit, mais contrairement à l'ancien soi, il est basé sur le statut de prisonnier.
L'ergothérapie, palliatif de la privation occupationnelle ?
Comme expliqué précédemment, le phénomène de prisonisation est déclenché, entre autres, par la privation occupationnelle. C'est-à-dire le fait que les détenu.e.s n'aient plus accès à la grande majorité des occupations dont bénéficie le reste de la population. Légalement, les Nations Unies ont imposé les « Lois Standard du Traitement des Prisonniers » en 1955 et les « Lois des Prisons Européennes » ont été fixées en 2006 par le Comité des Ministres, stipulant que les prisonniers ont « le droit d'avoir accès aux activités culturelles, aux cours éducatifs, aux formations vocationnelles, a une bibliothèque et à des pratiques sportives » (Brosens et al., 2015). Or, dans les faits, il semblerait que ces lois ne soient pas forcément mises en place, les détenus sombrant ainsi de plus en plus. En effet, Molineux et Whiteford mettent en évidence dans un article récent que « la privation occupationnelle à long terme a des effets néfastes sur la santé, le bien-etre et l'adaptation (Wilcock, 1998 cité par Molineux & Whiteford, 1999), et ce serait également une cause indirecte de nombreux suicides en milieu carcéral et meme de troubles psychiques (Useem, 1985 ; Liebling 1993, cités par Molineux & Whiteford,1999). Ils démontrent que le fait que des lois existent en matière de droit d'occupation des prisonniers n'est pas une condition suffisante pour leur bien-etre. Pour appuyer cela, les auteurs expliquent que les détenus n'ont pas l'occasion de faire de simples taches quotidiennes telles que faire leur lessive, ce qui modifie complètement leur vision du temps et de ce qu'ils sont capables de faire. Il est néanmoins nécessaire de préciser que leur article n'est pas empirique puisqu'il ne se fonde sur aucune expérience à proprement parler, il s'agit plutôt d'un article informatif à visée scientifique.
Plusieurs études mettent en évidence que le fait d'etre impliqué dans des activités est un bon moyen de s'adapter au milieu carcéral (Dhami et al., 2007 ; Souza & Dhami, 2010 cités par Brosens et al., 2015). Comme l'explique Gary Kielhofner dans son Modèle de l'Occupation Humaine (MOH), il existe des « activités humaines signifiantes et significatives essentielles dans l'auto-organisation de la personne » (Quétel, 2015). Se basant sur le modèle de Kielhofner, l'Association Canadienne des Ergothérapeutes vante les mérites de l'ergothérapie pour pallier la privation occupationnelle, puisqu'elle aurait recours à des activités telles que des soins personnels, des loisirs, des taches productives, etc. L'objectif serait alors de rendre au détenu un « sentiment de contrôle sur sa vie », ce qui augmenterait son estime de soi et par la meme occasion, son identité sociale (Quétel, 2015).
Une étude qualitative et quantitative dans le cadre du Projet ACJ (Allegheny County Jail Project) menée en 2005 par Provient et Joyce-Gaguzis à Pittsburgh va dans le sens de cette dernière affirmation. En effet, les chercheuses ont observé que les clients engagés dans un programme de 6 heures d'ergothérapie par semaine qui se concentre notamment sur le développement des compétences de communication, l'apprentissage, l'engagement dans la communauté, et bien d'autres aspects qui nous sont impossibles de détailler ici, ont mené une vie nettement plus productive après leur sortie de prison (Ingrid M. Provident & Kelly Joyce- Gaguzis, 2005). Ces propos sont à nuancer, car l'échantillon utilisé pour cette étude s'avère peu conséquent. Seuls 93 patients ont regu les services de l'ACJ depuis 2001. Il est nécessaire de préciser que le rôle des thérapeutes au sein de cette étude impliquait également des activités telles que des simulations d'entretiens d'embauches, la préparation au marché du travail, etc. Ainsi, il est difficile de discerner si leurs résultats concernant les effets positifs sur les détenus sont uniquement dus à l'ergothérapie au sens meme de la thérapie (loisirs, écoute, productivité), et dans quelle mesure la préparation au futur a joué un rôle dans l'identité sociale des détenus. En tout cas, 63% des anciens détenus qui ont participé au Projet ACJ ont actuellement un travail ou du moins en ont eu un et 8% sont dans un programme rémunéré d'insertion professionnelle. Ces résultats fournissent des réponses pertinentes à notre recherche puisqu'ils démontrent l'efficacité de la thérapie occupationnelle sur la réinsertion des détenus, qui est fortement liée à leur identité sociale. Il n'y a que quatre participants qui ont été éliminés du programme, faute de participation. Ils ne représentent que 5,5% de l'échantillon total, ce qui est à peine statistiquement significatif.
Ces résultats s'accordent également avec l'étude assez récente sur 667 prisonniers de Brosens, De Donder, Dury et Verté. Celle-ci met en évidence que les détenus participant aux activités ont une meilleure conduite en prison (Brosens, De Donder, Dury & Verté, 2015). Cependant, les auteurs donnent une information supplémentaire en montrant que la participation aux activités n'était pas liée au genre ou à la qualité de vie précédent l'emprisonnement, ce qui va d'ailleurs dans le sens du modèle de privation que nous suivons. En contradiction avec cette étude, il y en a une qui montre qu'il existe une corrélation entre la participation aux activités (en milieu carcéral) et la « qualité de la vie avant l'emprisonnement » (Dhami et al., 2007 cités par Brosens et al., 2015). Les résultats divergent donc, mais il faut préciser que concernant l'étude Dhami et ses collaborateurs, le sens de la corrélation n'est pas précisé. Quant à l'étude de Brosens et ses collaborateurs, elle n'a été faite que sur une prison en Belgique. Ils admettent que ce n'est pas un échantillon assez représentatif de la population carcérale et ils ajoutent que, « en étudiant plusieurs institutions correctionnelles, plus de variables privationnelles auraient pu etre incluses, telles que le niveau de sécurité ou le niveau de surpopulation » (Cao et al., 1997 ; Dye, 2010 cités par Brosens et al., 2015). Il est vrai que notre étude a tenté d'inclure de telles variables mais que le manque d'informations concernant celles-ci a rendu la tache compliquée.
De plus, le taux de récidive, de retour en prison, était inférieur à celui des personnes non impliquées dans le projet. Généralement le taux de récidive s'élève à plus que 60%, en revanche, pour les bénéficiaires du ACJ projet, il est de 8.2% (Ingrid M. Provident & Kelly Joyce-Gaguzis, 2005). Si l'on mentionne la récidive c'est parce que l'identité sociale des prisonniers semblerait avoir un lien avec leurs comportements une fois libérés ; si les individus recommencent, c'est que leur conception de Soi le permet. La privation occupationnelle renforce-t-elle une identité sociale potentiellement récidiviste ? Les articles tendent à s'accorder sur les bienfaits, c'est-à-dire une baisse du taux de récidive, d'une offre de programmes de soutien ou de thérapies occupationnelles sur le futur des détenus. Marie Quétel, dans son mémoire, s'est interrogée sur le rôle de l'ergothérapeute dans la réinsertion sociale et/ou professionnelle des détenus pour préparer leur sortie. La structure étudiée bénéficiait d'un service pénitentiaire d'insertion et de probation (SPIP) qui intervient pour prévenir la récidive (entre autres). Il semble qu'une meilleure reinsertion semble possible grace au SPIP, mais leur action s'arrete une fois la peine terminée, car il n'y a pas de suivi à l'extérieur (Marie Quétel, 2015). Cela va dans le sens de l'hypothèse qui stipulerait que la privation occupationnelle serait responsable du développement de comportements récidivistes. Cependant, un mémoire n'est pas considéré comme un article empirique, et de ce fait, les résultats sont à prendre avec des pincettes.
S'adapter à la vie en prison, seul ou à plusieurs ?
A posteriori du phénomène de prisonisation se trouve le phénomène d'adaptation à la culture carcérale. Comme expliqué précédemment, l'ergothérapie consiste en un bon moyen d'y arriver, mais c'est un programme très spécialisé et qui demande beaucoup de temps et de ressources. Cette affirmation sera explicitée dans la conclusion. Un autre moyen d'adaptation serait l'appartenance à un sous-groupe. En effet, la socialisation a été de tout temps un facteur amenant l'individu à se sentir plus épanoui. De plus, on sait que les appartenances forment l'identité, cette dernière étant en perpétuelle construction dans la vie d'un individu. Étudier l'appartenance comme sous-variable indépendante de la privation occupationnelle (en partant du principe que l'appartenance pallie celle-ci), nous permettrait donc d'étudier en partie son impact sur la variable dépendante de cette étude, à savoir l'identité sociale.
En plus de la sous-culture carcérale décrite précédemment dans le processus de prisonisation le détenu appartient à d'autres groupes où les individus sont regroupés en fonction de leur ethnie, du sport pratiqué, de l'identité religieuse et bien d'autres. Ainsi, le fait de respecter les normes de ces sous-groupes et de s'engager au sein de ceux-ci constituerait une réelle réaction adaptative aux problèmes de l'enfermement (Thomas & Petersen, 1977, p.49 cités par Paterline & Orr, 2016). Ceci a été confirmé par une étude espagnole où seize femmes entre 23 et 62 ans ont été interrogées, sachant qu'elles avaient toutes participé à des activités sportives en prison (Martín-González, Martinez-Merino, Usabiaga & Martos, 2019). Il semblerait qu'un nouveau groupe rassemblant les femmes sportives ait été créé, ce qui a eu pour effet d'augmenter les interactions entre elles, de stimuler l'empathie entre elles, de partager leurs états d'ame et donc de contribuer à l'« augmentation du bien-etre psycho-sociologique ». (Martin- González et al., 2019). De plus, ce groupe était inclusif dans le sens où le groupe ethnique et le type de délit n'étaient pas pris en compte. Ainsi, les femmes n'étaient pas discriminées et le seul critère pour leur inclusion était de participer aux activités physiques. Enfin, les femmes faisant partie de ce groupe considéraient qu'elles se souciaient de leur santé, ce qui empechait la plupart de consommer les drogues circulant en prison. En fait, ces détenues, de par leur appartenance à ce groupe, se sont mieux adaptées à la dureté de l'enfermement en construisant une identité sociale plus saine.
L'étude ci-dessus présente une faiblesse dans le sens où l'échantillon sur lequel elle se base n'est constitué que de seize personnes. Une quantité considérable d'études vont dans le sens de l'étude citée ci-dessus. Par souci de synthèse, quelques conclusions seulement seront retenues. Par exemple, Thomas et Zaitzow ont observé que les détenus qui appartenaient à une religion et qui pouvaient partager leur foi entre eux s'entraidaient pour construire des projets visant à la rédemption et à la réhabilitation ( Thomas & Zaitzow, 2006 cités par Haynie et al., 2018). Il a également été mis en évidence que le fait d'avoir des appartenances stables en prison et d'agir en accord avec les valeurs de celles-ci serait une réelle source de motivation (Orr & Paterline, 2016). Pour finir, des chercheurs ont mis en évidence que les relations sociales des détenus avec leurs pairs sont fondamentales pour s'adapter au milieu carcéral, car cela leur facilite l'accès à des ressources, « réduit leur sentiment d'isolation, de rejet et d'aliénation » (Kruttschnitt & Gartner, 2005 ; Toch, 1992 cités par Haynie et al., 2018).
Cependant, une étude récente nuance ces résultats et a démontré que l'intégration sociale de 467 prisonniers hollandais n'était pas corrélée avec leur santé (mentale). De plus, les détenus qui faisaient confiance à leurs compagnons carcéraux avaient un risque de détresse mentale plus élevé que les autres détenus (Kreager et al., 2016 cités par Haynie et al., 2018). Haynie et ses collaborateurs mettent en évidence qu'en général l'intégration sociale est associée positivement au bien-etre psychologique mais pas dans le milieu carcéral (ou très peu), parce que les comportements des individus en prison sont souvent néfastes (par exemple l'utilisation de drogues) et ce sont des comportements facilement « transmissibles » (Massoglia, 2008 cité par Haynie et al., 2018), exergant une mauvaise influence sur leurs co-détenus. Ainsi, certains détenus avec moins de contacts sociaux parmi les autres prisonniers pourraient en réalité s'adapter d'une fagon plus saine à la prison (Haynie et al., 2018). L'étude de Zamble et al. souligne également que la majorité des détenus se retirent des réseaux typiquement néfastes et par conséquent, ils passent leur temps en cellule et les interactions sociales à l'intérieur de la prison se limitent à un ou deux amis proches. Ce qui est au centre de l'intéret de détenus, est le maintien des relations avec les proches se trouvant à l'extérieur. De plus, les prisonniers s'adaptent avec davantage de facilité à leur environnement en évitant toute altercation résultant d'un engagement avec d'autres détenus et en tentant de contrôler leur propre comportement. (Zamble, 1992). Cependant, Haynie et al. rajoutent que des personnes qui se ressemblent et sont dans les memes situations ont plus tendance à se rassembler et se retrouver dans un meme sous- groupe. Dans cette configuration, si un détenu était heureux dans sa religion par exemple, que cela lui apportait une stabilité et qu'en prison il se lie avec des personnes dans son cas, l'intégration à ce sous-groupe serait bénéfique pour lui. Haynie précise meme que lorsque les détenus étaient mieux intégrés, ils étaient en meilleure santé physique. En fait, si l'on fait la synthèse de leurs propos, ce seraient les sous-groupes déjà défavorisés (alcooliques par exemple) qui présenteraient une mauvaise influence entre leurs membres.
De Viaggiani confirme d'ailleurs cette théorie puisqu'il dit que l'affiliation à un sous- groupe serait fortement influencée par l'identité « pré-prison ». Ainsi, des personnes qui étaient impliquées dans les memes travers auraient tendance à se retrouver dans les memes sous- groupes en prison. Cela impliquerait aussi que les memes privilèges qui existaient en dehors du milieu carcéral se reflètent à l'intérieur de celui-ci, ce qui crée des tensions entre les détenus et est donc néfaste pour leur santé mentale (De Viaggiani, 2007). L'étude de De Viaggiani se situe plutôt dans le courant du modèle d'importation, qui n'est pas celui sur lequel cette étude est basée. Ses résultats sont néanmoins intéressants pour nuancer les autres recherches sélectionnées.
III. CONCLUSION (synthèse de la recherche)
« De quelle manière la privation occupationnelle impacte-t-elle l'identité sociale des détenus ? »
Pour répondre à cette question, nous nous sommes appuyées sur le modèle de privation (privation model) qui stipule que l'identité sociale du détenu subit une modification suite à la privation dont il est victime en prison, et non pas suite à des facteurs précédant son incarcération (Thomas & Cage, 1977 cités par Orr & Paterline, 2016). Nous avons choisi ce modèle, car les recherches semblaient converger vers l'utilisation de celui-ci pour expliquer le remaniement identitaire des prisonniers. En effet, l'enfermement entraìnerait le phénomène de prisonisation, qui lui-meme entraìnerait le bousculement de l'identité du détenu. La plupart des articles choisis ont confirmé cela (Brosens et al., 2015), les autres se focalisaient sur des sousvariables plus précises.
Cette revue de la littérature s'est basée sur trois grandes sous-variables indépendantes pour étudier la privation occupationnelle : les attentes futures des détenus, l'ergothérapie et l'appartenance à un sous-groupe. Les recherches ont effectivement montré que les détenus subissant le plus lourdement le phénomène de prisonisation étaient les ceux qui avaient des attentes négatives quant à leur vie post-prison (Thomas, Petersen & Zingraff, 1978 cités par Orr & Paterline, 2016), ceux qui ne suivaient pas les séances d'ergothérapie mises en place (Ingrid M. Provident & Kelly Joyce-Gaguzis, 2005) et ceux qui n'appartenaient à aucun sous-groupe (Thomas & Petersen, 1977, p.49 cités par Orr & Paterline, 2016). Cela s'expliquerait par le fait que ces sous-variables sont des techniques visant à pallier les conséquences de la privation occupationnelle, et donc de l'enfermement. Les articles dont sont tirés ces résultats ne sont pas extremement nombreux puisque le thème de la privation occupationnelle est très récent, du moins selon ces termes-là. Selon Provident et Joyce-Gaguzis (2005), il n'existait qu'un seul programme d'ergothérapie en prison en 2005: le Projet ACJ. Pourtant, meme si les recherches n'abondent pas, elles semblent établir un consensus selon lequel la privation occupationnelle est extremement dommageable pour l'individu, impactant négativement l'identité sociale des détenu.e.s. Concernant l'identité sociale, on a pu l'étudier de manière déductive dans la plupart des articles, mais dans un souci d'analyse plus profonde nous avons décidé de la refléter également à travers le taux de récidive et à travers le phénomène de prisonisation. Comme expliqué précédemment, les détenus qui participent aux thérapies occupationnelles sont moins susceptibles de récidiver plus tard (Ingrid M. Provident & Kelly Joyce-Gaguzis, 2005). Ainsi, la privation occupationnelle mènerait à un taux de récidive plus important. Les autres études menées dans ce cadre amènent à penser que les détenus qui récidivent ont une conception d'eux- memes qui inclut la criminalité, ce qui entacherait leur identité sociale. Quant à la prisonisation, on a vu qu'elle pourrait faire «perdre» son identité sociale au détenu (Brosens et al., 2015). Il semblerait au vu des autres articles qu'il s'agisse plutôt d'un remaniement identitaire conséquent, un phénomène permettant de s'adapter au mieux à l'univers carcéral (Paterline & Petersen, 1999). Cette adaptation n'est que rarement très positive pour l'individu puisqu'elle le fait se définir comme un prisonnier avant d'etre un citoyen. L'estime de soi, qui a été mentionnée à plusieurs reprises, est également un indicateur de l'identité sociale du détenu.
Ceci dit, il faut préciser que les études choisies étaient souvent réalisées dans une seule prison, ce qui limitait le nombre de paramètres pouvant etre pris en compte (Cao et al., 1997;
Dye, 2010 cités par Brosens et al., 2015). Effectivement, un si petit échantillon ne permettait d'inclure qu'une partie de la population carcérale, par exemple les hommes. D'ailleurs, la grande majorité des articles (sept articles empiriques sur huit) étaient centrés sur les détenus de sexe masculin. Pourtant, intégrer les femmes dans les études apporterait une nuance essentielle dans le sens où, dans leur cas, il s'agit d'une « double stigmatisation » (Martín-González et al., 2019). En effet, en plus d'etre des femmes dans une société patriarcale, elles ont été en contradiction avec leurs rôles de genre qui consistent à etre soumises, respecter l'autorité et ne pas se salir les mains (Miguel-Cavo, 2016 cité par Martín-González et al., 2019). Aussi, les études semblent faire une généralisation dans le sens où l'échantillon contiendrait des détenus de tous les ages, mais des chercheurs ont montré que les institutions centrent leurs programmes occupationnels sur des détenus relativement jeunes (Mueller-Johnson & Dhami, 2009 ; Wahidin, 2006 cités par Brosens et al., 2015).
En conclusion, la réponse principale de cette recherche trouverait une réponse présentant une corrélation significativement négative entre ses deux variables principales. En d'autres mots, la privation occupationnelle aurait un impact négatif sur l'identité sociale du détenu. Cependant, il serait intéressant de créer un troisième modèle, qui n'expliquerait pas le bouleversement identitaire suivant l'incarcération uniquement par les facteurs « pré-prison » ou uniquement par la privation occupationnelle mais bien un ensemble de ceux-ci. Cela pourrait apporter une vision d'ensemble plus riche et plus complète.
BIBLIOGRAPHIE PRINCIPALE
- Brosens, D., De Donder, L., Dury, S. & Verté, D. (2015). Participation in Prison Activities : An Analysis of the determinants of Participation. European Journal on Criminal Policy and Research, 22(4). doi:10.1007/s10610-015-9294-6
- De Viaggiani, N. (2007). Unhealthy prisons: Exploring structural determinants of prison health. Sociology of Health and Illness. 29(1). doi: 10.1111/j.1467-9566.2007.00474.x
- Dr. Orr, D. & Dr. Paterline, B.A. (2016). Adaptation to prison and Inmate Self-Concept. Journal of Psychology and Behavioral Sciences. 4(2). doi: 10.15640/jpbs.v4n2a6
- Haynie, D.L., Kraeger, D.A., Schaeffer, D.R., Wakefield S. & Whichard C. (2018). Social networks and Health in a Prison Unit. Journal of Health and Social Behavior. doi: 10.1177/0022146518790935
- Martín-González, N., Martinez-Merino, N., Usabiaga, O. & Martos, D. (2019). (Re)construcción de identidades sociales en entornos penitenciarios: las presas deportistas , Revista de Psicología del Deporte/Journal of Sport Psychology. 28(2). Pp. 59-66. ISSN : 1132-239X. https://core.ac.uk/download/pdf/224835369.pdf
- Paterline, B.A. & Petersen, D.M. (1999). Structural and social psychological determinants of prisonisation. Journal of Criminal Justice. 27(5). doi: 10.1016/s0047- 2352(99)00014-8
- Provident, I.M. & Joyce-Gaguzis, K. (2005). Brief Report - Creating occupational therapy Level II Fieldwork experience in a county jail setting. American Journal of Occupational Therapy. 59. pp. 101-106. doi: 10.5014/ajot.59.1.101
- Zamble, E. (1992). Behavior and Adaptation in long-term Inmates: Descriptive longitudinal Results. Criminal Justice and Behavior Journal. 19(4). doi 10.1177/0093854892019004005
BIBLIOGRAPHIE ADDITIONNELLE
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- Human Rights Watch. (2003). III-Equipped: U.S. Prisons and Offenders with Mental Illness. https://www.hrw.org/reports/2003/usa1003/usa1003.pdf
- Institut de Formation en Ergothérapie de Rennes. Quétel, M. (2015). La réinsertion des détenus : Perspectives pour l'ergothérapie. https://ifpek.centredoc.org/doc_num.php?explnum_id=1376
- Ithaca College. Bradbury, R. (2015). The role of occupational therapy in corrections settings. https://core.ac.uk/download/pdf/217288237.pdf
- Molineux, M.L. & Whiteford, G.E. (1999). Prisons: From occupational deprivation to occupational enrichment. Journal of occupational Science. 6(3). doi: 10.1080/14427591.1999.9686457
- Stohr, M.K. & Walsh, A. (2021). Corrections: The Essentials (4ème edition). SAGE Publications, Inc.
[...]
- Citation du texte
- Amel Djennas (Auteur), 2021, L'univers carcéral. Une violente adaptation du soi, Munich, GRIN Verlag, https://www.grin.com/document/1162382
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