Ce travail analyse dans quelle mesure l'automutilation de Floride dans l'Heptaméron (1558) et celle de Célidée dans l'Astrée (1630) peuvent être considérés comme des rébellions contre les désirs possessifs masculins. Dans la plupart des récits littéraires de la Renaissance, la femme prend un rôle d’un objet de désir passif, car dans un contexte d’hétéronormativité et d’hégémonie masculine, elle est victime, faible, privée de parole et d’action. Les seules issues à la possession masculine semblent donc le suicide ou une destruction de l’apparente source du problème du désir masculin : la beauté féminine. Pourtant, la destruction de beauté reste toujours dans un contexte de contrariétés sociales.
Notre première question de recherche sera : si la vertu est attribuée à une belle femme de nature, la destruction de beauté égale-t-elle donc à une destruction de cette vertu attachée à la beauté qu'elle est censée préserver avec cet acte ? Deuxièmement, est- ce que le geste d’automutilation pourrait être compris comme geste qui virilise la femme dans la mesure où elle s’active pour ne plus être uniquement un objet de désir, voire qu’elle refuse activement et fermement d’être considérée comme un objet ? Notre troisième intérêt de recherche sera d’expliquer que d’un côté, l'automutilation féminine dans la littérature est une réaction à une agression masculine. De l’autre côté, nous allons discuter si - même s'il s'agit d'auto-agressions et autodestruction et ne pas de révolte contre l’autrui ou d'autre sorte, - on peut considérer cet acte d’auto-agence courageuse qui montre une capacité d’action.
Premièrement, nous abordons la Xe nouvelle dans l'Heptaméron de Marguerite de Navarre qui raconte l'histoire de Floride, fille d’une duchesse. Ensuite, nous analyserons le conte intertextuel sur la bergère Célidée dans L'Astrée de Honoré d'Urfé, publié environ un siècle plus tard. Il suit une digression pour donner un petit aperçu historique du motif initialement inspiré par l'article La femme qui se mutile le visage (1959) de Raymond Lebègue, un des seuls et premiers chercheurs qui se met à la recherche des sources possibles de la nouvelle X de l’Heptaméron. Troisièmement, nous tirerons des conclusions complètes sur l'automutilation et, ce faisant, trouver des réponses à nos questions de recherche.
Table de matières
Introduction
La Xe nouvelle
Aperçu du motif : Réécritures de la Xe nouvelle
L’exposition : la répartition des rôles
La ruse
L’échec de la ruse : Raison vs. Passion
La réaction de la fille
L’automutilation dans la Xe nouvelle
L’Astrée
La beauté : Contextualisation de la Beauté
La beauté dans L’Astree
La femme objet, l’homme rusé
Raison vs. Passion
La réaction de la fille
L’automutilation de Célidée
Digression : Œuvres qui ont influencé l'écriture de l'Heptaméron et l’Astrée
Influence historique
Influence littéraire
Influence hagiographique et folklorique
Œuvres qui ont influencé l’Astrée à part la Xe nouvelle
L’automutilation
Pour une virilisation de la femme ?
Le corps comme parfait outil et lieu de communication
Critique à l’automutilation
Discussion : L’auto-agence
Les effets de l’automutilation
L’automaticité
Conclusion
Bibliographie
Introduction
Elle « s'en donna par le visage si grand coup, que la bouche, et les yeux, et le nez en estoient tous difformés »1. Pourquoi ce besoin de commettre un tel geste grotesque ? Il est impossible d’échapper à cette question quand la jeune fille Floride s’automutile le visage dans la Xe nouvelle de l’Heptaméron (1558). Encore plus intriguant, elle n’est pas le seul personnage fictif qui s’automutile le visage. Le cas de Spurina dans l’exemplum2 de Valère Maxime est globalement reconnu, car le beau et jeune protagoniste héroïquement sacrifice sa beauté en s’automutilant le visage pour échapper aux effets négatifs de sa beauté. Par ailleurs, l’exemplum a inspiré de nombreuses réécritures, souvent remplaçant Spurina de personnages féminins. La beauté attachée à la femme semble donc être source de problèmes directement liés à la notion de la vertu. En ce sens, le thème principal de ce mémoire est l'automutilation féminine dans la littérature française de la Renaissance. Le focus est sur les femmes qui se sont blessées volontairement pour détruire leur beauté afin d'échapper aux désirs charnels masculins et de préserver leur vertu. Or, notre préoccupation principale est de comprendre pourquoi et comment la beauté peut être problématique. Notre travail se base sur la recherche préexistante au sujet de l'automutilation féminine dans la littérature de la Renaissance et vise à contribuer à la recherche peu existante sur ce sujet dans la littérature spécifiquement française. Précisément, ce mémoire vise à analyser dans une perspective thématique l'automutilation féminine dans deux grands classiques littéraires françaises : la Xe nouvelle dans l’Heptaméron et le conte intertextuel sur Célidée dans l’Astrée.3 L’Heptaméron a été publié en 1558 et L’Astrée presqu’un siècle plus tard en 1630, plutôt vers la fin de l´époque de la Renaissance. Aborder la Xe nouvelle dans l’Heptaméron est de grande pertinence comme l’œuvre a inspiré de nombreuses réécritures - dont l’Astrée - et donc significativement influencé le courant littéraire.
Nous choisissons ces deux textes parce qu’il s’agit respectivement de protagonistes féminines qui sont confrontées à un certain nombre de problèmes que lui pose une structure de pouvoir patriarcal. Dans une tension entre les attentes oppressives et l'évasion délibérée des femmes, la lutte avec soi-même dans le patriarcat de la Renaissance est abordée et accentuée avec la pratique automutilatrice. Ce geste exceptionnel nous intrigue car il discute le rôle difficile de la femme pendant l’époque. Les deux histoires se prêtent parfaitement à une comparaison grâce au même motif d’automutilation féminine. Les deux protagonistes s’automutilent le visage - la partie toujours visible du corps - soit avec une pierre ou un diamant pour détruire leur beauté. Il est intéressant car elles décident activement de s’enlaidir violemment afin de protéger leurs vertus mises en danger par le désir masculin. Le but de l’acte automutilatrice est dans les deux cas d’échapper à cette confrontation désespérée et de calmer le désir de l’admirant masculin. Les pratiques corporelles automutilatrices des deux filles nous passionnent en raison de leur dualité. Elles sont de toutes les manières des manifestations fortes car toujours visibles et violentes donc actives, mais silencieuses, passives et autodestructives restant dans les rapports de pouvoirs patriarcaux. Une différence marquante entre les textes est la signification et la relation entre la morale et le corps. La beauté de Célidée revient après sa pratique automutilatrice ce qui la rend héroïque dans une certaine mesure où alors Floride reste laide . Elle n’arrive pas à faire fuir son agresseur avec sa laideur et n’atteint donc pas son but avec son geste d’automutilation. En outre, il est intéressant d’aborder ces deux histoires, parce qu’il est question des rangs sociaux différents qui donne plus de profondeur à notre analyse comparative. Dans le cas de Floride, il s’agit d’une protagoniste membre de la noblesse admirée par quelqu’un appartenant à un rang social inférieur. Cependant, Célidée est une simple bergère aimée par deux bergers, une fois pour son caractère et une fois pour sa beauté physique. Avec son acte, la bergère arrive à dégoûter le dernier (Calidon) où alors le premier (Thamire) reste avec elle, même si elle est laide. Partant de ce fait, le but principal de ce mémoire est de montrer des pistes d'analyses variées concernant la destruction de beauté féminine toujours en lien avec son contexte marqué par une hégémonie masculine.4 La masculinité hégémonique théorisée par la sociologue R.W. Connell en 1995, est un concept du genre. Il s’agit d’enjeux et pratiques sociaux qui rendent le genre masculin dominant. Connell comprend cette dominance masculine comme la solution socialement acceptée au problème de la légitimité du patriarcat, et qui garantit ou qui est utilisée pour garantir la position supérieure des hommes et la subordination des femmes.5 Également, dans son œuvre Women in the Middle Ages and the Renaissance (1986)6, R.M. Beth se met à la recherche de preuves qui consentent d’un contexte social dirigé par des codes et règles sociaux prédominés par des hommes et de structures de pouvoir inégales pendant le Moyen Age et la Renaissance. A l’époque, la femme parfaite est fidèle aux vertus et aux normes imposées par le Christianisme, c’est-à-dire une vierge adaptée, soumise et silencieuse. La femme idéale est donc une création divine vertueuse.7
L'approche méthodologique consiste en une lecture attentive comparative de deux exemples centraux d'automutilation féminine de la Renaissance.8 Afin de mieux comprendre la signification de l’automutilation, nous allons l’intégrer dans une perspective historico-culturelle sur la pratique physique de l'automutilation. Comme nous nous intéressons principalement pour la signification l’acte d’automutilation corporel féminin, nous nous basons sur les théories relativement récentes de l’anthropologie du corps. L’œuvre Body Studies : An Introduction (2014) de Margo DeMello nous servira comme texte de base.9 Nous supposons que le corps est influencé de multiples façons crées par la culture, par la société et par les expériences qui sont partagées dans un contexte social et culturel.10 C’est-à-dire qu’il n’existe pas de corps décontextualisé. Le corps est un lieu où de multiples tensions culturelles et identitaires sont négociées, interrogées et confinées tout en se basant sur une compréhension sexospécifique de la relation entre le corps et le soi. Nous partons du fait que le corps est contingent dans la mesure où il est moulé par des facteurs extérieurs au corps, puis intériorisé dans l'être physique lui-même.11 Les traits corporels prennent alors une signification adaptée au contexte de l'histoire, de la société et de la culture. En ce sens, l’approche anthropologique du corps soupçonne que la corporalité tout comme la sexualité sont toujours socialement construites et influençables, instables et performées.12 Dans le cadre de ce mémoire, nous nous concentrons sur les attraits physiques du corps et surtout du visage et non pas son organisme en tant que tel. Nous choisissons cette approche théorique parce que nous voyons une parallèle entre le message des textes traités et la pensée critique transmise par les études de l’anthropologie du corps : le contenu implicite des textes choisis rompt également avec l’idée de naturalisation et d’acceptation du destin féminin négociés à travers le corps. Dans une certaine mesure, les deux œuvres suivent l’approche de Christine de Pizan dans sa mise en avant des valeurs féminines et du matrimoine féminin.13 Nous nous rendons compte que nous approchons des textes littéraires hétéronormatifs de la Renaissance avec une approche théorique relativement récente. C’est pour cela, qu’il est important de contextualiser la beauté du corps féminin que nous comprenons comme canal d'échange social. Sur base de cette logique, nous introduisons la problématique de ce mémoire. Dans les textes étudiés, la beauté physique féminine est à la fois directement liée et attachée au désirable : la vertu et l'honneur, mais en même temps au non-désirable, le désir charnel non vertueux masculin naturalisé. Cette dualité rend la beauté contradictoire. Pour expliquer, un désir masculin souvent non-réciproque ou socialement ou culturellement inacceptable, met en danger la chasteté et pureté d’une femme inférieure. En d’autres mots, sa beauté devient problématique, parce qu’elle risque être la raison de compromettre sa vertu. Ainsi, la femme prend un rôle passif, car dans un contexte d’hétéronormativité et d’hégémonie masculine, elle est victime, faible, privée de parole et d’action.14 Elle se trouve donc passivement vulnérable, livrée à la pensée épicurienne de son admirateur masculin et ne peut pas se défendre ni verbalement ni non-verbalement. En un mot, elle fait face à une situation sans issue dans une société patriarcale. Vue qu’elle ne peut pas négocier, en restant dans ces structures de pouvoir, les seules issues semblent le suicide ou alors une destruction de l’apparente source du problème : la beauté. Pourtant, la destruction de beauté reste toujours dans un contexte de contrariétés sociales et il se pose plusieurs questions. Notre première question de recherche sera : si la vertu est attribuée à une belle femme de nature dans les textes littéraires à étudier, la destruction de beauté égale-t-elle donc à une destruction de cette vertu attachée à la beauté qu'elle est censée préserver avec cet acte ? Deuxièmement, est-ce que le geste d’automutilation pourrait être compris comme geste qui virilise la femme dans la mesure où elle s’active pour ne plus être uniquement un objet de désir, voire qu’elle refuse activement et fermement d’être considérée comme un objet ? Non seulement la beauté semble ambiguë, mais aussi le geste d'automutilation. Il est paradoxal car à la fois animé par une prise de contrôle et prise en main de son propre destin tout en réagissant au comportement de l’agresseur masculin en l’intégrant et même répétant et ainsi en demeurant dans les structures patriarcales de pouvoir. Subséquemment, notre troisième intérêt de recherche sera d’expliquer que d’un côté, l'automutilation féminine dans la littérature est une réaction à une agression masculine. Le cas de Floride est intéressant, parce que la femme n'arrive pas à s’échapper de cette soumission, ni de son destin féminin prédestiné, ni des normes qui lui sont imposées. De l’autre côté, nous allons discuter si - même s'il s'agit d'auto-agressions et autodestruction et ne pas de révolte contre l’autrui ou d'autre sorte, - on peut considérer cet acte d’auto-agence courageuse qui montre une capacité d’action. Autrement dit, nous allons analyser dans quelle mesure l'automutilation de Floride dans l'Heptaméron et celle de Célidée dans l'Astrée peuvent être considérés comme des rébellions contre les désirs possessifs masculins. Afin de répondre à ces questions, il est nécessaire d'analyser les raisonnements et préjudices qui justifient ce besoin de détruire la beauté divine créée par la Nature présupposée dans la littérature.
Notre travail se divise en trois grandes parties. Premièrement, nous abordons la Xe nouvelle dans l'Heptaméron (1558) de Marguerite de Navarre qui raconte l'histoire de Floride, fille d’une duchesse. Ensuite, nous analyserons le conte intertextuel sur la bergère Célidée dans L'Astrée (1630) de Honoré d'Urfé, publié environ un siècle plus tard. Il suit une digression pour donner un petit aperçu historique du motif initialement inspiré par l'article La femme qui se mutile le visage (1959) de Raymond Lebègue, un des seuls et premiers chercheurs qui se met à la recherche des sources possibles de la nouvelle X de l’Heptaméron. Troisièmement, grâce à notre connaissance des analyses textuelles, nous pourrons tirer des conclusions complètes sur l'automutilation et, ce faisant, trouver des réponses à nos questions de recherche.
La Xe nouvelle
Aperçu du motif : Réécritures de la Xe nouvelle
La Xe nouvelle trouve sa pertinence dans ses multiples réécritures avec le même motif d’automutilation féminine. Il est intéressant de les comparer pour mieux comprendre comment l’ont interpréter de multiples narrateurs après de Navarre. Une réécriture de l’Heptaméron est The Gentleman Usher (1606) de George Chapman.15 Dans ce texte, la protagoniste et héroïne s’appelle Margaret ce qui renvoie à Marguerite de Navarre et à la légende de la Sainte Marguerite qui incarne la virginité. Dans The Gentleman Usher, la protagoniste se défigure avec de la crème dépilatoire pour échapper aux désirs masculins. Comme Floride et Célidée, elle voit sa beauté coupable pour l’agression masculine. Son auto-défiguration est discutée sous deux angles. D’un côté, c’est une célébration de dégoût de soi en rapport avec la mort, situant la responsabilité du désir masculin dans ses propres traits. D’un autre côté, le geste mutilateur est aperçu comme agence personnelle vertueuse et acte de résistance qui a pour but de détruire ce qu’un homme espérait posséder. En plus, il y a d’un côté un désir féminin de rester vierge ce qui répond à son environnement imposé et d’un autre côté un désir de lutter contre la possession masculine sur elle et son destin. Comme Floride devient moine à la fin, Margaret utilise le même signe et se déguise en moine afin de montrer la préservation de sa virginité. Elle choque la cour avec ses traits défigurés. Le fait que son action ait des réactions lui rend puissante d’une certaine manière. Margaret présente son visage ruiné comme un signe de corruption masculine. La jeune fille identifie la cour comme source de cette corruption en sacrifiant sa beauté symboliquement. Elle visa à montrer le désordre social reflété dans sa perte de beauté chargée de signifiances. Pourtant, comme dans la Xe nouvelle, l'héroïne ne peut pas façonner son identité en dehors des discours dominants sur le genre parce qu’un visage féminin laid est un moyen d'exposer la vertu masculine et non féminine comme nous allons voir pour le cas de François 1er. La vraie beauté repose sur l’art masculin qui lui seul peut sauver le corps féminin tombé. Dans ce sens, la beauté est ce que les hommes imposent au corps féminin afin de neutraliser sa corporalité menaçante et excessive.
En outre, il est très bien possible que l’œuvre de Navarre a inspiré l’écriture célèbre intitulé Richard III 16 (1593) de William Shakespeare, où Lady Anne, dotée d’une beauté exceptionnelle, veut défigurer son visage avec ses ongles pour échapper au désir de Richard.17 La beauté est problématique parce qu’elle cause un meurtre en raison de jalousie. La pièce littéraire de Shakespeare ouvre un discours sur l'hégémonie, le genre et le pouvoir controversé de contrôler les femmes. Il est impossible pour Lady Anne de construire sa propre identité en opposition aux significations données à son corps par Richard qui la contrôle.
Un autre texte littéraire qui peut être vu en lien avec l’Heptaméron est la pièce littéraire The White Devil (1612) de John Webster.18 Le texte raconte l’histoire de Vittoria qui souhaite que ses yeux soient laids et s’imagine se mordre la lèvre parce qu'elle rejette ses propres traits sexuellement attrayants. Elle refuse d'être assimilée à son apparence physique, elle le trouve injuste. Dans la société dépeinte de Webster, la beauté féminine est typiquement aperçue comme un crime car avec son pouvoir d’aveugler, l’homme se sent agressé, et pire encore, les femmes sont tenues responsables pour les effets négatifs de leur beauté. Le poème d’Aemilia Lanyser Salve Deus Res Judaeorum (1611) va dans ce même sens.19 Dans le poème, une femme est moralement responsable du désir qu'elle provoque, ce qui rend presque impossible de concilier une pureté chaste avec des traits féminins attrayants. En faisant des femmes les objets passifs du désir masculin menaçant tout en les tenant pour responsables de la transgression pécheresse qui s'ensuit, la beauté devient extrêmement problématique pour les femmes. Dans le poème, la Sainte Mathilde échappe à la sujétion inextricable de sa beauté par le suicide. Elle préfère mourir avec honneur que de vivre dans la honte. Dans le texte, les beaux corps doivent être détruits pour la vertu, seule la laideur physique, tout comme la mort, semble libérer les femmes des influences charnelles corrompues dans une société dirigée par des hommes.
Nous trouvons ce même motif de laideur qui rend vertueuse dans la littérature anglaise, notamment dans The Taming of the Shrew20 de Shakespeare ou The Dumb Virgin : or the force of Imagination21 (1700) d’Aphra Behn. Behn déploie l'idée de s’activer comme femme est être monstrueux. Cependant, cette monstruosité sauve la peau des femmes au sens littéral du terme. Dans le récit, il y a une belle fille passive et une fille laide qui sait s’exprimer verbalement ce qui est rare. Cette dernière est donc mise sur le même plan qu'un homme et la vilaine héroïne échappe aux conséquences incestueuses et finalement fatales de l'amour qui s'abat sur sa sœur dotée de beauté exceptionnelle. La laideur, dans ce récit, n'est certainement plus le signe d'un personnage moralement dépravé. Au contraire, un visage laid ouvre des opportunités pour les femmes, leur permettant de mener une existence indépendante dédiée à la poursuite de la connaissance et de l'expression de l'esprit. Behn déconstruit la vision physionomique des femmes dans laquelle son extérieur représente ou reflète son moi intérieur. La laideur est utilisée comme échappatoire à la convoitise des hommes. Dans Taming of the Shrew (1592) de W. Shakespeare, il s’agit également de la prise de parole de Katherine, une femme qui refuse de se subordonner à son mari. Elle est une femme qui s'exprime verbalement ce qui est extrêmement mal vu pendant son temps car les hommes étaient les seuls à être francs et expressifs parce que les femmes doivent être vues par des hommes et non entendues. Shakespeare peint une société où la femme idéale est calme et respectueuse comme Bianca, la sœur de Katherine. Les hommes se languissent de la douce Bianca pour sa beauté et sa dot. Les hommes ne veulent pas de Katherine par contre, c’est donc sa parole qui l’exclut mais sauve de désirs masculins non-réciproques. Dans la Xe nouvelle de l’Heptaméron, Floride est aussi privée de parole. Dans les chapitres suivants nous allons voir pourquoi elle choisit de s’enlaidir volontairement comme Margaret dans The Gentleman Usher.
L’exposition : la répartition des rôles
Il faut savoir que la Xe nouvelle est la plus longue histoire intertextuelle dans l'œuvre qui consiste en une collection de 72 histoires qui s'étalent fictivement sur huit journées.22 Comme une fable, ce conte d’amour entre Floride et Amadour est raconté d’une manière vivante avec beaucoup de discours directs et types de narration internes et externes ce qui donne l’impression au lecteur qu’elle est vraisemblable. Cette vraisemblance nous donne l’impression que l’autrice reflète la vraie vie quotidienne dans son œuvre fictive.23 En outre, la structure narrative fait penser aux Canterbury Tales24 et au Décaméron25 ce qui nous laisse penser que de Navarre a pour but implicite d’édifier le lecteur même si elle ne termine pas ces nouvelles avec des morales.26 D’après Laguardia, autrice de l’article The Voice of the Patriarch in the Heptaméron I: 10, cet œuvre est écrit pour un publique masculin dans une société hégémonique masculine, le discours narratif est donc fondé sur la satisfaction du désir masculin et n'offre pas de forum dans lequel la « voix » du désir féminin peut être entendue.27 Dans cette mesure, Laguardia souligne que la représentation du désir féminin est impossible dans un discours narratif tel que celui de la Renaissance. Le fait que Marguerite de Navarre arrive toutefois à démontrer les rôles inégaux entre homme et femme d’une manière indirecte et subliminalement critique est un aspect remarquable de son travail littéraire.
Le son des noms des personnages révèle déjà leurs rôles. Le prénom Amadour fait directement penser au mot « amour ». Effectivement, Amadour est un vaillant qui tombe éperdument amoureux de la fille de la Comtesse d’Arande d’Espagne. Floride fait penser à la beauté de la fleur associée à la perfection et pureté de la nature et à la création. Si l’on veut aller plus loin, une fleur est enracinée, elle ne peut pas bouger et est très sensible. Symboliquement, une fleur est tellement belle qu’elle déclenche un réflexe de vouloir l’arracher. Dans notre cas l’aimer ou admirer sensuellement. Pourtant, elle ne peut pas se défendre ou courir quand on l’arrache, elle est livrée à son destin de perdre sa couleur. Dans notre cas sa vertu, et de mourir, ne plus faire partie de la société. D’ailleurs, la protagoniste nommée « Floride » est jeune, elle a douze ans au début de l'histoire, elle est dotée d'une beauté exceptionnelle et « aymée de tout le monde » (p. 123f).
L’histoire commence avec une exposition dans laquelle le lecteur apprend qu’il s’agit de deux caractères appartenant aux rangs sociaux différents. Nous sommes introduits au triste destin féminin de la jeune fille qui prend un rôle passif d’une victime. Elle s’est mal mariée au jeune duc de Cardonne fortuné du même rang social. Elle ne le voit pas souvent et Floride soupçonne qu’il « aime une autre » (p. 146). Le lecteur sait plus sur sa propre vie qu’elle-même, ce qui n’évoque pas seulement de la peine pour la protagoniste, mais démontre aussi les structures hégémoniques masculines de la société qui donne cadre à l’histoire. Le lecteur apprend vite qu’une relation amoureuse entre Amadour et Floride est interdite et prédestiné à l’échec. De surcroît, Laguardia explique que pendant la Renaissance, la relation entre les personnages masculins et féminins se base sur des codes sociaux implicites qui régissent la parole.28 Une conversation entre les sexes est une activité considérée intrinsèquement amoureuse, ainsi seul un gentleman éligible qui envisage de demander la main d'une jeune femme noble comme Floride peut converser avec elle. Dans l'univers hétéronormatif restrictif du texte aussi, le simple fait de parler au sexe opposé est interdit, car signe d’engagement de deux personnages dans les premières étapes de séduction d’une relation intime sérieuse. Il est donc interdit à Amadour de parler à Floride dans des circonstances normales sans une quelconque légitimation officielle. Le lecteur apprend comme règle générale de l'époque qu’il y a une répartition des rôles stricte qui ne peut pas être rompue indépendamment de l'exemple individuel.
La ruse
Le fait qu’Amadour réussisse à établir un moyen par lequel il peut communiquer avec l'objet de son désir, montre sa volonté. Nous nous trouvons dans une stricte dichotomie sujet-objet, homme-femme, qui exclut la possibilité pour le personnage féminin d'agir en tant que sujet. Dans son article The Rhetoric of Sexuality and the Literature of the French Renaissance, L. D. Kritzman note que les règles d'ordre de la hiérarchie et sa conception du discours confinent Floride donc dans un silence.29 En ce qui concerne Amadour, les règles constitutives de la société dépeinte dans l'œuvre entrent en conflit avec ses inclinaisons naturelles, son envie ou bien appétit de la belle Floride. Dans ce genre de situation, un personnage amoureux confronté à une impasse sociale est obligé de trouver un moyen d'autoriser sa communication avec l'objet de son désir. Nous comprenons cette scène comme scène de chasse. Amadour prend la partie active et pour s’approcher de « sa proie », il cache son désir et développe une stratégie pour entourer les lois.30 Afin de voir Floride plus souvent de manière discrète, Amadour décide de travailler comme serviteur pour la mère de Floride avec laquelle il s'entend très bien (p. 124). Plus encore, il est rusé parce qu’il épouse Aventurade, une bonne amie et confiante de Floride pour se rapprocher de Floride et avoir plus d'informations privées et personnelles sur elle (p. 127). Amadour est de caractère sournois parce qu’il épouse la confidente de Floride, Avanturade, afin de justifier ses conversations avec sa bien-aimée bien éduquée, polie et innocente. Nous savons qu’au début de la relation avec son serviteur Amadour, elle considère ce-dernier uniquement comme un ami sans aucune méfiance et sans connaître ses intentions (p. 130f). Puis, initiant une action croissante, Amadour n'arrive plus à cacher ses sentiments amoureux pour Floride et les lui avoue ouvertement. Il la rassure ne rien vouloir d'elle que son « honneur et conscience » (p. 133) et donc que sa vertu indépendante et détaché de sa beauté externe. La réaction de Floride est intéressante, car elle baisse « les yeux comme femme estonnée » qui souligne son infériorité (p.133). On pourrait même présumer que son regard vers le bas symbolise sa chasteté chrétienne. Ceci représente un rapport de rôles inégal où l’homme verbalise ses pensées et la femme se tait. C. P. Cholakian approuve cette idée dans son article Le viol et l'écriture dans l'Heptaméron de Marguerite de Navarre, où elle constate que Floride est réduite au silence et privée de parole dans le récit traditionnel courtois du désir masculin.31 En effet, la confrontation rend Floride perplexe, choquée, mais surtout hésitante et craintive, parce que la déclaration d’Amadour n’est pas vertueuse et met en danger celle de Floride. Amadour rompt avec les règles sociales, son désir est non-autorisé parce qu’ils appartiennent aux rangs différents et pire encore, tous les deux sont déjà mariés (p. 134). Tous deux ne peuvent alors pas s'attendre à une affection mutuelle.
En un mot, Amadour fait de la publicité avec des désirs de vertu, mais on pourrait l'accuser de vouloir Floride que pour sa beauté optique. La conséquence : l'homme est autorisé à rechercher « l'honneur et la conscience », même s'il fait en même temps quelque chose de profondément indigne de confiance. La femme, par contre, ne fait rien et se sent salis. Curieusement, le critique M. J. Baker ne voit pas Amadour intrigant et calculateur dès le départ.32 Il ne lit pas non plus la Xe nouvelle comme récit moral très clair et nous rappelle de faire attention à ne pas imposer au texte ses réactions personnelles à certains types de comportement. Dans son article Didacticism and the Heptaméron: The Misinterpretation of the Tenth Tale as an Exemplum, M. J. Baker attire notre attention sur le fait que Floride n'est ni choquée ni mécontente lorsqu’Amadour révèle à Floride ses diverses machinations pour gagner ses faveurs, y compris le mariage délibéré avec Avanturade. M. J. Baker ne considère Amadour pas diable sans pitié.
L’échec de la ruse : Raison vs. Passion
Effectivement, Floride juge Amadour de plus en plus digne de confiance par rapport à son affection pour elle. Floride réalise qu'elle l’apprécie bien aussi, comme elle « demeura tant ennuyée et triste » quand il n'est pas là et ressent de la jalousie (p. 136). Ici, il est intéressant qu’apparemment, ce désir intérieur féminin d'attention ne peut pas être éteint, même chez une femme axée sur la vertu. Floride nous est donc encore une fois présentée comme femme qui se trouve piégée par les normes sociétales. Quand Aventurade meurt, Floride est désespérée et nous sommes arrivés au climax. A savoir, en besoin de condoléance, Floride se laisse séduire par Amadour (p. 140ff). Ils passent « deux jours qu'il se feit autant aimer dans leur maison » (p. 142). Cette scène est intrigante parce qu’elle montre que Floride s'engage avec lui surtout quand elle est mentalement faible. La scène n’est pas commentée par le narrateur qui poursuit simplement en racontant que Floride, a toujours pour but de garder sa vertueuse, le regrette et pleure sa situation, mais en même temps commence à « le recevoir, non à serviteur, mais à seur et parfaict amy » (p. 142). Ce fait apparaît selon Reinier Leushuis « comme l'aboutissement d'un développement sentimental qui, contrairement à un amour courtois unilatéral, s'apparente à une philia réciproque construite après bien des délibérations ».33 L’économie amoureuse chez Floride est rationnelle et morale, basé sur la pure amitié. En outre, comme dit Leushuis dans Mariage Et ‘Honnête Amitié’ Dans L'Heptaméron De Marguerite De Navarre: Des Idéaux Ecclésiastique Et Aristocratique à L'agapè Du Dialogue Humaniste, elle se présente comme l'apôtre du modèle affectif dans les cercles aristocratiques. C’est tragique puisqu'Amadour est mené par la passion. Ce dernier, parce qu'il doit partir pour une longue durée, fait une crise d'angoisse le jour avant son départ (p.143). Il a tellement peur de ne plus pouvoir revoir Floride qu'il perd la raison et joue « à quitte et à double, ou du tout la perdre, ou du tout la gagner » (p. 143). Il joue "le demy mort" (p. 144) jusqu'à ce qu'on pense "qu'il deust vivre vingt et quatre heures" (p. 143). Comme dit Laguardia, il y a une étrange correspondance entre le désir et la mort, l'amour et la mort, qui sont si souvent couplés dans la poésie amoureuse de la Renaissance.34 Nous trouvons ce même motif dans Richard III de W. Shakespeare par exemple où Richard fait tuer Lady Anne. Nous allons revenir à ce point intéressant, parce que l’acte automutilatrice peut être considéré comme ni vie ni mort, il existe entre les deux, parce qu’avec son acte, Floride reprend le rôle du « demy mort » et participe donc au jeu d’amour. Revenant au texte, la première tentative du viol et essai de posséder Floride sexuellement est la scène où Amadour se laisse tomber dans les bras de Floride qui « l'embrassa et le soustint bien longuement, faisant tout ce qu'il luy estoit possible pour le consoler » (p.144). Floride se rend compte qu'Amadour n'était pas véritablement malade et qu’il est un menteur sans vertu. Dans cette mesure, les actions d'Amadour semblent être un étrange mélange de franchise et de tromperie.
La réaction de la fille
Floride réalise qu’elle a été piégée et que l’intention ultime d’Amadour était de posséder son corps. Elle se fâche contre lui parce qu’elle sent son honneur blessé (p.144). Le fait qu’elle se fâche montre que les femmes ne recherchent pas seulement la vertu en elles-mêmes mais aussi en les hommes. Le champ lexical dysphorique marqué par des évocations des sentiments de Floride comme par exemple les mots « regret », « estonnement », « deceue », « doloreuse » montre que le sentiment est étroitement lié à l’exercice de la raison de Floride. Il est intéressant de noter ici que les femmes manifestent régulièrement de la colère dans les romans de Marguerite de Navarre, contrairement à d’autres publications de son époque qui expliquent la colère féminine en termes essentiellement humoristiques, ridicules.35 Dans son travail Playing with Fire: Narrating Angry Women and Men in the ‘Heptaméron’, Emily E. Thomson remarque qu’à l’époque, la colère est considérée comme un intensificateur des qualités guerrières chez les hommes. Un homme furieux pousse à l'extrême l'admirable qualité de la virilité. Les femmes, en revanche, sont considérées incapables d'éprouver une colère saine et guerrière en raison de leur équilibre humoral inférieur.36 Sûrement, le fait que la colère de Floride soit représentée de manière raisonnable souligne l’intention de l’autrice d'évoquer une expression féminine acceptable de cette émotion. En outre, on pourrait même comprendre la réaction de Floride une virilisation voire émancipation. D’après Sabine Lardon qui analyse la réponse de la jeune fille dans son article La Réponse de Floride à Amadour : Explicitation littéraire d’un extrait de la Nouvelle 10, l’exercice de la raison demeure subordonné aux valeurs qui régissent les actes de Floride : « l’honneur et la conscience ».37 Nous pouvons donc constater que de Navarre présente Floride comme sujet avec une propre conscience, fidèle à elle-même et à Dieu. Lardon le formule ainsi : « Ses sentiments personnels sont subordonnés à une morale sociale et surtout religieuse et son cœur toujours soumis au contrôle de sa raison ».38
Il suit des longs dialogues où Amadour lui déclare qu'à lui seul devraient appartenir le corps et le cœur de Floride, pour laquelle il avait oublié le sien (p. 145). Cette phrase prouve qu’Amadour veut contrôler le corps de Floride. Cette dernière, toujours pour sauver son honneur, lui dit que « c'est pour jamais » (p.147). Le fait qu’Amadour veut posséder physiquement Floride et que sa beauté l’a tellement dérationalisé qu’il a pu faire de tels actions, montrent comment la beauté féminine peut être problématique dans une société patriarcale. Autrement dit, la femme ne peut pas profiter de sa beauté et les vertus y rattachés dans une société patriarcale qui appartient à l'homme où sa beauté n'est guère plus qu'un appât. Les mots « c’est pour jamais » ne comptent pas, il semble qu’elle doit aller plus loin pour se faire entendre.
L’automutilation dans la Xe nouvelle
L’automutilation est décrite tout brièvement à la fin du récit. Arrivés à l'action décroissante, après trois ans environ, Amadour annonce son retour de la guerre (p. 150). Floride, qui pense que sa propre beauté était à la base de tous évènements indésirables passés, a peur de se faire violer par Amadour. Pour sauver sa vertu mise en danger et visualisé dans son corps, elle prend une pierre et automutile son visage. Elle « s'en donna par le visage si grand coup, que la bouche, et les yeux, et le nez en estoient tous difformés » (p.151). La réaction d’Amadour est intéressant, il la voit mais la désire encore et tente de la violer quand même. Il lui dit dans cette deuxième scène de viol : « mais la difformité de vostre visage […] ne m'empeschera de faire la mienne : car quand je ne pourrois avoir de vous que les oz, si les voudrois-je tenir auprès de moy » (153). Nous le comprenons comme continuation de sa ruse. Il profite de l'acte afin de conserver sa propre vertu : il désire une femme vertueuse qui fait tout pour la préserver et plus aucun autre homme pourra la prendre d'elle. En ce même sens, Laguarida accentue que si l'on suppose que son intention ultime est de posséder physiquement Floride, son honnêteté doit être lue comme un prétexte qui cache ce but.39 En d’autres mots, la franchise de l’aveu d’Amadour est frappante comparée à la révélation brutale des manœuvres par lesquelles il a tenté de gagner les bonnes grâces de Floride - et donc invraisemblables - ce qui lui rendent dans une position inférieure. Pourtant, il n’est pas critiqué dans l’œuvre, il meurt même héroïquement dans la guerre. Comme Margaret se déguise symboliquement en moine dans The Gentleman Usher, Floride devient moine au « monastere de Jesus » (p.157). Elle reste donc pure dans le sens où elle demeure fidèle à la religion, source de l’instauration (de l’importance) des vertus. Elle devient encore plus silencieuse qu’elle l’était auparavant ce qui symbolise son rôle inférieur. Elle passe de la vie terrestre à la Vie céleste et s’unie spirituellement avec le Christ. Comme la protagoniste dans The Gentleman Usher, le recours au monastère nous apprend une leçon. La parole seule ne vaut rien si les actes ne l’accompagnent et que l’apparence de vertu comme la parole vertueuse comme celles d’Amadour n’ont de valeur que si la conduite elle-même est vertueuse : la vérité est dans l’action.40 En même temps, avec un regard critique, ce recours montre le désespoir de la jeune fille dans une société dirigée par l’homme.
Le dénouement se trouve dans le récit-cadre où deux personnages discutent sur l'histoire. M. J. Baker constate que rien ne prouve que l'incident soit rapporté dans l'intention d'édifier le lecteur parce qu’à la fin du récit, personne ne mentionne même cet acte d'automutilation plutôt brutal.41 Nous ne sommes pas d’accord, nous soupçonnons que le fait de commenter cet acte aurait mis en danger l’autrice. Le simple fait que de Navarre utilise cette représentation au sens figuré de la femme est déjà édifiant. Pas besoin de commenter un acte tellement désespéré pour démontrer les rôles inégaux dans la société.
L’Astrée
Dans le cadre de ce mémoire nous allons nous concentrer sur le premier, le deuxième et le onzième livre de l’Astrée où il s’agit de la bergère Célidée. Contrairement à la Xe nouvelle, le conte sur Célidée est commenté par d’autres bergers dans le récit-cadre. C’est pour cela que nous allons tout d’abord contextualiser la notion de la beauté et de l’amour de la Renaissance.
La beauté : Contextualisation de la Beauté
Possédons-nous un corps ou sommes-nous un corps ?42 Pendant la plus grande partie de l'histoire de la philosophie, la res extensa (le corps) a été considéré comme un objet biologique mise à l'écart de la res cogitans (l'esprit ou de l'âme), qui a généralement été considérée comme une entité distincte.43 D’après ce dualisme cartésien ou bien cette dichotomie cartésienne entre l’esprit et le corps, le corps a été perçu comme distinct et inférieur à l'esprit.44 En outre, les femmes ont longtemps été associées davantage au corps que les hommes à l'esprit ce qui rend la femme clairement inférieure à l’homme.45 Qu’est-ce que la beauté féminine de la Renaissance alors ? Il y a de nombreuses approches philosophiques concernant la beauté. Dans le cadre de ce mémoire, ce sont surtout ses effets qui nous intriguent. Nous sommes en accommodement avec Montaigne qui définit la beauté en soi abstraite et en un concept rhétorique, relatif.46 Elle semble être objective, universelle et subjective à la fois. La beauté est universelle parce qu’elle est conçue comme une sorte d’absolue sublime qui existe par elle-même en toute éternité, créée d’un pouvoir divine naturel.47 C’est un idéal, un objet idéal, un pur concept, une perfection symétrique, proportionnée et harmonique.48 En effet, d’après Thomas Aquinas, la beauté est une propriété fixe des objets, qui génèrent des réponses naturelles, sensuelles et inévitables chez le spectateur.49 En même temps, sa subjectivité la rend relative, parce qu’elle est utilisée comme label qui correspond à des normes d’une époque donnée.50 ‘Beauté’ et ‘laideur’ sont des labels qu’un spectateur applique aux entités désirables ou répulsifs en fonction de son propre intérêt, plutôt que de la nature des objets eux-mêmes. Cela va avec le sens propre de la fameuse citation de Théodore Simon Jouffroy : « La vertu qu'a l'invisible de nous causer un plaisir désintéressé »51. Le genre masculin associé à l’esprit, sent, juge et classifie donc tout ce qui lui tombe sous les yeux de manière naturelle et égoïste ce qui justifie tout désir et comportement. En même temps, cette citation nous indique qu’un désir ressenti auprès d’un objet qui nous attire par exemple, n’est autre que vertueux. Dans son travail La Renaissance et la beauté masculine, Gabriel-André Pérouse insiste sur le fait que la Renaissance française considère la beauté de manière figée par rapport aux catégories esthétiques en termes de genre sexué.52 Il souligne que la beauté du corps reste toutefois un attribut strictement féminin. Ajoutant à cela la pensée de Kant que le jugement du beau affirme sa présence, accentue le fonctionnement d’une société hégémonique masculine.53 En d’autres mots, l’existence féminine dépend du masculin. En outre, pour que le beau puisse exister, il faut deux pôles indispensables, un spectateur et un objet. La femme est donc utilisée comme outil livré au jugement masculin ce qui rend la relation entre l’homme et la femme complétement inégale. L’homme est en position de supériorité voire de pouvoir comme c’est lui qui juge et qui a le droit de ressentir une sensation du beau ou avoir une expérience esthétique à l’égard d’un objet, une femme. Cette bi-catégorisation (binarité de genre) est soulignée par le fait que la femme est perçue comme une matière passive et soumise, car sa beauté, pour exister, dépend de l'intervention d'un agent masculin. En outre, pour la beauté physique d’exister, elle lui faut un antonyme, la laideur physique. La dernière représente la difformité, le désordre et le dysfonctionnement, elle génère de la douleur et de la répulsion.54 En revanche, comme le décrit Naomie Baker, la beauté physique féminine est directement liée aux caractéristiques positives comme à la moralité, l’honneur, la pureté et la vertu (p.7, 11)55. Effectivement, notre langage reflète cette liaison naturelle. Un « beau geste » désigne un acte moral par exemple.56 L’identité féminine, ses valeurs, son âme et son esprit, son intérieur, et Baker le répète souvent dans son livre, se base donc sur son apparence physique, sa surface extérieure, sa corporalité. Le moi et le corps féminin sont donc indivisibles, chargés de signification symbolique et inscrits avec des signatures divines et des marques de caractère.57 La pensée cartésienne critique cette portée sociale. D’après Descartes, le moi et le corps doivent être jugés de manière aparté, parce que le moi se situe dans la conscience ou bien auto-culture rationnelle, détaché du corps.58
[...]
1 Cf. Marguerite De Navarre, L’Heptaméron des nouvelles, éd. Nicole Cazauran, et Sylvie Lefèvre, Paris, Gallimard, 2000, p. 151.
2 Cf. Valère Maxime, Faits et dits mémorables, livres IV-VI, éd. Robert Combès, Paris, Les Belles Lettres, 1997: « De la modestie », livre IV, v.
3 Cf. Honoré d’Urfé, L’Astrée, Paris, 1630.
4 Cf. R. W. Connell, Masculinities, Cambridge, Polity Press, 1995, p. 352.
5 Cf. R. W. Connell, et James W. Messerschmidt, « Hegemonic Masculinity: Rethinking the Concept », Gender and Society, vol. 19, n°6, 2005, pp. 831.
6 Cf. Rose Mary Beth, Women in the Middle Ages and the Renaissance. Literary and Historical Perspectives, Syracuse University Press, 1986, pp. 37.
7 Cf. Rose Mary Beth, op. cit, pp. 38.
8 Cf. pour savoir plus sur la méthode voir Diane Lapp, A Close Look at Close Reading : Teaching Students to Analyze Complex Texts, Grades K-5. Alexandria, Virginia, ASCD, 2015.
9 Cf. Margo DeMello, Body Studies: An Introduction, Routledge, London, New York, 2014, p. 5.
10 Cf. Margo DeMello, op. cit, p. 7.
11 Nous travaillons avec l’approche sociale-constructiviste du corps et ne pas essentialiste. Autrement dit, la perspective constructiviste suggère que les traits physiques du corps comme la beauté ou la sexualité ne résultent pas simplement de la collection de gènes biologiques hérités. Cf. Margo DeMello, op. cit, p. 7.
12 Au sujet de la performance voir Judith Butler, Gender Trouble: Feminism and the Subversion of Identity, éd. Linda J. Nicholson, New York, Routledge, 1990, p. 129.
13 Cf. Thérèse Moreau, « Promenade En Féminie: Christine De Pizan, Un Imaginaire Au Féminin », dans Nouvelles Questions Féministes, vol. 22, no. 2, 2003, p. 16.
14 R. W Connell, et James W. Messerschmidt, « Hegemonic Masculinity: Rethinking the Concept », dans Gender and Society, vol. 19, n°6, 2005, p. 831
15 Naomie Baker, Plain Ugly. The Unattractive Body in Early Modern Culture, Manchester/New York, MUP, 2010, p. 160, 163, 168.
16 William Shakespeare, 1564-1616. King Richard III. London/ New York, Methuen, 1981.
17 Naomie Baker, op. cit, p. 160, 166.
18 Naomie Baker, op. cit, p. 160, 167, 177.
19 Naomie Baker, Plain Ugly. The Unattractive Body in Early Modern Culture, Manchester/New York, MUP, 2010, p. 161.
20 William Shakespeare, 1564-1616. The Taming of the Shrew, New York, Signet Classic, 1998.
21 Aphra Behn, « The Dumb Virgin: Or, The Force of Imagination. A Novel », dans All the histories and novels written by the late Mrs. Behn, Vol.2, London, 1718.
22 Il est intéressant que de Navarre choisit de placer la plus longue et tragique 10e nouvelle à la fin de la première journée. La fin d’une journée pourrait symboliser la fin d’une vie référant au triste issu de la protagoniste ou à l’échec. Pourtant, le fait qu’elle fasse encore partie du premier de huit jours fait penser qu’elle appartient encore à la naissance, au commencement, c’est une victoire alors ? En tous cas, comme un début et une fin restent le plus dans la tête du lecteur, cette histoire, la plus longue, doit être de grande signifiance pour l’autrice.
23 Gary Ferguson souligne cette présupposition dans son « Review of Heptameron », dans French Forum, vol. 26 n°1, 2001, p. 105. Il dit que L’Heptaméron de Marguerite de Navarre est un grand classique littéraire écrit avec l'intention de donner des aperçus sur la vie quotidienne de la Renaissance française.
24 Geoffrey Chaucer, et Nevill Coghill, The Canterbury Tales. London/New York, Penguin Books, 2003.
25 Giovanni Boccaccio, 1313-1375, The Decameron. London/New York, Penguin Books, 1995.
26 En outre, le récit-cadre est narrée avec la technique du récit à la première personne et avec une focalisation zéro (p. 125). Le narrateur ne fait pas partie du conte mais il sait tout, il donne des informations sur le cadre, les sentiments et les pensées de toutes les figures. Cela nous est utile dans l'analyse et la rend plus riche, car nous ne dépendons pas de la subjectivité d'une seule perspective d'un des caractères internes à l'histoire mais uniquement celle du narrateur omniscient externe.
27 D. Laguardia, The Voice of the Patriarch in the Heptaméron I: 10. Neophilologus 81, 1997, p. 501.
28 D. Laguardia, op. cit, pp. 503.
29 Lawrence D Kritzman, The Rhetoric of Sexuality and the Literature of the French Renaissance. Cambridge, Cambridge UP, 1991, p.52.
30 Leushuis, Reinier. « Mariage Et ‘Honnête Amitié’ Dans L'Heptaméron De Marguerite De Navarre: Des Idéaux Ecclésiastique Et Aristocratique à L'agapè Du Dialogue Humaniste », dans French Forum, vol. 28, no. 1, 2003, p. 43.
31 Patricia F. Cholakian, Le viol et l'écriture dans l'Heptaméron de Marguerite de Navarre. Carbondale, Southern Illinois UP, 1991, p. 93.
32 M. J. Baker, « Didacticism and the Heptaméron: The Misinterpretation of the Tenth Tale as an Exemplum », dans The French Review. Special Issue, vol. 45, n°3, 1971, p. 86.
33 Cf. Reinier Leushuis, « Mariage Et ‘Honnête Amitié’ Dans L'Heptaméron De Marguerite De Navarre: Des Idéaux Ecclésiastique Et Aristocratique à L'agapè Du Dialogue Humaniste », French Forum, vol. 28, n°1, 2003, p. 42.
34 Cf. D. Laguardia, The Voice of the Patriarch in the Heptaméron I: 10. Neophilologus 81, 1997, p. 508.
35 Cf. Emily E. Thompson, « Playing with Fire: Narrating Angry Women and Men in the ‘Heptaméron’ », dans Renaissance and Reformation / Renaissance Et Réforme, vol. 38, no°3, 2015, p. 163.
36 Cf. Emily E. Thompson, op.cit, p. 163.
37 Cf. Sabine Lardon, « La Réponse de Floride à Amadour : Explicitation littéraire d’un extrait de la Nouvelle 10 », dans éd. Dominique Bertrand, Lire l’Heptaméron de Marguerite de Navarre, Clermont-Ferrand (France), PU Blaise Pascal, 2005, p. 73.
38 Cf. Sabine Lardon, op. cit, p. 73.
39 Cf. D. Laguardia, The Voice of the Patriarch in the Heptaméron I: 10. Neophilologus 81, 1997, p. 508.
40 Cf. Sabine Lardon, « La Réponse de Floride à Amadour : Explicitation littéraire d’un extrait de la Nouvelle 10 », dans éd. Dominique Bertrand, Lire l’Heptaméron de Marguerite de Navarre, Clermont-Ferrand (France), PU Blaise Pascal, 2005, p. 74.
41 Cf. M. J. Baker, « Didacticism and the Heptaméron: The Misinterpretation of the Tenth Tale as an Exemplum », The French Review. Special Issue, vol. 45, n°3, 1971, p. 89.
42 Cf. Jakob Tanner, Wie machen Menschen Erfahrungen ? Zur Historizität und Semiotik des Körpers, In: Bielefelder Graduiertenkolleg Sozialgeschichte, Körper macht Geschichte Geschichte macht Körper: Körpergeschichte als Sozialgeschichte. Bielefeld, Verlag für Regionalgeschichte, 1999, p. 16.
43 Cf.. Margo DeMello, Body Studies : An Introduction, Routledge, London, New York, 2014, p. 9.
44 Cf. René Descartes, Discourse on Method (1637), Rene Descartes : Philosophical Essays and Correspondence, ed. Roger Ariew, Indianapolis/Cambridge, Hackett, 2000, pp. 61.
45 Cf. Thomas Laqueur, Making Sex: Body and Gender from the Greeks to Freud, Cambridge, Harward UP, 1990, p. 30.; aussi: Maryanne C. Horowitz, « Aristotle and Woman », Journal of the History of Biology, vol. 9, n°2, 1976, p. 183
46 Cf. Michel De Montaigne, Michel de Montaigne : The Complete Essays, éd. et trans. M.A. Screech, London, Penguin, 1991.
47 Naomie Baker, Plain Ugly. The Unattractive Body in Early Modern Culture, Manchester/New York, MUP, 2010, p. 16, 20.
48 Cf. Vincent Citot, « Essence, existence et histoire du beau », Le Philosophoire, vol. 7, n°1, 1999, p. 56.
49 Cf. Thomas Aquinas, Basic Writings of Saint Thomas Aquinas, Vol. 1, éd. Anton C. Pegis, New York, Random House, 1945, p. 47. Par rapport au goût, Baumgarten dit que ce sont les organes des sens qui jugent et ensuite on juge. Cf : Syliane Malinowski-Charles, « Goût et jugement des sens chez Baumgarten », Revue germanique internationale, vol. 4, 2006, pp. 60.
50 Voir aussi Thomas Hobbes, Leviathan (1651), éd. C.B. Macpherson, London, Penguin, 1968, p. 120. Et: Michelle Houdeville, « Le Beau et le Laid : Fonction et Signification dans Erec et Enide de Chrétien de Troyes » dans éd. Subrenat, Jean, Le beau et le laid au Moyen Age, CUER MA Université de Provence, 2000, p. 231.
51 Cf. Taine Hippolyte, M. Jouffroy Psychologue, Les Philosophes classiques du XIXe siècle en France (1857), Librairie de L. Hachette ET Cie, 1868 (3e éd.), p. 229.
52 Cf. Gabriel-André Pérouse, « La Renaissance et la beauté masculine », dans Le Corps à la Renaissance, actes du colloque de Tours 1987, éd. J. Céard, M.-M. Fontaine et J.-C. Margolin, Paris, Aux Amateurs de livres, 1990, p. 75.
53 Les textes littéraires du Moyen Age parlent de la beauté féminine plutôt que de la beauté masculine. Nous supposons le même pour la Renaissance. Cf. Raphaela Averkorn, « Les nobles, sont-ils toujours beaux ? Quelques remarques sur les descriptions de personnages dans les chroniques médiévales de la Péninsule Ibérique » dans éd. Subrenat, Jean, Le beau et le laid au Moyen Age, CUER MA Université de Provence, 2000, p. 29.
54 Cf. Naomie Baker, Plain Ugly. The Unattractive Body in Early Modern Culture, Manchester/New York, MUP, 2010, p. 13.
55 Aussi, la beauté est liée à la jeunesse. Cf. Naomie Baker, Plain Ugly. The Unattractive Body in Early Modern Culture, Manchester/New York, MUP, 2010, pp. 133.
56 Cf. Vincent Citot, « Essence, existence et histoire du beau », Le Philosophoire, vol. 7, n°1, 1999, p. 55.
57 Cf. Naomie Baker, op.cit, p. 2.
58 Cf. Michael C. Schoenfledt, Bodies and Selves in Early Modern England: Physiology and Inwardness in Spenser, Shakespeare, Herbert, and Milton, Cambridge, CUP, 1999, p. 11. Et : Naomie Baker, op. cit, p. 188.
- Citation du texte
- Mona Berns (Auteur), 2020, L’automutilation féminine dans la littérature française de la Renaissance. Floride dans "L'Heptaméron" et Célidée dans "L'Astrée", Munich, GRIN Verlag, https://www.grin.com/document/1030079
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